france humanite universelle jean-luc melenchon

27.02.2016

« La France, trait d’union au sein de l’humanité universelle »

Entretien de Jean-Luc Mélenchon avec Pascal Boniface pour le numéro 100 de la Revue internationale stratégique. 

Pascal Boniface – Pensez-vous que la France pèse encore sur la scène internationale?

Jean-Luc Mélenchon – Elle en a les moyens. Elle pourrait même influencer de façon décisive la scène internationale. Ses capacités autonomes en matière de sciences et techniques, ses moyens militaires, sa richesse, sa présence dans l’espace des cinq continents, son lien à  la francophonie et sa cohésion d’État-nation le lui permettent. Mais encore faudrait-il qu’elle ait pour cela des objectifs et une vision de sa place tout à fait différents. Nous y reviendrons.

Pour l’instant, je veux souligner que le contexte international, justement parce qu’il est en pleine ébullition, donc à la recherche d’issues positives, est favorable aux initiatives qui dérangent les routines de l’ordre établi. Pourtant, nous avons sous les yeux une France vassalisée par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), par l’Europe allemande, par la finance. Dans les faits, nous ne sommes plus indépendants ni souverains. Mais ce renoncement à soi trouve sa racine dans le consentement aveuglé à un ordre des choses d’ors et déjà finissant et même à l’agonie.

La toute puissance économique et militaire des États-Unis, qui était le point d’ancrage de l’atlantisme d’hier, est un mirage. Au plan économique, la Chine passe en tête et les émergents se fortifient avec des structures comme le groupe 77 ou plus vigoureusement avec les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), qui entrent en compétition ouverte avec les instruments du leadership nord-américain. Au plan militaire, si leur budget de défense continue de représenter 50 % des dépenses militaires dans le monde, et même 80 % avec ses supplétifs de l’OTAN, s’il y a toujours tant d’hommes sous les armes et tant de bases dans le monde, ne perdons pas de vue que les États-Unis perdent toutes leurs guerres sans discontinuer depuis leur défaite au Viêtnam. Car la déroute momentanée d’un ennemi ou d’un système, comme ce fut le cas en Irak ou en Afghanistan, ne veut pas dire la victoire de l’assaillant, comme le montre l’actualité dans ces deux pays. L’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), en outre, ne s’est pas effondrée sous les coups des États-Unis, elle a implosé.

La différence est que le nouvel ordre est d’abord le résultat du colmatage à « la va comme je te pousse » après la disparition imprévue d’un empire qui contribuait au maintien de l’ordre précédent. Peut-on oublier que ce « nouvel ordre » fut annoncé par Bush père avec l’ouverture de la première guerre du Golfe ? Toutes les tentatives pour le construire ont échouées. Ce que nous avons sous les yeux est condamné. Le changement climatique va finir le travail en désorganisant entièrement une scène qui ne tient que par des principes de violences, de cupidité et d’égoïsme. La partition française s’est stupidement sortie de son rail indépendantiste au moment où les conditions d’épanouissement de l’indépendance et les fruits qu’on pouvait en attendre se sont réunis.

Pour autant, le tableau actuel nous donne de très bonnes cartes. Nous avons tout ce qu’il faut pour reprendre le fil de notre histoire. À condition de renouer avec le projet universaliste que notre diplomatie et nos armes doivent porter. De lui dépend qu’on puisse de nouveau combiner présence et utilité, efficacité et grandeur. En tout cas, il ne nous suffit pas de nous dire français pour avoir des droits sur le monde. Il nous faut mériter notre place par la vigueur de nos propositions et de nos moyens d’action. L’ordre anglo-saxon n’est pas la fin de l’Histoire, loin de là. La francophonie, la communauté méditerranéenne et les BRICS ouvrent d’autres horizons d’action. Il nous faut davantage regarder de l’autre côté de notre frontière, avec le Brésil et son jeune peuple entreprenant plutôt qu’avec celle de l’Allemagne des rentiers et les ethnicistes de l’Est de l’Europe.

Au lieu de regarder au-dessus de l’horizon, depuis 2007, les présidents français sont presque plus atlantistes que les États-Unis d’Amérique eux-mêmes ! Leur zèle semble sans limite dans les grandes ou les petites occasions. La série des abaissements est pitoyable : retour dans le commandement intégré de l’OTAN décidé par Nicolas Sarkozy, acceptation du projet de bouclier antimissile de l’OTAN en Europe par François Hollande, mais aussi interception de l’avion d’Evo Morales sur ordre d’un permanencier, refus d’offrir l’asile à Julian Assange et Edward Snowden, etc.

