Décidément on avait bien choisi le nom de notre réseau pour les élections européennes. Le monde entier entre dans ce moment de l’Histoire. Les plus endurcis y succombent. Ainsi Laurent Joffrin, la plume suprême de « Libération », l’organe central de la gauche bien-pensante. Je l’aime bien. Il a la mauvaise foi bonhomme et souriante. Le voici qui découvre qu’à côté d’une « gauche » disqualifiée, surgit un nouvel acteur social : le peuple. Celui-ci porte, par millions de manifestants, des revendications qui étaient autrefois celles de la vielle gauche. L’équation politique du présent est enfin entrée à Libé ! Bienvenue au club, Laurent Joffrin !
Le peuple nouvel acteur, la gauche disqualifiée c’est le diagnostic que j’ai posé noir sur blanc il y a près de 15 ans. Puis dans le livre « Qu’ils s’en aillent tous », et enfin dans « L’Ère du peuple » (quatrième édition 2017). Et pourquoi j’ai quitté le PS et ses François Hollande en 2008, dont Joffrin était déjà un amoureux transi. Ce point de vue m’a valu, y compris par Laurent Joffrin, des tonnes de boue contre mon « populisme » réputé jumeau à celui de l’extrême droite.
En fait, oui, depuis plus de quinze ans, tous les Laurent Joffrin du monde parlent une langue morte. Et notre courant dans le monde abusivement a été ostracisé par tous ces gardiens d’un temple dont les dieux eux-mêmes s’étaient enfuis ! Puissent les survivants de ce naufrage intellectuel et moral réaliser leur devoir en mettant moins de quinze ans, cette fois-ci, pour renoncer à nous répondre « Cazeneuve » ou « Hollande-bis » quand on leur demande que faire.
Là-dessus, j’ai reçu une invitation pour une émission d’« Arrêt sur Image » dont le point de départ a été le chapitre sur les « révolutions citoyennes » publié ici même la semaine passée. Daniel Schneidermann avait organisé une discussion avec le journaliste Romaric Godin. Il commença en demandant si l’explosion sociale qui s’observe dans tant de pays en même temps est une coïncidence ou bien si elle a une racine commune.
C’est de ce plan de marche que je repars ici même. Godin a montré sans mal comment le néo libéralisme s’est discrédité en se montrant incapable de tenir ses promesses à toutes ces populations, et notamment à leurs classes moyennes, auxquelles avait été promis de rattraper le niveau de vie des pays « avancés ». Autrement dit, le mécanisme d’exploitation et d’accumulation du modèle économique dominant est le premier responsable « structurel » des frustrations et des désorganisations des réseaux collectifs qui déclenchent les mouvements populaires.
Évidemment, la théorie de « l’Ère du peuple et des révolutions citoyennes » intègre ce point de départ. Mais elle propose d’autres entrées pour décrire et prédire à propos de ces évènements. Elle consacre de ce point de vue l’autonomie des faits politiques. Elle s’attache beaucoup à la manière avec laquelle les faits se déroulent. Elle y discerne des mécanismes auto-organisateurs caractéristiques. Pour autant, elle ne s’écarte jamais de la méthode matérialiste. Notamment dans la définition du peuple et de ses motifs d’action. De tout cela, je veux donner une nouvelle démonstration écrite ici en analysant le « cas » Libanais dans un autre chapitre de ce post.
À présent, je voudrais résumer ma vision du tableau. On observe d’abord qu’il s’agit de mouvements du « peuple » tout entier et pas seulement d’une catégorie sociale ou d’une profession particulière. Dans le passé au Chili, par exemple, la grève des mineurs ou celle des camionneurs avaient été des déclencheurs historiques décisifs. En France, mai 1968 c’est d’abord 10 millions de travailleurs en grève sous la conduite de leurs syndicats. À présent, « le peuple » confirme son nouveau rôle spécifique d’acteur social et politique. C’est vrai dans tous les cas actuels. Sans exception d’un bout à l’autre de la planète. Qui est « le peuple » ? Sur le plan sociologique, il se présente comme l’addition des classes populaires et des classes moyennes, convergence détonante des sociétés contemporaines. Mais cela ne nous dit rien des conditions concrètes de l’explosion ni de son déroulement sur le terrain. C’est pourquoi je préfère partir du « comment ça se passe » pour analyser.
