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13.08.2019

Notes mexicaines

Ici même ont déjà été publiés une série de quatre « vlogs », récits vidéo de mon séjour politique au Mexique. Mais je m’en voudrais de renoncer à l’écrit qui continue à être une source sûre d’échange et de compréhension pour nombre des habitués de ce blog qui partagent mes centres d’intérêt. Me voici donc au rendez-vous du clavier pour un rapide tour d’horizon de ma séquence mexicaine.

Ma présence au Mexique prolonge l’engagement dans cette région du monde que je pratique depuis certes longtemps mais de manière de nouveau très active depuis près de 20 ans. Ma raison d’agir est aussi simple que le contexte. Les Amériques sont la seule région du monde ou se tentent des ruptures avec le néolibéralisme de notre époque. Naturellement il n’y a là aucun modèle. Au contraire des libéraux qui appliquent sous toutes les latitudes et dans tous les contextes « la seule politique possible », nous procédons à l’inverse. Nous analysons chaque situation de manière distincte et examinons comment il y a été répondu spécifiquement de façon à tirer de cette étude des inspirations de méthodes de travail pour notre propre situation.

Ici, il s’agit du Mexique. Un pays crucial de 135 millions d’habitants mitoyen de l’empire, les Etats-Unis. Ce pays est celui de la première révolution sociale du 20ème siècle. Il a été ensuite directement impliqué dans deux des plus violentes crises financières « régionales » de la fin de ce siècle, en 1982 et en 1994, annonciatrices du désastre qui s’accomplit au plan mondial en 2008. L’énorme vague dégagiste qui a conduit à l’élection au premier tour du président Andrés Manuel Lopez Obrador signale le retour du Mexique sur le premier plan de la scène des mouvements populaires. Elle annonce de nouveaux rebondissements en Amérique du Sud mais également dans celle du Nord à l’heure des prochaines présidentielles aux USA.

Je ne résumerai sans doute pas en une fois les leçons que j’ai tirées de ce séjour politique au Mexique. D’abord parce que les émotions et les entretiens ici sont trop récents dans mon esprit pour qu’ils aient eu le temps de décanter. Ensuite parce que la mémoire construit toujours des significations qui restent prisonnières des contextes intimes dans lesquels elle a dû faire son travail de stockage. J’ai quitté mon pays en pleine dérive autoritaire embrumé d’une ambiance de cloaque médiatique. C’est là comme du plomb aux ailes de la pensée. La morosité m’empêchait d’abord de réaliser qu’il règne ici l’extrême enthousiasme des commencements politiques. J’ai failli manquer la fraicheur des attitudes après seulement huit mois de pouvoir et déjà tant de bouleversements fondamentaux réalisés au profit du très grand nombre des Mexicains.

Un biais s’est d’abord imposé à moi : celui de la comparaison. Mais je sais de longue date que cet angle de vue est un angle mort en réalité. Il faut examiner une situation dans sa dynamique propre. La comparaison mène le plus souvent à un réductionnisme finalement toujours grossier. Je me suis donc volontairement coupé d’à peu près tout ce qui se passait en France. Je demandais qu’on ne m’alerte qu’en cas majeur nécessitant que je m’exprime personnellement en plus de ce que diraient publiquement mes amis. Ce fut le cas quand le corps de Steve fut retrouvé, par exemple. Car pour moi, il s’agissait de m’immerger autant que possible dans le Mexique et pas seulement d’observer son ébullition politique. Avant toute chose il s’agit d’observer sans juger. C’est-à-dire prendre au premier degré tout ce qui se dit de toute part et le prendre pour argent comptant. Puis laisser décanter. Et, bien sûr, pour moi il faut aussi vérifier comment la théorie de « l’ère du peuple et sa révolution citoyenne » subit l’épreuve des faits.

Le jour dégagiste de Mexico. 

La situation mexicaine se distingue de toutes celles que nous avons connues sur ce continent par la force de l’éruption citoyenne dont elle est le résultat. Et aussi par la forme chimiquement pure qu’elle a prise. En une seule journée électorale, tout l’ancien système politique s’est effondré. Le président a été élu dès le premier tour et il l’a été par un nombre de Mexicains sans précédent dans l’histoire de ce pays. Et le même jour son mouvement a conquis la majorité absolue à la chambre des députés et au Sénat.