Dans l’espace politique européen, cette aliénation de la nation française est encore plus criante. Mme Merkel avance ses pions pour imposer une Europe disciplinaire, celle de l’ordolibéralisme, conforme aux intérêts du capital allemand le plus borné. Elle le peut en raison de la défaite infligée par Gerhardt Schröder au mouvement social allemand avec le plan Hartz 4. Dès lors, les autres leaders de droite, et ceux du Parti socialiste européen (PSE) qui gouvernent souvent avec eux, se débarrassent sur elle du soin de mettre au pas le reste de l’Europe sociale. C’est ce que fait François Hollande, pour qui G. Schröder est un modèle. Il a laissé la Banque centrale européenne (BCE) et l’Allemagne mener leur coup d’État financier à Chypre puis en Grèce. Il laisse s’installer l’idée d’un droit de veto allemand en Europe. C’est incompatible avec les intérêts de la France et la liberté des peuples européens. En ce sens, après avoir trahi ses promesses électorales, on peut dire qu’il en fait autant avec l’essentiel de sa mission de chef d’un État indépendant et souverain. Il manque à son devoir.

Ce double alignement est cohérent. L’Allemagne de Mme Merkel est le nouveau serre-file des États-Unis en Europe. Elle a été le sous-traitant de la National Security Agency (NSA) pour nous espionner, elle est la plus allante pour imposer le Grand marché transatlantique (TTIP) avec les États-Unis. Cela n’abolit pas les compétitions de second rang avec les États-Unis mais cela signale une nouvelle hiérarchie de la puissance. À chaque occasion, F. Hollande court derrière comme N. Sarkozy avant lui. Quel gâchis !

La France a-t-elle encore un rôle et / ou un message spécifique?

Jean-Luc Mélenchon – Évidemment. Il ne s’agit pas de construire un rôle pour contenter une mégalomanie dans l’Histoire. Si je revendique l’indépendance de la France, c’est pour qu’elle retrouve sa liberté d’agir. Mais pour quoi faire ? L’indépendance et la souveraineté ne parlent pas par eux-mêmes. Ils ne sont pas une fin en soi. Ils se présentent comme les instruments d’un objectif. C’est ici le cœur de la tradition des Lumières et du sens de la grande Révolution de 1789. La France ne fait pas de révolution pour elle-même. Elle vise un horizon commun et partageable par l’humanité entière, comme le fait sa devise « liberté, égalité, fraternité ».

Dans le moment, le règne de la finance et celui de l’ordolibéralisme sont ceux du productivisme et du temps court du cycle de l’accumulation financière. C’est l’âge du « retournement du monde », où les vraies puissances, celles de l’argent et de la maîtrise des échanges, sont devenues transnationales. Le moment où elles ont réussi à ficeler les peuples dans le corset de règles et de lois qui leur interdisent, justement, de promulguer des règles et des lois pour leur propre compte. L’extension des compétences des tribunaux d’arbitrages aux litiges entre les multinationales et les États est un symbole criant de cette arrogance de la finance et de sa vocation à s’extraire du champ de la régulation citoyenne qu’est la loi d’un État dans lequel elle agit. La démocratie et l’intérêt général sont devenus des idées neuves dans ce monde.

Dès lors, la liberté retrouvée signifie d’abord le droit de prendre des décisions ayant en vue le temps long, celui des cycles de notre écosystème, et donc de réduire la dette suicidaire que nous avons à son égard. Tel doit être le cœur de notre message et de nos raisons d’agir : la France doit marcher en tête au nom de l’intérêt général humain ! La France est écoutée quand elle assume son universalisme. C’est en partant de là que prend son sens notre opposition frontale aux fanatiques du choc des civilisations et les déclinaisons régionales qui s’en déduisent. Pour y être totalement investie et à l’aise, la France doit donc orienter sa propre économie, c’est-à-dire sa production et ses échanges, dans le sens qui correspond à cette vision du monde. Je décris ici une vision globalisante de ce que nous avons à faire pour nous et pour le monde. Nous n’aurons de message écoutable dans la catastrophe écologique et géopolitique qui s’avance que si ce que nous disons et faisons « fait système ». Exactement comme quand la déclaration des droits et la République formaient un système contagieux après la grande Révolution.

En avons-nous les moyens ? Bientôt première population du Vieux Continent, bientôt ayant en usage commun une langue parlée par des centaines de millions d’êtres humains, nous avons déjà les moyens de notre action. La force de la France, c’est son peuple, sa souveraineté et son niveau d’éducation qui garantissent notre indépendance dans tous les domaines : politiques, économiques, techniques. C’est pour cela que conserver Alcatel ou Alstom était indispensable.

J’ai proposé que la France prenne l’initiative et montre l’exemple sur les chantiers de demain en commençant par la mer. Ne sommes-nous pas le deuxième territoire maritime du monde ? C’est le moment de se souvenir que le XXIe siècle sera celui de la mer. Énergie, alimentation, eau potable : tout ce dont nous aurons besoin viendra en grande partie de la mer. Cela a déjà commencé, mais sur un mode productiviste et égoïste qui saccage tout. À nous de proposer cet horizon comme un progrès écologique et humain. La France doit être aux avant-postes. Ce serait de plus une opportunité fantastique pour nos outremers. Mais F. Hollande n’a pas l’air au courant, Manuel Valls pense que l’île de la Réunion est dans le Pacifique, et Ségolène Royal sait seulement changer l’adjectif de couleur après le mot « croissance ».

Quelle contribution pourrait apporter la France à l’établissement d’une véritable sécurité collective ?

Jean-Luc Mélenchon – Commençons par donner l’exemple en cessant d’intervenir militairement sans mandat de l’Organisation des Nations unies (ONU) et sans vote de notre propre Parlement. Nul non plus ne nous oblige à entonner le chœur bêlant des partisans d’un « monde multipolaire », qui porte en lui la guerre et la compétition jusqu’à l’absurde, ainsi que nous l’avons appris du monde multipolaire d’avant les guerres mondiales !

Nous avons besoin d’un monde ordonné où la loi précède la force. Je suis partisan de la construction d’un nouvel ordre international légitime à partir et autour de l’ONU. Les alliances militaires archaïques comme l’OTAN doivent être dissoutes et nous devons en sortir au plus vite. La France doit disposer d’une défense souveraine, et seul le peuple français doit commander à ses armes. De ce point de vue, l’intégration au projet de « smart défense », la privatisation de l’entreprise Nexter ou le recours à une entreprise étrangère pour remplacer le fusil Famas sont de très mauvais signaux. Ils réduisent notre indépendance.

Ensuite, l’Organisation des Nations unies, malgré ses imperfections et ses lacunes, doit redevenir le cadre central pour traiter des questions globales. Elle doit le redevenir pour la sécurité et la guerre. Elle doit le devenir pour la gestion des crises financières, des dettes souveraines, du commerce international à la place du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale, de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et des accords de libre-échange bilatéraux. Les instruments de l’ONU doivent être sollicités et respectés. L’Unesco, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et ainsi de suite doivent être vigoureusement réinvestis par les Français. Il faut donc en finir rapidement avec la comédie des G8 et des G20, organes usurpateurs de la légitimité planétaire.

Pour y parvenir, je suis partisan d’une nouvelle alliance altermondialiste avec l’ensemble des BRICS et des pays qui le souhaiteraient. Une alliance ayant pour but le respect et la défense de l’indépendance de chacun de ses membres.

Comment définiriez-vous l’actuel ordre mondial?

Jean-Luc Mélenchon – C’est une bulle. Une bulle financière et monétaire autour du dollar qui ne vaut pas plus que le papier et l’encre des billets. Une bulle géopolitique : l’empire états-unien ne résistera pas à son dépassement par la Chine. Une bulle idéologique qui croit à la croissance infinie alors que les ressources de la planète sont limitées. Une bulle économique fondée sur le libre-échange intégral, où les avantages comparatifs reposent sur le dumping social et fiscal et la surexploitation, et non sur la qualité des productions.

Comme toutes les autres, ces bulles finiront par éclater, et le plus tôt sera le mieux. Encore faut-il s’y préparer. Un monde nouveau va naître sous nos yeux. La France peut en être un pivot décisif. C’est ce que j’explique dans mon livre L’Ère du peuple[1]. Mais F. Hollande et N. Sarkozy ont préféré nous attacher au vieux monde qui meurt.

En conséquence, en quoi la France pourrait-elle agir pour l’amélioration de cet ordre mondial ?

Jean-Luc Mélenchon – Dans le cadre de l’ONU et de la nouvelle alliance altermondialiste avec les BRICS que je souhaite, nous pourrions faire beaucoup. Par exemple, en soutenant la proposition chinoise d’une monnaie commune mondiale alternative au dollar. Ou en mettant en œuvre la proposition du G77 et de la Chine, portée par la Bolivie, d’un mécanisme de règlements des défauts sur les dettes souveraines. Sans oublier le mandat confié à l’Équateur pour un règlement en vue de faire respecter les impératifs sociaux et environnementaux par les multinationales. Ou encore en reprenant la proposition d’Evo Morales d’un tribunal international de justice climatique sur le mode de la Cour pénale internationale (CPI).

La France pourrait aussi proposer de remplacer l’idéologie du libre-échange par un protectionnisme solidaire, négocié, permettant à chacun de protéger son économie, son industrie, son agriculture et de créer de nouvelles coopération sur ces sujets. C’est une nécessité face au changement climatique. Le grand déménagement du monde doit cesser au profit de productions relocalisées.

Enfin, je l’ai déjà dit, nous devons prendre des initiatives très fortes sur la gestion des mers et des océans, mais aussi des pôles. Nous avons le deuxième territoire maritime du monde, juste derrière les États-Unis. Nous sommes le seul pays du monde présent sur les cinq continents. Si nous ne le faisons pas, qui aura les moyens et l’intérêt  à le faire ?

Quels types de relations doit-on établir avec les États-Unis et la Russie?

Jean-Luc Mélenchon – Il faut se réveiller. La guerre froide est finie ! Le camp soviétique n’existe plus. Nous sommes simplement en présence de deux États capitalistes qui défendent leurs intérêts.

À partir de ce constat, où se situe notre intérêt ? Pourquoi encourager la politique nord-américaine d’encerclement de la Russie ? L’urgence est de stopper l’escalade antirusse. Elle n’a aucun sens, pas plus du point de vue d’hier que d’aujourd’hui ou de demain. F. Hollande aurait dû aller à Moscou le 9 mai 2015 pour le 70e anniversaire de la capitulation nazie : le peuple soviétique, notamment russe, a payé le plus lourd tribut dans la victoire contre le nazisme, et l’escadron Normandie-Niemen lie nos peuples à jamais. Les provocations de l’OTAN et de l’extrême-droite ukrainienne ont assez duré. Les sanctions économiques et la volonté d’isoler la Russie sont nuisibles et absurdes, y compris pour les producteurs français. La Russie n’est pas notre ennemie. Nous avons besoin d’elle pour résoudre la crise en Syrie. Mais aussi pour construire le monde de demain, par exemple dans la coopération monétaire ou spatiale. Nous avons des désaccords avec M. Poutine ? Soit, parlons-en sérieusement et sereinement, plutôt que de chercher des prétextes pour humilier la Russie. Je note, à ce propos, que la plupart de ceux qui le critiquent n’ont pas les mêmes pudeurs envers l’Arabie saoudite ou le Qatar. Et mieux valait vendre les navires Mistral à la Russie qu’à la dictature militaire égyptienne !

Quant aux États-Unis d’Amérique, je suis partisan d’une révision complète de notre relation avec eux. Leur impérialisme, leur attitude belliqueuse aux quatre coins du monde, leur participation à la déstabilisation de gouvernements démocratiquement élus en Amérique latine, leur espionnage contre nous, etc : tout cela est inadmissible. J’ajoute que nous n’avons pas de valeurs communes avec eux. Ils appliquent la peine de mort, pas nous. Ils ont des prisons secrètes ou illégales comme Guantanamo, et pratiquent la torture. Ils refusent l’essentiel des conventions de l’organisation internationale du travail, n’ont pas signé la convention d’interdiction des mines antipersonnel, pas ratifié la convention internationale sur la CPI ni celle sur les droits de l’enfant. L’heure est venue de prendre nos distances. Nous devons quitter l’OTAN, accorder l’asile à E. Snowden et J. Assange, stopper les négociations du partenariat entre l’Union européenne (UE) et les États-Unis (TTIP). Ils doivent démanteler la station d’espionnage installée dans leur ambassade à Paris. Ce serait jeter les bases d’une autre relation. En guise de bonne volonté, je suis d’accord pour que la NASA utilise la base de Kourou en Guyane pour ses lancements de ses satellites si elle en a besoin, comme nous le faisons déjà avec la Russie.

