Privatisation de la censure

Cette semaine était examinée à l’Assemblée nationale une proposition de loi émanant de la majorité sur la lutte contre la haine sur internet. C’est le privilège des députés de la majorité de voir leurs propositions examinées dans le détail et jusqu’au bout en séance plénière. Celle-ci modifie la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Pourtant cette loi qui pose les contours de la liberté d’expression et de publication dans le droit français prévoyait déjà des dispositions contre les discours haineux. Les victimes de tels discours peuvent saisir en référé un juge qui peut donc statuer rapidement et demander leur dépublication. L’article 1 de la proposition de loi transfère ce pouvoir de censure du juge vers les dirigeants des plateformes elles-mêmes. Ce sera la responsabilité de Facebook, Google ou Twitter eux-mêmes d’apprécier le caractère haineux des contenus postés par les internautes et de les retirer. L’article 2 permet même à ces multinationales de mettre en place des moyens automatisés pour le faire et donc de censurer leurs utilisateurs avec des algorithmes plutôt qu’avec des modérateurs humains.

Ce n’est pas la première fois que les macronistes choisissent, pour réguler les réseaux sociaux, de confier les responsabilités de l’Etat à des entreprises privées. Ils avaient procédé de la même manière dans la loi sur la lutte contre les fausses informations. Cette loi oblige les plateformes à mettre en place leurs propres systèmes pour filtrer les informations « fausses » des « vraies ». Le problème étant que, bien sûr, personne pendant le débat parlementaire n’a réussi à trancher le débat philosophique à propos de ce qu’est la vérité. Je m’étais moqué de cette absurde prétention lors de mes interventions au sujet de cette loi à l’Assemblée nationale. Mais l’essentiel n’était évidemment pas là. Il était dans le recul de l’Etat au profit d’une censure privée.

On a déjà l’expérience pour savoir ce que donne ce type de censure de la part de ces entreprises. Généralement, les premières victimes sont les militants de notre courant de pensée. En avril 2017, Google avait modifié son algorithme aux États-Unis pour soi-disant mettre en avant des sites labellisés comme fiable. Résultat pour les sites socialistes, progressistes ou anti-guerre : une baisse de fréquentation via Google de 45%. En France, Facebook a mis en place un dispositif pour rétrograder dans son algorithme toutes les publications identifiées comme des fake news ou « qui cherchent à duper les gens » selon le chef de la cybersécurité. Pour classer les pages et les publications, l’entreprise s’appuie sur des partenaires. En France, il y a donc Le Monde dont le décodex avait classé le journal Fakir comme « peu fiable ». Et comment oublier que cette même entreprise a fait fermer la liste WhatsApp de Podemos en pleine campagne électorale, sur laquelle était inscrites 50 000 personnes.

La justice régulière, qui passe par des tribunaux et répond aux lois votées par les parlements n’est pas le premier domaine dans lequel les GAFA s’émancipent des Etat. Avant cela, il y avait les impôts. Ces multinationales américaines sont championnes toutes catégories de l’évasion et de la fraude fiscale. Les sommes acquittées par les grandes plateformes à l’Etat français sont dérisoires. Facebook a payé à la France 1,9 millions d’euros en 2017 soit l’équivalent de 5 centimes d’euros par utilisateur français. Quant à Twitter, c’est encore pire  : seulement 280 000 euros c’est-à-dire 2 centimes par utilisateur. Le taux d’imposition effectif de Google dans toute l’Union européenne est inférieur à 1% de son chiffre d’affaire.

Ce mépris pour toutes les régulations étatiques est en train de muter. Désormais, de nombreux signes indiquent la volonté de ces multinationales de remplacer les Etats. Récemment, Facebook a posé les pierres pour s’en attribuer deux des plus importantes caractéristiques. Début juillet, son patron, Mark Zuckerberg, a annoncé la création d’ici la fin de l’année d’une « cour suprême » de la plateforme. Composée de juristes et de personnalités qualifiées choisies par son entreprise, cette instance mondiale aurait pour tâche de trancher les cas de modération les plus litigieux. Et donc de produire une jurisprudence et donc un droit mondial dont la source serait privée.

Quelques semaines plus tôt, le 18 juin, Facebook avait annoncé le lancement de sa propre cryptomonnaie utilisables pour toutes les transactions en ligne. Le pouvoir de battre monnaie est depuis des siècles une prérogative des Etats. C’est même, avec le monopole de la violence une compétence qui a fondé les constructions étatiques. Le projet des GAFA n’est pas seulement de tricher avec les Etats mais de les remplacer. Ils peuvent compter sur les libéraux de France et d’ailleurs pour leur faciliter la tâche.

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