La phénoménologie de la révolution citoyenne est aussi instructive que les spéculations sur sa composition sociale. Elle va notamment confirmer d’autres pistes d’analyses. La dizaine d’exemples nationaux en cours ont révélé une constante. Partons donc du nouvel acteur de ces situations : le peuple.
La théorie de l’ère du peuple et de la révolution citoyenne nous définit ce « peuple » comme l’ensemble de ceux qui ont besoin d’accéder aux réseaux collectifs pour produire et reproduire leur existence matérielle. Évidemment, ces réseaux sont de natures différentes et le fait qu’ils soient publics ou privés impacte directement leur mode d’accès. Le sujet déclencheur dans les pays où se déroulent des révolutions citoyennes est toujours conforme à cette caractéristique centrale.
Dans ce post, mon chapitre sur la révolution citoyenne au Liban montre comment le refus de l’augmentation du tarif des messageries WhatsApp a pu mettre le feu aux poudres. L’accès à ce réseau de messagerie peut paraître un motif bien léger. Mais il correspond pourtant à une nécessité économique assez brutale. La force de la dépendance à ce réseau est parfaitement identifiable. Il en va de même quand explose le prix du ticket de métro au Chili. Et c’est encore le même problème quand il s’agit de l’augmentation du prix de l’essence comme ce fut le cas en France, en Equateur, et en Haïti. Car le carburant est la condition de base de la mobilité, là encore, sans laquelle l’accès aux réseaux est impossible.
Quand le détonateur a fait son œuvre, la population s’institue comme peuple. C’est-à-dire acteur collectif conscient de lui-même comme tel. Dans les slogans comme dans les interventions individuelles des manifestants devant les caméras de télé tous disent être : « le peuple ». C’est la phase instituante de la révolution citoyenne. Elle dure plus ou moins longtemps avant de passer à l’étape suivante qui en amplifie les exigences. Elle se présente alors comme une transcroissance du registre revendicatif de départ. La durée du passage de l’une à l’autre phase semble liée à l’existence ou non en arrière-plan d’une mémoire des luttes précédentes, surtout quand elles ont été dures ou puissantes.
Quoiqu’il en soit le mouvement passe toujours à une seconde et nouvelle phase, la phase destituante. Ou, pour dire plus simplement, une phase dégagiste. « Que se vayan todos » « qu’ils dégagent », etc. Ce slogan est présent dans toutes les révolutions citoyennes depuis la fin du siècle précédent. Quelle que soit la revendication de départ, sociale ou politique, cette phase surgit invariablement. Et le mot d’ordre vise alors toute la représentation politique. « Tous, c’est tous » précisent les foules libanaises qui veulent ainsi englober tout le personnel du système et ses partis politico-communautaires. Cette étape à son tour dure plus ou moins longtemps et connaît maints rebondissements à mesure que le système se débat pour ne pas être abattu.
À ce moment-là, l’objectif essentiel du système consiste à regrouper ses forces au sommet pour le protéger et à séparer les classes moyennes des classes populaires. Rassembler en haut, disperser en bas. Les images de violence et les vagues de dénigrement comme celle que l’on a vu contre les gilets jaunes remplissent ce rôle. En France, la manœuvre du pouvoir fut une parfaite réussite, favorisée par l’inactivité du mouvement syndical, des campagnes de diversion réussie comme celle contre la prétendue vague d’antisémitisme dans le mouvement et la diffusion en boucle d’images de violence. L’autre priorité du système est d’empêcher que le mouvement se donne une expression politique ou investisse une force politique existante. Dans le passé, cet obstacle a été surmonté dans de nombreux pays. L’exemple des évènements au Chili ou au Liban en atteste. Mais pour l’heure, la suite est moins bien documentée dans le nouveau moment insurrectionnel que nous vivons.