La phase « dégagiste » qui forme la première étape de la révolution citoyenne, s’est donc accomplie en un jour et par la voie des urnes. Cependant on aurait tort de croire que tout cela soit autre chose que le dénouement d’un processus inscrit dans une longue durée de maturation. En fait AMLO (Andrés Manuel Lopez Obrador) avait déjà gagné en 2006. Mais sa victoire lui avait été volée par une fraude massive où les « narcos » et le syndicat des professeurs avaient fait la sale besogne. Cet évènement est assez bien raconté dans la série de Netflix dédiée à l’histoire d’un chef célèbre des narcos, « El Chapo », Joaquín Guzman.

Note au passage : ce dernier vient d’ailleurs d’être condamné à perpétuité aux Etats Unis et cela fit les gros titres de la presse pendant deux jours, ici. Mais le temps perdu ne se rattrape pas, et cette arnaque a interdit au Mexique de trouver sa place dans la première vague des révolutions démocratiques et donc aussi d’en recevoir le renfort. Mais dans ce deuxième temps, c’est le Mexique qui ouvre la nouvelle séquence des bascules politiques.

L’ampleur de la volonté dégagiste qui accompagne les premiers pas du nouveau pouvoir ne se dément pas. Des élections ont eu lieu depuis qui ont confirmé le soutien dont jouit le parti du président. Et de quelle force. Dans l’Etat de Basse Californie, à Tijuana, où je me suis rendu pour aller au pied du mur de la honte, les élections ont été un raz de marée. Tout est passé du même côté. C’est-à-dire que tous les adversaires des candidats de la majorité nationale ont été balayés purement et simplement. A Tijuana même, seul émerge comme opposant de taille un général adoubé par une coalition hétéroclite des partis déchus. C’est un candidat aux forts accents xénophobes, en version populiste de droite. Je le mentionne parce que j’ai pris le fait au sérieux comme me le demandait le jeune camarade qui me cornaquait sur place. On voit que l’enjeu de la lutte est, là encore, similaire à ce que nous pouvons constater sous bien des latitudes. Cette confirmation des thèses de l’ère du peuple sur le déroulement des révolutions citoyennes est assez imprévue. Mais elle donne aussi quelques repères nouveaux pour penser la suite.

Un compte rendu de mandat en public.

 Le 1er juillet dernier, AMLO organisait un meeting géant sur la place centrale de Mexico, le Zocalo. Dans un discours d’une heure et demi, il a fait le bilan détaillé des six premiers mois d’action de son gouvernement devant 80 000 personnes. La popularité du nouveau président est toujours extrêmement élevée : plus de 80% d’opinions positives selon les sondages, alors que sa victoire en 2018 avait déjà été triomphale. Il l’avait emporté avec 53% des voix et plus de 20 points d’avance sur son plus proche concurrent. Avec 30 millions de voix, il réalise le plus grand nombre de voix jamais obtenu pour un candidat à la présidence du Mexique. Cette popularité est le résultat d’un changement radical dans la méthode et le contenu de l’action du gouvernement. Alors qu’avant son investiture, nombreux étaient ceux qui, dans l’oligarchie mexicaine, pariaient sur la capitulation rapide du nouveau président devant leurs intérêts. Il les a d’emblée fait mentir.

Une de ses première décision fut d’annuler la construction du nouvel aéroport de Mexico. Une consultation populaire avait en effet montré l’opposition majoritaire au projet. Il concentrait, sous la forme d’un « partenariat public privé » les caractéristiques habituelles de la corruption qui alimente les fortunes du capitalisme mexicain. Ainsi, l’annulation de la construction de cet aéroport par décret présidentiel fut pris par tous comme un signal politique fort : la souveraineté populaire plutôt que les intérêts privés.

Le premier défi du nouveau pouvoir est l’éradication de la pauvreté. Un mexicain sur deux vit dans la pauvreté, c’est-à-dire 63 millions de personnes. Presque autant que la population française. Des mesures pour élever immédiatement le niveau de vie du peuple mexicain ont été prises. Le salaire minimum a été augmenté de 16%. Les pensions ont été doublées pour 13 millions de retraités. Des bourses d’études ont été distribuées pour 11 millions de jeunes. Le libre-échange imposé par les Etats-Unis depuis 1994 a abouti à la disparition de 5 millions d’emplois agricoles et à passer d’une situation d’autosuffisance à une situation de dépendance vis-à-vis des Etats-Unis pour 40% de ses besoins. AMLO a distribué des subventions à 1 million de petits paysans depuis son élection. Il est aussi engagé dans une politique de développement des infrastructures pour désenclaver les Etats pauvres du sud du Mexique. C’est notamment l’immense chantier du train maya qui parcourra le sud du pays sur plus de 11 000 km.

La crise des migrants venus de l’Amérique centrale a occupé le devant de la scène en juillet. Des milliers de gens sont partis de l’Amérique centrale et ils ont traversé le Mexique pour essayer d’entrer aux Etats-Unis. Moins rentables politiquement que les migrants du Venezuela, ils n’ont eu droit qu’au traitement médiatique minimum en Europe et en France. Comment les chiens de garde auraient-ils pu exposer cette situation dont sont entièrement coupables les gouvernements qu’ils soutiennent contre nous ? Un certain nombre de reportages ne précisait d’ailleurs pas que les gens concernés n’étaient pas des mexicains fuyant le nouveau régime…ce qui était une façon de le suggérer !

Mais il est vrai que dans un passé récent, les migrants mexicains ont été extrêmement nombreux. La raison c’était évidemment l’appauvrissement général qui a résulté des politiques néolibérales. Elles ont été appliquées ici aussi avec enthousiasme par la classe dominante mexicaine totalement acquise aux demandes des Etats-Unis. Car, bien sûr, il est impossible de parler du Mexique sans décrire sa relation avec son voisin du nord : les Etats-Unis. L’Empire considère en effet tout ce qui se trouve au sud de sa frontière sur le continent américain comme son arrière-cour. Déjà au 19ème siècle, la « doctrine Monroe » a forgé une politique étrangère agressive envers toute l’Amérique latine. Elle s’est traduite par un grand nombre d’invasions militaires au tournant du 19ème et du 20ème siècle sur les rivages de la mer des Caraïbes.

Beaucoup oublient que les USA sont une nation extrêmement agressive. Elle ont connu 222 ans de guerres en 229 ans d’existence. Quant au Mexique, sous la férule du dictateur Porfirio Díaz aux commandes du pays de 1876 à 1911, il a mis son économie au service de l’oligarchie économique étatsunienne au détriment de sa population. Ce cycle de soumission de l’élite mexicaine a abouti à la première révolution mexicaine en 1910. On ne doit donc pas perdre de vue que la victoire d’AMLO arrive, elle aussi, après des décennies d’alignement inconditionnel au service des Etats-Unis par la caste au pouvoir au Mexique.

Dans la période récente, c’est l’ALENA qui a joué un rôle déterminant pour soumettre l’économie du Mexique aux besoins des Etats-Unis. Ce traité de libre-échange entre le Canada, le Mexique et les Etats-Unis a été négocié au début des années 1990 et est entré en vigueur en 1994. Il s’est traduit par le développement dans le nord du Mexique de l’industrie manufacturière à faible valeur ajoutée destinée uniquement à l’exportation. Ce modèle reposait sur les faibles salaires de la main d’œuvre. Le salaire réel moyen sur cette période de trente ans n’a pas augmenté, malgré la croissance du PIB et de la productivité. De l’autre côté, l’industrie nationale dans le reste du pays et tournée vers le développement local a été totalement détruite par l’ultralibéralisme des gouvernements et l’ouverture sans limite aux investissements étrangers. Du côté de l’agriculture, le résultat a été tout aussi catastrophique. 5 millions de paysans ont fait faillite et le Mexique est désormais en situation de dépendance alimentaire. Au final, le taux de pauvreté était plus élevé en 2018 qu’en 2014.

Le résultat d’un tel appauvrissement était prévisible. Il a déclenché une émigration de survie pour des millions de Mexicains plongés dans la misère. Durant la décennie 2000, entre 200 000 et 500 000 mexicains ont traversé la frontière nord. C’est à peu près le nombre de grecs ou d’espagnols fuyant les merveilles des cures néolibérales dans leur pays. Au total cette vague de migration s’ajoute aux précédentes et à l’annexion par les USA aux siècles précédents de la moitié du Mexique avec la Floride, le Texas, l’Utah, le Colorado, le Nouveau Mexique et la Californie. Une population considérable se trouve ainsi intimement liée au Mexique, à sa langue et à ses coutumes. On évalue ainsi à 31 millions le nombre de personnes ayant une ascendance ou un passeport mexicain aux Etats-Unis, soit 10% de la population totale de ce pays.

On doit donc comprendre que la relation entre les deux pays est une question en perpétuelle évolution. Mais la floraison latino aux Etats-Unis est un processus à regarder de près. Il le faut pour comprendre ce qui va se passer au cœur de cette zone dans les décennies qui viennent lorsque la cohésion des Etats-Unis comme entité va être mise à l’épreuve. En attendant la pauvreté et la migration mexicaine trouvent leur source directe dans la prédation étatsunienne. Mais une fois de plus, les bourreaux se sont retournés contre leurs victimes. Et sans attendre l’élection de Trump. Le « Secure Fence Act » date de 2006, donc de la présidence de Georges W. Bush. Cette loi permet déjà de transformer la frontière en barrière infranchissable. Bill Clinton, le Démocrate tant admiré des PS européens, a construit le mur actuel. Puis l’érection de barbelés, de grillages, de murs de bétons s’est poursuivie pendant les mandats d’Obama. De sorte que désormais, sur les 3000 km de frontière, ils en couvrent déjà 1000.

L’arrivée de Trump a représenté une radicalisation du discours de cette politique sécuritaire à l’égard des migrants. Et surtout, un pas de plus franchi dans l’affirmation impériale : celui de vouloir faire porter toute la responsabilité de ces déplacements de population à travers le Mexique par ce seul pays. Cela sous la menace de sanctions économiques d’autant plus terribles que l’économie mexicaine est profondément imbriquée dans celle des Etats-Unis. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’accord du 7 juin dernier entre les deux pays. Trump avait menacé d’imposer des droits de douanes sur tous les produits mexicains entrant aux Etats-Unis. Un tel scénario aurait constitué une catastrophe au Mexique : AMLO hérite d’une situation où 80% des exportations de son pays sont à destination de son voisin.

Le nouveau président s’attèle justement à sortir l’économie mexicaine de cette dépendance. Depuis sa prise de fonction, il a lancé un plan de sauvetage de la compagnie énergétique nationale, dépecée par les gouvernements précédents, une politique de grands travaux, d’aides à l’agriculture vivrière et de soutien à la demande par l’augmentation des salaires. S’il a accepté de déployer la garde nationale à la frontière pour éviter les droits de douane, il a aussi réaffirmé la souveraineté du Mexique dans le traitement de la crise migratoire. Notamment, contrairement à la méthode américaine, lui et ses ministres ont affirmé que l’immigration au Mexique ne sera pas traitée comme un crime. Il refuse aussi que son pays devienne un « pays tiers sûr », c’est-à-dire un sous-traitant des demandes d’asile pour les Etats-Unis. Mais en même temps, la nouvelle équipe mexicaine refuse de s’installer dans une conflictualité frontale avec leur voisin, si agressif qu’il soit. AMLO ne veut pas être détourné des tâches de déploiement de sa nouvelle politique. On ne sait pas combien de temps les USA peuvent sursoir à leurs menaces ni quelle est la part de pur prétexte qui y entre vis-à-vis d’un régime qu’ils ne peuvent approuver.

La récupération de l’indépendance nationale est une tâche rendue difficile pour AMLO du fait de l’esprit de soumission entretenu par ceux qui l’ont précédé. Elle l’est rendue encore plus du fait du contexte géopolitique. Pour l’heure la majorité des gouvernements sud-américains sont désormais alignés sur l’Empire. Mais là encore, le Mexique marque sa différence. Dans la crise du Venezuela, il s’est démarqué du groupe des laquais qui ont immédiatement reconnu le putschiste Guaido et avaient appelé au renversement du gouvernement « par tous les moyens ». Avec l’Uruguay, le Mexique a cherché à favoriser les solutions de sortie par le haut de la crise politique tout en refusant de ne plus reconnaître les autorités légales du Venezuela. Son positionnement a permis de limiter l’escalade dans ce dossier. A sa manière AMLO prend parti mais il s’inscrit dans une logique de « non aligné » qui peut être la clef d’évolution dans cette zone pour contrecarrer la violence permanente des USA.

La leçon peut porter plus loin. Dans le programme « l’Avenir en commun » la récupération de l’indépendance de la France vis-à-vis des Etats-Unis occupe une place essentielle dans la politique internationale proposée au pays. A mes yeux, elle est première avant même la question de l’avenir de notre approche de l’Union Européenne. Le choix d’AMLO est donc une mise à l’épreuve très importante de la thèse du non-alignement possible ou non sans conflictualité frontale avec les USA. Si l’on tient compte des capacités d’influence de ce pays sur les dominants du nôtre et sur leurs relais, ce n’est pas là une petite question secondaire ou folklorique pour une politique gouvernementale réaliste comme celle que nous proposons.

Après la phase destituante vient la phase constituante dans notre connaissance des processus de cet ordre. C’est-à-dire le moment où le peuple se constitue comme acteur politique dans un projet positif. Dans le meilleur des expériences observées à ce sujet, la phase constituante se vit au pied de la lettre. Il s’agit de la convocation d’une assemblée constituante. Ses débats permettent que le peuple se constitue lui-même en sujet politique. Il le fait en déclarant quels sont ses droits et en organisant le mécanisme des pouvoirs dans la cité. Et cette assemblée devient aussi le lieu où se révèlent les leaders politiques du processus.

Ce point n’est pas le moindre. En effet l’expérience montre une caractéristique qui peut devenir un handicap. Les révolutions citoyennes, quand elles naissent dans des mouvements sociaux ou des mobilisations de rues comme c’est le cas en Algérie ou dans l’épisode français des Gilets jaunes, refusent de déléguer leur parole ou leur représentation. Cette attitude leur permet de conserver un recrutement très large, sans conflit interne. Il est vrai alors que toute appropriation provoquerait un rabougrissement tout à fait néfaste. Mais cela n’est pas sans créer une difficulté non moins périlleuse. Celle de voir tourner en rond un mouvement incapable de conduire les changements de stratégie et de tactique de combat au fil des évènements comme c’est pourtant une nécessité dans une lutte inscrite dans la durée. La convocation d’une Assemblée Constituante permet non seulement de protéger le cadre démocratique de l’action mais aussi de rendre possible l’émergence de leaders légitimes. Si tout cela me parait clair et pertinent encore une fois dans le cas par exemple des rebondissements actuels de la révolution citoyenne algérienne, je crois que l’exemple mexicain nous propose une mise en œuvre différente de la phase constituante.

Pour le moment, l’auto construction proposée au peuple mexicain à l’issue de la phase dégagiste prend la forme du travail pour ce qui est appelé « la quatrième transformation » du pays. Les tâches proprement constituantes, au sens de la définition des institutions et des principes, sont directement traitées par les assemblées actuelles. Le pouvoir en a les moyens puisqu’il a acquis la majorité dans les deux assemblées. L’incongru et le suspect serait donc qu’il ne s’en serve pas !

C’est ainsi par exemple qu’a été d’ores et déjà décidée l’instauration d’un referendum révocatoire à mi-mandat du président de la République. Et aussi l’organisation de consultations populaires proches de notre projet de referendum citoyen. Le travail constitutionnel se fait. Et c’est par des élus dont personne ne peut penser qu’ils sont autre chose que de vrais rejetons d’un processus révolutionnaire. En ce sens il est évident que la composition des assemblées actuelles au Mexique donne à ce processus des caractéristiques nouvelles. En effet, la plupart des élus à tous niveaux sont pour l’essentiel de purs novices venus de ce que l’on appellerait en France « la société civile ». Ce sont les enfants en ligne directe du dégagisme.

Dans l’Etat de Veracruz comme dans celui de Basse Californie, les derniers à avoir voté il y a deux mois, les responsables locaux du mouvement du président, « Morena », déclarent ne pas connaitre tous leurs élus. Ils avouent ne pas savoir qui ils sont politiquement en dehors de leur soutien au président et à la « quatrième transformation ». Le mouvement Morena a donc engagé un immense effort de formation à travers tout le pays avec le travail de l’Institut d’Etudes politiques. J’ai fait quatre conférences dans ce cadre lors de mon séjour.

Reconnaissons que ce n’est pas loin de ce qui aurait pu nous arriver lors des dernières élections législatives. Et d’ailleurs il est vrai que sur 17 députés du groupe Insoumis à l’Assemblée nationale, seule une petite moitié à peine se connaissait personnellement. N’empêche que ce que nous voyons au Mexique c’est une formule que nous ne connaissions pas en ce qui concerne le déroulement de la phase constituante. Comment le nouveau pouvoir peut-il proposer l’équivalent de cette phase pour que s’accomplisse le processus d’auto définition dont il est question ?

