C’est le grand problème de l’économie capitaliste globalisée. Alimentée par des flots de dollars sans contrepartie matérielle, l’économie réelle s’est tout entière plongée dans le crédit, à la suite de l’économie financiarisée. De nombreux indicateurs existent qui permettent d’apprécier cette situation dans toute son étendue. Ce n’est gère rassurant. Au point que certains indicateurs ont d’ores et déjà disparu pour ne pas inquiéter. Ainsi, depuis 2006, les USA ne publient plus le montant de leur masse monétaire. Naturellement, nombre d’agents continuent à l’évaluer pour savoir où en est le monde de la masse d’argent bidon en circulation. Une des bases de cette masse est évidemment celle qu’elle a engendré sous forme de crédit qu’elle adosse. Si l’on additionne la dette des États et celles des acteurs privés, le résultat est extravagant.
L’indicateur qui ne cesse de monter, c’est celui de la dette mondiale. Selon une étude de l’Institute of International Finance (IIF) l’ensemble des dettes accumulées à travers la planète a atteint un nouveau record à la fin 2017. Au total, les créances cumulées des États, des entreprises et des ménages représentent 226.000 milliards de dollars (192.000 milliards d’euros). Une masse boursouflée qui a ses propres crises de croissance. Ainsi entre le troisième et le quatrième trimestre 2017, le montant global de la dette a augmenté de 11.000 milliards de dollars (9 345 milliards d’euros). Pour se représenter ce que veut dire cette augmentation, on dira que c’est l’équivalent de la production annuelle du premier producteur du monde : la Chine. En quelques mois….
Ce qui est intéressant, c’est de noter que cette hausse s’explique notamment par la progression de l’endettement des ménages dans les pays développés et notamment en Europe. La dette des ménages en pourcentage de la richesse produite pendant une année n’est jamais évoquée, au contraire de celle de l’État. Elle est pourtant au plus haut en France, en Belgique, au Luxembourg, en Suisse, en Norvège et en Suède. On peut penser que dans ces pays, le crédit prend le relais de ce que le salaire ne permet plus. Dans ce cas, le crédit n’est pas l’indicateur de l’audace et du développement mais celui de la lutte contre le déclassement.
Pour finir, au total, la dette globale représente 317,8% de la production annuelle mondiale. On est loin du 60% dans les critères européens… Comment résorber cette bulle ? Car naturellement l’activité réelle ne progresse pas au même rythme. Certes, on peut espérer de temps à autre un pallier lorsque la production ira plus vite que l’endettement. Mais cela restera marginal. Il est tout à fait évident qu’une telle masse de dette ne peut s’apurer par des moyens « naturels ». Dit autrement : ce montant monstrueux ne sera jamais payé.
Mais la dette n’est pas seulement un enjeu pour la stabilité du système qui la contient. C’est aussi une question hautement géopolitique quand il s’agit des titres de la dette des États. Et en particulier de celle des États-Unis. Car les USA vivent à crédit du reste du monde, parce que le reste du monde leur achète sans discuter leurs bons du trésor. Ils en possèdent 6 260 milliards. C’est beaucoup. C’est le point fort des USA. Et aussi leur plus gros point faible. Leur talon d’Achille. Dans le bras de fer que les USA engagent avec la Chine, il y a là une grosse faiblesse des nord-américains. Les Chinois se sont chargés de le rappeler. Il se sont mis à revendre des titres de la dette américaine. Malins, pour ne pas effondrer le cours de ces papiers, les Chinois en achètent aussi en même temps. Mais au total ils en vendent plus qu’ils n’en achètent…
La guerre des tarifs douaniers que mène Washington pourrait pousser Pékin à vendre davantage de titres de dettes américains. Ambiance garantie. On l’a vu en janvier dernier où des rumeurs de ce type avaient affolé les marchés. N’empêche que ces derniers mois, d’autres pays ont été vendeurs. Pas n’importe lesquels. Par exemple la Russie a vendu pour 20,4 milliards d’emprunts d’État américains en avril. Elle est alors descendue au 16ème rang des créanciers. La confiance ne règne pas. L’ambiance est mauvaise. Le ministre russe de Finances, Anton Silouanov, a déclaré que la Russie pourrait renoncer à l’achat d’obligations américaines pour ses réserves. Le genre d’annonce qui créé une mauvaise ambiance. Naturellement, il n’a évoqué aucune raison politique ou idéologique. Selon lui, le plus important est le fait que les titres détenus dans les réserves soient liquides et rapportent. Ça fait mal !
