Eichmann et les téléphones piégés du Liban

Mardi 24 septembre, je suis convoqué au commissariat pour répondre d’une plainte en injure publique contre le président de l’université de Lille en avril dernier. La plainte vient d’une ministre de Macron dont j’ai oublié le nom – à vrai dire je crains de ne l’avoir jamais connu. Elle a porté plainte contre moi il y a six mois et la convocation arrive dans le même temps où quatre autres de mes camarades sont eux aussi convoqués pour divers feuilletons de la répression politique au long cours habituelle en France macroniste. Elle m’accusait d’« injure publique » pour avoir pris à partie le président de l’université de Lille quand il m’avait interdit de conférence avec Rima Hassan à la faculté de Lettres pendant la campagne européenne. Cette interdiction, condamnée par les enseignants de cette faculté, était bien sûr sans objet. Mais pas sans cause. Non pas la menace de violences alléguées. Mais plutôt la demande du président de la région, l’ex-futur-Premier ministre Xavier Bertrand, et de quelques autres exaltés de la défense inconditionnelle de Netanyahu. Dont la député macroniste du secteur. Le journal « Le Monde » s’en était rengorgé en plein soutien de l’interdiction qui était faite de tenir cette conférence à la faculté de Lille. Un tamtam utile à nos concurrents à l’élection européenne alors en cours. Ceux-là en effet bêlaient tous en cadence contre mon ignominie. Bien sûr sans un mot pour celle que subissaient déjà les Palestiniens depuis six mois. Bien sûr ces bonnes âmes n’avaient pas mentionné que, si je parlais dans la rue, c’est après que le préfet m’ait, lui aussi, interdit la conférence dans une salle publique. Bien sûr sans davantage de raison qui ait intéressé le porte-plume officiel. Surtout, il n’avait rien dit du thème de la conférence. Je le raconte ici car c’était à l’époque le comportement fièrement affiché par tout le milieu médiatique français : invisibiliser la résistance au massacre à Gaza, flétrir les opposants, aider à diffuser l’accusation d’antisémitisme à toute personne n’acceptant pas de répéter la propagande des soutiens inconditionnels à Netanyahu. Depuis lors, cette participation au silence devant l’horreur et l’encouragement au déroulement du génocide n’a provoqué ni excuses ni aucun regret de ces complicités. Ce comportement médiatique est unique dans le monde, à l’image de ce qu’il est dans son soutien au coup de force actuel macroniste. Qu’avais-je dit sur cette place à Lille dans ce rassemblement dont l’organisation impeccable avait été improvisée en trois heures ? « Nous ne nous méfions pas seulement des fascistes mais plus encore peut-être des lâches, des faibles, ceux qui dans la chaîne interminable du mal signent un papier pour organiser un convoi SNCF, qui signent des papiers pour donner des ordres à la police. « Moi je n’ai rien fait » disait Eichmann, « je n’ai fait qu’obéir à la loi telle qu’elle était dans mon pays ». Alors ils disent qu’ils obéissent à la loi et ils mettent en œuvre des mesures immorales (…). Celui qui a cédé, le président de l’université, on me dit que par ailleurs c’est un brave homme, ce que je veux bien croire. Mais à l’instant où il avait à décider, il n’était plus un brave homme singulier, il était le président d’une université, c’est-à-dire d’un lieu de la liberté de l’esprit où il faut quoiqu’il en coûte tenir bon pour la liberté. Parce que c’est son rôle. Alors il s’est aplati, il s’est couché ».

Tel fut de nouveau ma citation du rôle d’Eichmann telle que la philosophe Hannah Arendt l’avait décrite et analysée. Ce raisonnement dénonce la responsabilité morale de ceux qui n’assument pas le devoir de courage ou bien regardent ailleurs quand l’infamie s’avance et y prennent par la même leur part. Je l’avais déjà tenu en public. Ainsi quand je représentais en 2001 comme ministre, le gouvernement Jospin à la commémoration de la rafle du Vél’d’Hiv.

« Oui, hélas des Français, une administration française, un État français ont organisé le fichage, l’arrestation, l’enfermement et la déportation de 13.000 Français parce qu’ils étaient juifs. Il n’en est revenu vivants que 2.000 d’entre eux, compagnons de l’indicible partagé avec d’autres juifs de toute l’Europe qui s’étaient crus protégés parce qu’ils avaient confié leur sort à la France. Des fanatiques ont pensé et voulu ce crime. Une masse de prudents zélés et d’indifférents actifs, réunis dans la même lâcheté l’ont organisé et réalisé. D’un bout à l’autre de cette chaîne d’opérations – chacune prétendant à la banalité des routines du service dû – qui finit dans le meurtre, tous sont coupables, et tous sont français, pour notre honte ». Et j’ai ensuite appuyé encore mon accusation. « Depuis, le parlement unanime a voulu le 10 juillet dernier que ce jour de commémoration du 16 juillet 1942 soit aussi celui auquel nous leur rendrons désormais hommage aux justes. Ces « justes » sont ceux qui, selon les termes de la loi, « ont recueilli, protégé ou défendu au péril de leur propre vie et sans aucune contrepartie, une ou plusieurs personnes menacées de génocide ». C’est selon moi ce qui menaçait alors les Palestiniens. Et cela a été confirmé depuis par la cour international de justice où je suis allé l’entendre. Ma conclusion publique fut alors tout aussi sévère qu’à Lille. « Dès lors, chaque génération de Français, doit apprendre qu’il n’y a aucune circonstance atténuante au crime de ceux qui se sont accommodés d’exécuter des ordres assassins, au prétexte de leur devoir d’obéissance (…) ». Et j’ai résumé mon propos dans son ensemble dans des mots qui sont à peu de choses près ce que j’ai dit aussi à Lille. « Chaque génération de Français doit apprendre que ces « justes» ne voulaient rien d’autre que se savoir en accord avec la règle morale dictée par leur conscience d’êtres humains. (…) Ils se sentaient responsables du sort d’autrui jusqu’au point de tout risquer pour cela, contre les menaces de la force, les douceurs de la prudence, les conforts de l’indifférence. Ainsi la mémoire des « justes » prononce la sentence de chacun de ceux qui auraient pu agir contre le crime et qui ne l’ont pas fait. C’est la plus terrible des leçons d’humanité ». Réduire mon propos à une « injure publique » n’était pas surprenant de la part d’un gouvernement dont la ministre de l’Enseignement supérieur avait voulu enquêter sur la diffusion de l’« islamo-gauchisme » dans les recherches faites à l’université. