Une alerte maximale nous vient du Brésil. Le déroulement de l’opération qui a permis au candidat d’extrême droite de gagner l’élection présidentielle porte des leçons qui ne se limitent pas à la compréhension des évènements brésiliens. Un plan d’action a été mis en œuvre qui révèle un plan de travail que l’on voit se généraliser partout où l’Empire néolibéral affronte des alternatives politiques. La phase décisive du processus a été l’élimination judiciaire du candidat de gauche Lula qui était alors donné gagnant dans les sondages. La nomination du juge qui l’a condamné sans preuve comme ministre de la justice du gouvernement d’extrême droite est la signature de la corruption politique de la justice de ce pays.
Ce qui m’alerte, ce sont deux faits qui se répètent d’un pays à l’autre. Je parle pour l’instant des Amériques. Mais, bien sûr, les comparaisons avec la situation en Europe fonctionnent totalement selon moi. Le premier fait est la répétition d’une enquête d’opinion à l’autre d’une réalité nouvelle : ce sont désormais les libéraux qui sont les plus nombreux à penser qu’un régime autoritaire est bénéfique pour régler les problèmes d’un pays. Pour que ce sentiment lamentable l’ait emporté dans ces secteurs de l’opinion et de la population, il aura fallu une contamination d’un genre spécial. L’autoritarisme est l’enfant de l’obsession d’efficacité et de performance qui est le substrat du discours libéral, quand bien même n’est-il jamais concrétisé par aucun gouvernement libéral. C’est ici toute une logorrhée technocratique qui trouve un débouché idéologique radical. Le mythe du surgissement de l’énergie créatrice par l’abolition des règles, le culte du découvreur dans son garage qui ne doit rien à personne sinon à son seul génie, tout cela et combien d’autres lieux communs de l’imaginaire des élites sociales contemporaines ne sont que des variantes « modernisées » du « führer princip », le principe du guide génial dont les fulgurances seraient d’autant plus efficaces qu’on aurait renoncé à organiser leurs évaluations.
Je suis frappé, à l’Assemblée nationale, d’entendre les députés de la République en marche, si largement issus des milieux dirigeants des entreprises, se plaindre sans cesse de la longueur des débats, psychologiser toute opposition jusqu’au point de traiter de fou l’un ou l’autre de leur contradicteur non comme une injure mais parce qu’ils le croient sincèrement ! Et s’il leur arrive de le regretter ce n’est que comme on regrette une inconvenance d’attitude dans certains milieux plutôt que comme le constat d’une aberration de leur propre raisonnement.
La première enquête montrant ce lien entre le désir d’autoritarisme et l’adhésion au libéralisme est venue des USA. La suivante de France à l’initiative de la fondation Jean Jaurès. Ce constat en appelle un autre. Il n’y a pas de contradiction entre la politique néolibérale et le régime autoritaire. À maints égards, on peut dire que c’est le contraire. Le néolibéralisme s’épanouit d’autant plus facilement que le régime qui l’assume est autoritaire et même totalitaire s’il le faut. La fameuse saillie de Juncker « il n’ya pas de démocratie en dehors des traités européens » formule d’une façon limpide le contenu de ce moment libéral autoritaire. Surtout si l’on tient compte des mises en œuvre de ce principe contre Chypre, la Grèce et plus récemment l’Italie.
Il ne fait plus de doute que cette tendance ne peut que s’accentuer. Elle ne se contente pas d’être « un point de vue ». Elle est déjà l’emballage d’une pratique effective qui aurait suscité des réactions d’indignation unanimes il y a une décennie et qui passent à présent sans coup férir dans une opinion progressivement mythridatisée. En atteste un fait constant : la sévérité des condamnations pour faits d’action écologique ou syndicale. Certes, cette sévérité est en relation avec la pluie de lois de réduction des libertés et des droits des justiciables qui se succèdent. Jamais aucune évaluation de leur mise en œuvre n’est réalisée ni demandée par les pouvoirs en place. En France, cette évolution est consternante. 95% des décisions de confinement ou de gardes-à-vue prises dans le cadre de l’application de l’État d’urgence l’ont été contre des militants écologistes ou syndicalistes. Les sanctions se durcissent, les procédures mises en œuvre déploient une brutalité croissante. En introduisant dans la loi ordinaire les dispositions extraordinaires de l’État d’urgence, tout aura empiré à très grande vitesse.
Depuis lors, on ne compte plus les cas semblables mais aussi les appels à durcir les sanctions ou à prolonger les poursuites judiciaires à l’initiative des procureurs, sur consigne gouvernementale. Il ne se passe plus une semaine sans un abus de cette nature contre une organisation syndicale tout entière ou contre des manifestants ramassés au hasard de razzias. Mais cette tendance doit être corrélée à l’évolution des idées dominantes dans la composition sociale des corps judiciaires. Mais tout autant dans celle des personnes qui animaient les contrepouvoirs idéologiques traditionnels. Ceux qui actionnaient dans le passé les gardes fou protecteurs des libertés sont devenus timides. Que la ligue des droits de l’homme, la franc maçonnerie, et tant d’autres n’aient trouvé à redire en France à l’utilisation d’une procédure anti-terroriste contre un parti parlementaire d’opposition comme la LFI en dit tellement sur l’évolution idéologique de ces secteurs de l’opinion autrefois si vigilantes.
Ce retour sur ce qui s’est produit dans la persécution politico-judiciaire contre LFI me ramène encore à une tendance lourde observable sur la scène politique aux Amériques. La judiciarisation des combats politiques dans le but d’éliminer l’opposition en l’empêchant d’agir sur la scène de la démocratie est désormais une constante. On a vu le cas brésilien. Lula a été accusé d’avoir bénéficié d’un cadeau des entreprises sous la forme d’un don d’appartement. Une accusation sans aucune preuve matérielle. Mais il a été condamné et écarté du processus électoral à l’issue de tout un parcours de simagrées judiciaires aussi pompeuses. La même mésaventure atteint l’ancien président de l’Équateur Rafael Corréa. Le voila accusé sans aucune preuve, sinon les déclarations de l’intéressé, d’avoir ordonné l’enlèvement et l’assassinat d’un ex-député. Même processus pour Gustavo Petro en Colombie, l’homme de gauche présent au deuxième tour de la présidentielle dont l’election sénatoriale est annulée pour des motifs « judiciaires » tout aussi ubuesques. Avant cela, il y avait eu une série de « coups d’États constitutionnels » sur le modèle des procédures judiciaires en grandes pompes. Ce fut le cas au Honduras, au Paraguay et au Brésil.
On ne doit pas regarder tout cela de trop haut. Les peuples concernés ne sont pas des ramassis d’indigènes folkloriques. Ils forment des nations obsédées de droit positif. Mais c’est un fait que la judiciarisation de la lutte contre les oppositions a franchi un seuil partout. Aux Amériques et en Europe. La bas, elle complète les stratégies d’assassinats politiques qui s’appliquent aux militants et aux candidats. Je ne fais pas la liste des morts et des tentatives d’assassinat dans ces pays avant, pendant et après les élections récentes dans chacun des pays. Dorénavant, la stratégie de l’empêchement judiciaire visent les oppositions parlementaires et les élus en fonction.
C’est ce seuil qui a été franchi en France contre la LFI. La banalisation de ce coup de force ouvre bien des contradictions et une chaînes de conséquence que l’on ne devrait pas tarder à observer. En effet, par exemple, les procureurs en charge des dénonciations dans le dossier des attachés parlementaires ne laisseront pas, dans la phase décisive du processus, se répandre l’idée qu’ils pratiqueraient un « deux poids deux mesures » trop visible. On verra donc bientôt, je l’espère, le réveil de certaines consciences quand, à leur tour, les 16 autres députés de LR et du PS, leurs sièges seront perquisitionnés ainsi que leurs assistants parlementaires. Naturellement, on comprend que je ne le dis que pour mieux démontrer ce que je dis ici. De telles perquisitions n’auront pas lieu. Celles qui ont été organisées l’ont été dans un but purement politique qui s’inscrit dans une démarche globale à finalité politique. Il faut donc comprendre que nous n’en sommes qu’au début de la mise en œuvre de cette stratégie. Elle ne s’arrêtera pas avant d’avoir réalisé son objectif politique.