La relation avec l’Allemagne vous paraît-elle satisfaisante?

Jean-Luc Mélenchon – Évidemment non. Je vous renvoie au livre que j’ai publié en mai dernier, Le Hareng de Bismarck[2]. À l’époque, j’ai été accusé de germanophobie. J’ai eu tort d’avoir raison trop tôt ! Depuis, beaucoup de gens ont ouvert les yeux. D’abord à la vue de la brutalité avec laquelle A. Merkel a traité le gouvernement grec en juillet. Puis devant le cynisme avec lequel elle a abordé la question des migrants. Comment oublier qu’ils sont d’abord les victimes de la politique de l’Europe, et des États-Unis avec l’OTAN, ainsi que de la politique commerciale des Européens ? Et comment oublier que la politique de Mme Merkel est responsable de l’émigration massive des jeunes Grecs, Espagnols et Portugais ? Le scandale de la triche de Volkswagen sur les tests antipollution est révélé aux États Unis. Pourquoi pas en Europe ? C’est un cruel aperçu du système de pressions que le gouvernement allemand opère pour protéger sans vergogne les intérêts de ses firmes.

Ces épisodes ont mis en lumière un phénomène nouveau. L’instauration implicite d’un veto allemand sur tous les sujets en Europe. L’Allemagne donne le tempo, impose ses vues à tous les autres et bloque ce qu’elle ne veut pas, comme le durcissement des règles antipollution il y a quelques années.

Cette brutalisation de l’Europe vise à imposer un modèle. Un modèle idéologique et économique : l’ordolibéralisme. C’est-à-dire retirer les questions économiques et monétaires du débat démocratique au profit de la finance et des rentiers. Mais le « modèle allemand » est aussi un modèle politique, celui de la « grande coalition » entre la droite et le PS.

Le modèle allemand est une imposture : il produit plus de pauvreté et d’inégalité. Mais il est surtout un poison. Poison des particules fines libérées par les grosses voitures « made in Germany », poison de la « malbouffe » et du hard-discount nés en Allemagne, poison des fermes-usines qui se sont développées sur les ruines de la République démocratique allemande (RDA) et tendent à se généraliser en Europe. C’est un modèle qui ne marche pas et qui est incompatible avec les intérêts du peuple français. Nous avons besoin d’investissements publics pour nos jeunes, quand le modèle allemand a besoin d’accumuler des excédents pour payer les retraites de sa population vieillissante.

La réputation de sérieux des Allemands est largement usurpée. Faut-il rappeler les pots de vin encaissés par M. Schäuble pour le compte de la CDU ? Faut-il rappeler que l’Allemagne a fait défaut trois fois sur sa dette au cours du siècle dernier ? Faut-il rappeler qu’elle n’a pas payé les dettes de guerre des nazis à la Grèce ? Que la Grèce a annulé une partie de la dette de l’Allemagne en 1953 ? Faut-il s’étonner que l’automobile « made in Germany » ait été prise en flagrant délit de triche ?

L’arrogance allemande et l’impunité dont elle bénéficie doivent cesser. Ce modèle ne produit que de la violence. Violence sociale dans les nations avec la généralisation du dumping salarial. Et violence entre nations, comme l’a montré l’épisode grec. Si on laisse faire, tout cela finira très mal.

Je n’accepte pas que l’Allemagne ait confisqué ainsi l’euro. Ma position à ce sujet est claire : l’euro, on le changera ou on le quittera ! Si nous devons gouverner ce pays, nous appliquerons notre programme, même s’il est contraire aux règles européennes. Qu’on ne vienne pas me dire que c’est impossible : Mme Merkel elle-même a enfreint les règles européennes en refusant d’appliquer le règlement de Dublin à propos des migrants syriens. Nous faisons des propositions raisonnables pour refonder l’Europe et l’euro sur des bases nouvelles. C’est notre plan A.

Mais nous avons un plan B : si nos partenaires, et notamment l’Allemagne, refusent ces changements, ils porteront la responsabilité de l’explosion de la zone euro et de la sortie de la France. Si je dois choisir entre l’euro et la liberté des Français, je choisirai la liberté.

C’est dans cette perspective que j’ai proposé, avec Oskar Lafontaine, Yanis Varoufakis, Zoe Konstantinopoulou et Stefano Fassina, la tenue d’un sommet internationaliste pour « un plan B en Europe ». Il sera organisé sous la forme d’une conférence permanente, dont la première session tenue à Paris les 14-15 novembre a ouvert le cycle. Cette conférence européenne doit se présenter comme un espace de recomposition psycho-politique pour ceux qui l’observeront. Il prouvera qu’il existe une alternative au chantage du couple franco-allemand : l’austérité de gré ou de force ou bien le chaos. Bref, il s’agit d’un émetteur anti « TINA » (« There is no alternative »). Quant aux participants, élus, mouvements sociaux, intellectuels, ils disposeront d’un espace inclusif qui pourrait jouer en Europe le rôle du forum de São Paulo en Amérique latine. La question posée n’est pas, selon moi, de disposer d’un seul plan B mais de plusieurs, de sorte à préserver la liberté d’action et de choix, en fonction de leur situation, des gouvernants de demain qui sont dans nos rangs. 

Le monde occidental est-il, selon vous, en train de perdre le monopole de la puissance et, si oui, comment doit-il réagir?

Jean-Luc Mélenchon – L’Occident n’existe pas en tant que réalité géopolitique ni culturelle. C’est une construction artificielle, remise au goût du jour par Samuel Huntington dans son livre sur le prétendu choc des civilisations, dans le seul but de justifier la poursuite de l’impérialisme états-unien après la chute de l’URSS. La Turquie est-elle occidentale, puisqu’elle est membre de l’OTAN ? Quels genres d’Occidentaux sont les Australiens ?

Cette vision du monde repose sur une conception essentialiste des nations, qui reposeraient in fine sur la religion. La France n’a rien à voir avec cela. Notre pays ne se définit ni par une religion, ni par une culture, ni même par une langue. Le français est parlé dans le monde entier et est langue officielle dans 29 pays. Notre conception républicaine et laïque de la nation, comme l’histoire, la géographie et la langue française font de la France une nation universaliste. Je refuse absolument l’embrigadement de la France dans un supposé camp occidental qui nous couperait de notre identité républicaine et de nos liens avec la Russie, la Chine, le Maghreb. La France est, en quelque sorte, un trait d’union au sein de l’humanité universelle. C’est pour cela que son indépendance est si précieuse.

Comment voyez-vous l’avenir de l’Afrique et quel type de relations la France doit bâtir avec ce continent ?

Jean-Luc Mélenchon – D’une manière générale, l’Union européenne et la France doivent arrêter les politiques commerciales et de coopération qui détruisent les États et les sociétés africaines, que ce soit à coup de bombes comme en Libye, d’accord de libre-échanges iniques comme dans la Corne de l’Afrique ou d’intrigues pour protéger tel ou tel ami qui maintient des contrats.

Mais les remords et les regrets ne font pas une politique. La France aurait tort de relativiser l’Afrique. Ou de s’en remettre avec soulagement à l’emprise nouvelle des Chinois. 40 % des naissances des vingt prochaines années vont avoir lieu en Afrique. L’ancien continent vide des années 1950 devient une grande puissance démographique. Nous devons inventer un nouvel axe de rapprochement qui nous unisse, nous implique, nous intègre les uns avec les autres autour de projets communs. Nous sommes plus proches des Sénégalais que des Lettons, plus voisins de palier avec les Maliens qu’avec les Lituaniens. Et ainsi de suite. Avec la mer, les États côtiers disposent d’un trésor. Nous pourrions travailler dans l’égalité avec ces pays. La langue française est aussi un trésor que nous sommes nombreux à avoir en partage. Le changement climatique nous oblige aussi à agir avec d’autres. Car l’Afrique sera l’un des continents des plus touchés par les millions de migrants climatiques qui vont se mettre en mouvement si rien n’est fait. Les domaines de coopération potentielle ne manquent pas : la transition énergétique, une nouvelle révolution verte dans l’agriculture pour permettre la souveraineté alimentaire, etc. Mais c’est incompatible avec l’accaparement des terres et des richesses par les multinationales. Y compris les françaises, qui auraient mieux à faire dans une coopération plus active et futuriste.

Il y a, en revanche, une part de paternalisme et de fainéantise à parler de l’Afrique comme un bloc. L’Afrique est diverse. Là encore, ouvrons les yeux. L’Afrique du Sud travaille avec la Russie, le Brésil, la Chine et l’Inde par exemple, et j’espère que la France rejoindra bientôt ce groupe-là.