La proposition du nouveau pouvoir est de passer à la quatrième transformation du Mexique. La première a été l’indépendance, la seconde la fondation de la République moderne c’est à dire laïque puis la révolution de 1910 qui ouvrit le siècle avec Pancho Villa et Emiliano Zapata. Bien située dans une histoire nationale connue de tous les mexicains, « la quatrième transformation » n’est pas présentée ici comme un objet idéologique mais comme une nouvelle réponse concrète à une situation concrète située dans la continuité d’une histoire populaire. Mais la question posée alors est de savoir si le projet de « quatrième transformation » ouvre des espaces de participation politique de masse. Rappelons que ce fut le cas des précédentes. La « quatrième transformation » peut-elle devenir un processus d’auto-identification politique et d’auto organisation dans le peuple mexicain dégagiste ? C’est le défi lancé aux stratèges du Mouvement Morena pour rendre cela possible.

Ce serait une erreur de leur part de s’en remettre à l’action du seul Président qui, en effet, est au four et au moulin du matin sept heures pour sa conférence de presse au soir bien tard. Sans oublier ses déplacements hebdomadaires d’un bout à l’autre de cet immense pays. Nous, Français, dans ce domaine nous avons donné l’exemple de ce qu’il faut éviter de faire, aussi bien à l’époque du Programme Commun que sous le dernier gouvernement socialiste, celui de Lionel Jospin. L’implication populaire y est restée inexistante. Ou alors hostile.

N’oublions pas non plus d’autres leçons d’Amérique latine. Dans ce type de situation le paradoxe est que l’amélioration des conditions matérielles des plus pauvres provoque aussi une nouvelle phase de demandes consuméristes et une différenciation sociale auxquelles il devient alors beaucoup plus difficile de proposer des réponses fédératrices. Cela s’est observé au Venezuela et en Equateur avec l’émergence de nouveaux secteurs de classe moyenne épousant d’entrée de jeu les comportements traditionnels de cette catégorie sociale : une très forte dose d’ambition individuelle parce qu’elle semble désormais à portée de main mais aucune ambition sociale collective. Ils furent souvent les premiers à tourner le dos aux gouvernements démocratiques qui les avaient pourtant tirés de la misère.

L’observation montre que tout tient à la capacité de fédérer les secteurs populaires et les classes moyennes. Dans le passé c’est le nationalisme contre l’Empire qui a été sollicité d’autant plus fortement que les proconsuls des USA avaient transformé leurs ambassades en nids de complots et d’ingérence. Mais la limite de cette forme de conflictualité négative est vite atteinte. Selon moi, elle fige inutilement le discours et les initiatives. Elle peut aussi conduire à considérer que bien d’autres problèmes deviennent du coup « secondaires » alors qu’ils sont plutôt centraux.

Ainsi faut-il se dire que la bonne conflictualité positive et fédératrice est dans la bataille pour les objectifs écologistes auxquels toutes les sociétés doivent s’atteler immédiatement et auxquels les oligarchies sont si hostiles sous toutes les latitudes. Cette façon de contester les modes de consommation contamine ensuite la discussion sur la nature des échanges dans la vie quotidienne puis conduit tout droit à la discussion sur le mode de production lui-même. Dans ces conditions la bannière de l’intérêt général peut devenir centrale et clairement tenue dans nos mains. Ce thème fut l’objet d’une contribution d’AMLO à une de ses dernières conférences de presse matinale. Il a donné lieu à diverses mesures du nouveau pouvoir comme par exemple contre les cultures OGM. Ce sera le point à suivre de très près dans le déroulement de la suite politique.