Cette phase, c’est le moment constituant, celui où le peuple exige une nouvelle règle du jeu politique et demande notamment une assemblée constituante. On a pu voir alors comment le processus de révolution citoyenne fait aboutir sa mission. Le peuple, en effet, se constitue alors lui-même comme acteur politique permanent par les droits qu’il s’attribue dans la nouvelle Constitution. Cette phase, nous l’avions vécue dans cinq pays à la saison précédente : Bolivie, Venezuela, Equateur, Islande, Tunisie. Actuellement, « la constituante » est déjà une revendication en Algérie et au Chili. Mais pas ailleurs pour l’instant. Mais bien sûr, la caractérisation de l’étape constituante ne doit pas être limitée à sa seule forme institutionnelle. Par exemple, au Liban, quand les mots d’ordre demandent la liquidation de la forme politico-religieuse du pouvoir on peut parler de revendication « constituante ».
Passons à la revue de détails. Dans le déroulé de l’action, des caractéristiques communes surgissent. Elles ont un sens. Elles définissent « qui est là » et « que voulons-nous ». Il faut donc scruter les cortèges dans la rue pour lire le message. Partout le drapeau national fleurit dans les cortèges. C’est l’emblème de ralliement. Sa signification n’est nullement chauvine. On doit la lire comme une des formes les plus constantes de ces mouvements : l’affichage d’une légitimité qui justifie son autorité. De cette façon est arborée la volonté d’incarner une communauté qui transcende toutes les autres. Entre dans ce registre chaque fois la présence ostensible des femmes aussi longtemps que les manifestations ne dégénèrent pas en bataille rangée qu’elles tentent parfois elles-mêmes d’empêcher comme on l’a vu au Liban. Bien sûr, cette présence a surtout une signification sociale. Car elle met en mouvement une catégorie de population qui porte sur son dos le plus lourd de l’effort imposé aux populations par les politiques néolibérales. Les coupures d’accès aux réseaux collectifs frappent d’abord les femmes car ce sont elles qui assument la survie du quotidien. Et c’est elles qui subissent l’essentiel des précarités.
L’usage du drapeau comme emblème de référence se confond ainsi avec une prétention d’intérêt général et de revendication de souveraineté collective se confrontant aux intérêts particuliers. Ceux-ci sont vite assimilés à l’oligarchie locale et aux institutionnels dénoncés partout comme corrompus. La corruption des élites si caractéristique du néolibéralisme est un fait dorénavant intégré et dénoncé partout. Le rôle des médias a été essentiel dans ce domaine. Leur goût permanent pour les scandales jusqu’aux plus dérisoires, comme celui des homards du président de l’Assemblée nationale en France, réalise un travail appréciable de destruction de la légitimité des systèmes politiques. Et il finit aussi d’ailleurs par engloutir la sienne.
Une autre caractéristique identifiante de chacun de ces mouvements est l’affichage de leur connexion avec les évènements similaires dans le monde. Il s’y donne à voir une forme de légitimité universelle qui conforte celle déjà donnée par le drapeau national. On retrouve donc partout des gilets jaunes sur le dos de certains manifestants. Mais aussi de façon tout aussi significative des emblèmes de culture contestataire universelle comme ces masques de Dalí, sur le mode de « La Casa de papel ». C’est une référence parlante que celle à la série Netflix dont la première saison est emblématique d’un message politique anti capitaliste de type non violent. Une évocation typique des aspirations de la classe moyenne qui peut se payer l’abonnement à Netflix et y puiser une référence politique conforme à ses manières d’être sociales. Le maquillage du clown sans foi ni loi de « Joker » fait lui aussi son apparition désormais et on l’a signalé à Hong-Kong ou Beyrouth.
Car la volonté de non-violence est partout présente aux premiers pas des révolutions citoyennes. Elle lui donne un formidable liant. On la retrouve partout, dans cette phase initiale, quand s’affiche la volonté de fraterniser avec la police et l’armée qui sont envoyées face au peuple. Du coup, partout surgissent d’étranges brigades de casseurs violents et incendiaires qui invisibilisent l’action pacifique et peuvent parfois la capter. Ils fournissent en tous cas les gros plans des médias en suggérant que ces violences sont la définition que le mouvement veut donner de lui. Évidemment, personne n’arrive à identifier les membres de ces groupes et la répression les épargne systématiquement. Mais du coup, le grand nombre s’enrage. Il a compris que ces méthodes l’invisibilisent en essayant de lui attribuer une identité qui n’est pas la sienne. Ce rôle partisan des médias est bien vite compris en général. C’est pourquoi, nouvelle caractéristique commune, ont lieu partout des manifs, plus ou moins étoffées, devant le siège des journaux et télévisions liés à l’officialité. Ce fut le cas en France, au Chili, en Équateur au moins. La répression, prenant prétexte de ces violences, entame alors une escalade qui eut être dissuasive.
Mis bout à bout ce sont autant d’éléments qui attestent d’une « globalisation » de la conscience politique des peuples. Au demeurant, les pouvoirs mis en cause se réclament de l’exemple des autres aussi. Ainsi de la violence policière du Français Macron pour justifier publiquement les leurs comme on le vit à Hong-Kong ou Santiago du Chili. Mais du côté du peuple, elle transite par l’usage de formes d’action, de symboles et de revendications communes. On peut parler à ce sujet de la formation d’une sensibilité mondialisée. C’est évidemment le résultat de l’action d’un canal uniformisant qui vaut toutes les organisations internationales révolutionnaires du passé : l’audiovisuel mondialisé. Encore un effet imprévu de l’activité des médias qui propagent ce qu’ils croient stigmatiser.
Cependant il faut en voir aussi la conséquence. La visibilité est un moyen qui alimente le mouvement. Elle devient donc un enjeu. Cela se traduit bien sûr comme je l’ai déjà dit par une agressivité qui va croissante contre les médias accusés d’invisibiliser la vraie nature du mouvement. Mais cette recherche de visibilité se traduit surtout par la production de symbole identifiants. Les agences d’influence à la base des « révolutions de couleur » anti-russes l’avaient bien compris. On parlait de la révolution orange ou bleue sur le modèle plus authentique, comme en 1968 avec la « révolution de velours » en Tchécoslovaquie ou en 1974 avec la « révolution des œillets » au Portugal. Les gilets jaunes sont évidemment la forme la plus aboutie de cet objectif de visibilité. Le gilet jaune est d’ailleurs un moyen obligatoire de visibilité routière. Et il fonctionne aussi comme un uniforme. On le retrouve donc en Irak autant qu’au Liban ou en Équateur.
Ici j’ai énuméré. Mon intention est de proposer une façon de regarder pour analyser ensuite. Mais je consacre aussi un chapitre entier de ce blog à l’analyse des évènements du Liban sous l’angle de la théorie de « l’ère du peuple ». Je l’ai établie à partir des notes et lectures entreprises en compagnie de protagoniste locaux. Je m’adresse à ceux qui sont acquis à cette théorie depuis la parution de « L’Ère du peuple » dans son édition de 2017. Je suis preneur de toute analyse qui l’utiliserait et la documenterait dans le cas des révolutions en cours en Haïti, Panama, Costa-Rica, ou l’un des pays d’Asie ou d’Afrique que l’européocentrisme borné des médias fait passer sous les radars.