Bref, l’ambiance est bien mauvaise à propos de ces bons du trésor américain. Au point que se pose publiquement une question qui n’était jamais posée jusqu’à ce jour : les États-Unis sont-ils moins solvables qu’avant ? Et on entend des réponses que personne n’aurait jamais osé faire auparavant. L’agence de notation chinoise Dagong a dégradé la note souveraine de la première puissance économique mondiale de A- à BBB+, avec perspective négative. Une note similaire à celle… de la Colombie. Autrement dit, vu depuis le balcon capitaliste des Chinois, les États-Unis sont un placement risqué. L’agence estime que la dépendance de l’économie américaine à l’endettement mine, à terme, la solvabilité de l’État fédéral. Une vérité fondamentale qui ne se disait pas. Car jamais on ne regardait les USA comme « un pays comme un autre ». Car personne ne pouvait les regarder du dessus.
C’est chose possible à présent compte tenu du poids de la Chine comme première économie mondiale. Dès lors, tout ce qui se faisait avant aux USA sans aucune gêne ou considération pour les autres est soumis pour certains aux mêmes normes d’appréciations. Par exemple la réforme fiscale de Trump est mal vue. Les baisses d’impôts votées en décembre pourraient grossir la dette fédérale (20.000 milliards de dollars !) de 1.400 milliards de dollars en dix ans. Et donc, ça se dit ouvertement. « Les réductions massives d’impôts réduisent les capacités de remboursement de la dette du gouvernement fédéral, affaiblissant de ce fait encore plus la base de remboursement de la dette du gouvernement fédéral », déclare l’agence de notation chinoise. Sans gêne !
Pendant ce temps, évidemment, les agences de notation Fitch et Moody’s accordent leur note la plus élevée (AAA) à la dette souveraine américaine. Et abaissent celle de la Chine. Standard Poor’s (SP) l’a abaissé d’un cran à AA+, une première depuis 2011. Rira bien qui rira le dernier. Car les Chinois, au contraire de la presse européenne atlantiste, n’ont pas peur des mots. Au lendemain de la crise financière, le patron de Dagong avait accusé dans le « Financial Times » les trois agences nord-américaines leur reprochant de ne pas avoir « averti correctement des risques, au point d’entraîner l’ensemble du système financier américain au bord de l’effondrement ».
La raison ? Les agences américaines ne se tiendraient pas à « des critères objectifs », mais seraient « politisées » et « idéologiques », selon les dires de Dagong ! Un délice de lire ça ! Et cette politisation des agences des USA expliquerait encore les façons d’apprécier la réalité aujourd’hui. Bien sûr, les agences US ont elles aussi montré du doigt leur homologue chinoise et dégradé la note de la Chine. Un point partout et une première depuis 1989. Cette guerre fait penser que peut-être bien que personne n’a raison et que tout le système est mal en point. Mais les Chinois s’en tiennent à la rationalité de leurs décisions. Ils montrent qu’ils ont pris les mesures pour répondre aux problèmes posés tandis que les USA ne l’ont pas fait. D’un point de vue capitaliste c’est imparable.
Ça tombe vraiment mal pour les USA. Car les nouvelles émissions de dette n’ont pas été un grand succès ces temps derniers. Les dernières statistiques du Trésor américain montrent que les USA n’ont vendu (en net) que 5 milliards de dollars de titres en avril. C’est très peu quand les besoins de financement des États-Unis devraient approcher 1.000 milliards. Dans ces conditions, quand Trump veut se fâcher avec la Chine, le principal créancier de Washington, il joue à un jeu dangereux. Les Chinois savent y jouer mieux que les rustres nord-américains. Lesquels ont pu compter sur un allié de poids…. Il s’agit des iles Caïmans, paradis fiscal depuis lequel ont été acheté 42 milliards de titres. Mais c’est là que sont logés la plupart des fonds de spéculations pourris, les fameux Hedge funds. Pas vraiment rassurant… Que la première puissance du monde ne puisse compter que sur les iles Caïmans, est-ce rassurant à propos de la valeur de sa monnaie ? On comprend que dans ce cadre, l’agence Dagong pose un diagnostic sévère : la “solvabilité virtuelle” des États-Unis deviendra vraisemblablement “le détonateur de la prochaine crise financière”. C’est dit.