A cette étape, le pouvoir est entièrement mobilisé contre la corruption. C’est avec la violence, le fléau majeur dont hérite AMLO et c’est la demande numéro un des mexicains. Le méli-mélo corruption, narcotrafic, ingérence des agences nord-américaines et recours à la violence ont produit une situation infernale. La fédération internationale des droits de l’Homme considère que le Mexique est « la pire situation du continent en matière de droits de l’Homme ». Depuis 2012, 100 000 personnes sont mortes dans la « guerre contre la drogue », 310 000 ont été déplacées et 31 000 ont disparu. 35 journalistes ont été assassinés et 426 agressés dont la moitié par des fonctionnaires de police. D’après le rapporteur spécial du haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, les militants des droits humains ont été vus par les gouvernements précédents comme des « ennemis de l’État ». Et pour couronner le tout en infamie il y a aussi ces enlèvements de femmes dans les régions frontières avec les USA qui disparaissent pour toujours à moins qu’elles réapparaissent en cadavre. 174 disparitions depuis le début de l’année annonçait un quotidien que j’ai lu à Tijuana.

En rencontrant Andrés Manuel Lopez Obrador, je ne m’attendais pas à ce qu’il me reçoive pendant deux heures et j’avoue que j’en ai été très sérieusement ému. Je crois que je peux deviner ce qu’est la vie d’un homme attelé à de telles tâches politiques. Je vois dans la presse ce qu’est son emploi du temps. J’ai donc reçu la durée de cet entretien avec une grande reconnaissance. Il a mentionné dans son tweet après mon départ le souvenir des circonstances bien moins favorables de notre première rencontre. Il avait dû noter ceux qui le traitaient alors avec respect ou du moins ne cherchait pas une familiarité humiliante avec lui. J’en fais instinctivement de même à cette heure où je suis accablé de tant de trahisons et de coups tordus.

A Paris, j’avais été déjà frappé par la force du personnage dans son contact aux autres. Je n’y avais pas échappé. Mi narquois mi grave déjà, il avait évoqué comme cette fois le devoir d’indifférence face aux vicissitudes. Il fut plus direct encore cette fois ci pour m’appeler à ne rien céder et à marcher mon chemin sans trop regarder par-dessus mon épaule. La persécution judiciaire qui me concerne est connue ici et est perçue comme un exemple de plus de cette technique d’instrumentalisation politique de la justice devenue la règle en Amérique du Sud. Lui-même a dû l’affronter. Son invitation au courage et à la persévérance sonnait clair. « Le peuple finit par comprendre et il sait quoi faire » me dit-il avec cette inébranlable confiance en soi qui l’anime. Au total donc une bonne cure de vitamines administrée avec des yeux pleins de fraternité malicieuse et grave.

Le plan de AMLO a le mérite de la simplicité : vider le milieu propice aux trafics de drogue en donnant une issue sociale aux jeunes qui en sont la chair à canon. 80 % des morts dans les tueries des « narcos » sont des jeunes de moins de 25 ans. Sans méconnaitre ce que la situation de nombre d’entre eux comporte souvent d’irréversible, la tactique s’inscrit dans la durée. Pour cela elle vise à combattre sur tous les fronts la misère qui en est le terreau : augmentation du salaire minimum, multiplication des bourses d’étude, droit à la retraite servi à tous les paysans. Tous les moyens sont mobilisés. Qui paiera ? La tactique de AMLO est habile. La ressource est attendue de la lutte contre la corruption et le pillage de l’Etat. Des milliards sont en jeu.

Les premières récupérations ont frappé fort. Par exemple celle pour interdire le vol de carburant à partir des pipelines de l’Etat… Personne ne croyait que cela puisse être maîtrisé tant ce trafic était étendu et s’incrustait dans tous les secteurs. Le bras de fer a payé après une semaine de pénurie chaotique. Deux milliards de dollars par an sont ainsi récupérés. Et ainsi de suite. Ainsi avec l’abolition des « rescrits » à la mode Junker qui avaient permis à de nombreuses sociétés de « négocier » en secret le montant de l’impôt qu’elles ne paieraient pas. Toute la récupération va dans un fonds affecté au financement de la politique d’aide sociale. C’est d’ailleurs le nom de ce fonds. Les députés avaient euphémisé son appellation. AMLO a demandé qu’on y revienne et que le fonds porte son nom cru : « fonds de redistribution de l’argent volé au peuple ».

J’adore. Et je ne suis pas le seul. Cette tactique mérite d’être méditée. Lier, au vu et au su de tous, ces récupérations avec le financement des mesures sociales permet au grand nombre de bien mesurer la portée du parasitage de la société par les voyous en col blanc aidés par leurs politiciens et leurs médias à gage. Il faudra en faire autant chez nous avec par exemple la récupération des autoroutes. Et bien sûr avec la répression de la fraude fiscale dans laquelle existe des marges de manœuvre considérables.

On nous dit qu’il y aurait une différence fondamentale qui séparerait nos sociétés. Outre que cela n’a pas l’air d’ébranler le rabot ordinaire des libéraux, je crois que c’est une vue dépassée. Loin d’être exotiques ces régions nous sont au contraire de plus en plus proches. Les différences d’inégalités qui séparaient hier cette zone d’avec la nôtre se sont bien homogénéisées. En effet l’Amérique du Nord comme l’Europe portent dorénavant les mêmes stigmates de pauvreté de masse, de bidonvilles, d’épidémie d’obésité et de diabète ainsi que presque toutes les autres plaies caractéristiques de notre époque. Pour nous pays de l’Europe du Sud, l’effet miroir est amplifié par les racines communes dans la langue, la littérature, la religion dominante, les références au droit romain, à la citoyenneté urbaine et ainsi de suite.

Mais l’Amérique du Nord et surtout les USA sont eux aussi entrés dans une phase nouvelle avec l’élection d’Obama, puis l’émergence de Bernie Sanders. D’une certaine façon se détruit sous nos yeux le ralliement du Parti Démocrate des Clinton (et des « modernisateurs européens ») au néolibéralisme pur et dur. La vieille Europe politique des sociaux-démocrates reste accrochée à un monde qui a disparu avec la dynastie Clinton. Les nouvelles générations d’élus démocrates de la vague Sanders sont plus proches de la génération insoumise et vice versa que ne l’a jamais été aucune génération dans le passé entre les sociaux-démocrates et leurs partenaires Démocrates. Au total je ne doute pas que la vague ne finisse par atteindre aussi les formations politiques traditionnelles de la « gauche » officielle en Europe. Il y faut du temps et ce sera peut-être trop tard. Pour l’instant tout ce qui en reste est voué à des formules de « grande coalition » dont l’Allemagne continue à fournir le modèle. Je ne m’étends pas sur cet aspect à cet instant.

Je suis donc à l’affût de tout ce qui fait sens dans les processus de rupture avec l’ordre du monde actuel. Je vais donc chercher de l’inspiration, des intuitions, des démonstrations partout où on peut en observer. Il est clair que ce travail est plus ou moins simple à mettre en œuvre. J’étais aux premières loges en France pour m’inclure dans la bataille des Gilets jaunes. Mais je n’ai pu aller au Soudan observer, ni en Algérie, ni au Rojava. Parfois d’aucuns parmi mes amis ont pu le faire et je profite de leur expérience. En tous cas nous maintenons cette tradition de l’internationalisme actif qui était naguère la marque politique de notre famille intellectuelle. Plus que jamais la manie arrogante des Européens de donner des leçons et des conseils est ressentie partout dans le monde comme une marque de mépris d’une vieille noblesse déchue dont il n’y a rien à apprendre.

Je suis consterné par la médiocrité des sarcasmes que ma visite me vaut ici ou là et ils me font honte en pensant à ceux de nos amis mexicains qui les lisent et découvrent le mépris à la limite du racisme dont certains « journalistes » français sont capables à l’égard des Mexicains et des Latinos en général, regardés de haut avec toute l’arrogance européo-centrée qu’ils étalent à cette occasion. C’est à peine si quelques plumes de droite conservent assez de leur ancien universalisme pour placer l’évènement mexicain dans sa singularité. Le reste est à pleurer… Quant à moi, je marche mon chemin et je suis mes pistes pour mieux identifier et comprendre la révolution de notre époque quand elle se montre.

Post scriptum. D’autres formes de hargne de beauf me suivent aussi. Précisons donc : les sept conférences que j’ai données au Mexique étaient gratuites pour le public et je n’ai pas été payé pour les faire. Evidemment, je paye les frais de mon séjour à Mexico. Pour la partie politique avec mon indemnité de frais de mandat après en avoir informé avant mon départ la déontologue de l’Assemblée nationale. Pour les aspects privés, je paye avec mon compte personnel. Toute cette activité relève de ma conception du mandat parlementaire, notamment en tant que membre de la Commission des affaires étrangères. Mon billet aller a été payé par la mairie de Mexico qui m’invitait à ses « rencontres d’été » pour lesquelles elle a agi de même avec le vice-président de la Bolivie, également invité. Mon billet de retour est à ma charge.

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