Nous pourrions construire un partenariat étroit autour de la Méditerranée. L’Union pour la Méditerranée actuelle est inopérante. Qu’ont à dire à son sujet des Méditerranéens aussi peu convaincants que des Allemands, ou des Finlandais ? Comment avancer sans être immédiatement paralysés par le conflit israélo-palestinien ? Je crois à une coopération avancée entre les pays du Maghreb et l’Europe du Sud-Ouest (France, Italie, Espagne, Portugal et Grèce). Il y a mille projets à développer autour de la gestion de la Méditerranée, de sa dépollution, de la gestion des eaux usées sur les rivages, de la coopération scientifique et environnementale par exemple.

Je plaide aussi pour que la Réunion et Mayotte donnent l’exemple à leurs voisins, en avançant par exemple vers l’autonomie énergétique et qu’elles s’intègrent davantage aux structures de coopérations régionales qui les entourent. C’est un avenir plus cohérent pour nos compatriotes de ces territoires que de subir le mépris de la Commission européenne pour les régions dites « ultra-périphériques » ou que le marché unique avec l’Estonie ! Cela vaut également en Amérique Latine pour la Guyane à l’égard de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), par exemple !

Si vous reprenez chacune de mes réponses, vous voyez que je définis ce que j’entends par nation universaliste pour parler de la France. Je ne crois pas au paradigme de « l’Europe chrétienne ».

Croyez-vous à la diplomatie morale?

Jean-Luc Mélenchon – Cela n’existe pas. La diplomatie en noir et blanc comme une scène où gambadent des gentils sous la menace des méchants est une construction de propagande. Le masque finit toujours par tomber. On découvre alors dans les habits des gentils des monstres comme l’Arabie saoudite, qui décapite cent personnes en huit mois, fouette un blogueur et décapite un gamin avant de le crucifier ! Certes, il faut toujours veiller à mettre nos actes en adéquation avec nos principes et éviter une realpolitik cynique.

L’interpellation grandissante des organisations non gouvernementales (ONG), par exemple sur les enjeux écologiques, est donc une bonne chose. Sans naïveté non plus sur les ficelles qui tirent certaines d’entre elles quand, sous prétexte de droits de l’homme, on voit des agences sous influence préparer le terrain d’intervention des États-Unis. Ayons la lucidité de savoir que chacun défend ses intérêts. C’est le commencement de la sagesse si l’on veut construire une action diplomatique efficace. J’ai toujours considéré que la géopolitique commandait la politique. Si je dois gouverner ce pays, il n’y aura pas d’irénisme. Notre diplomatie aura pour but d’atteindre des objectifs, pas de catéchiser le monde.

Croyez-vous au concept de diplomatie gaullo-mitterrandiste?

Jean-Luc Mélenchon – Je crois à la France, c’est-à-dire à sa République, à ses principes, à la vocation universaliste de son peuple. Je n’accepte pas la démission actuelle à la tête de mon pays. C’est pourquoi je suis partisan d’un nouvel indépendantisme français. Il n’est pas tourné contre les autres. Il est seulement l’autre nom de la liberté des Français d’agir pour le bien commun. Voilà pourquoi cette bataille pour l’indépendance nationale est indissociable de mon combat pour une 6e République en France, avec en particulier la fin de la monarchie présidentielle et du domaine réservé du président de la République. L’armée et la diplomatie concernent tout le monde. Le peuple doit être souverain dans tous les domaines. Il le faut car les temps vont s’agiter. J’ai parlé des grands défis mondiaux. Mais qui croit qui peut croire que l’Europe est un bloc stable ? Au plus près de nous, nous serons défiés. Quand les Flamands feront éclater la Belgique, nous serons directement concernés par le sort des Wallons. Est-ce gaullo-mitterrandiste ? C’est aux analystes de le dire. J’ai la prétention de formuler une nouvelle vision d’une diplomatie universaliste. Et je n’oublie pas un instant que la diplomatie est l’intendance d’un projet, et non une fin en soi. Dans la vision écosocialiste, la diplomatie française est un levier, pas un porte-voix.

Propos recueillis par Pascal Boniface.


 

[1] NDLR : Jean-Luc Mélenchon, L’ère du peuple, Paris, Fayard, 2014.

[2] NDLR : Jean-Luc Mélenchon, Le Hareng de Bismarck. Le poison allemand, Paris, Plon, 2015.

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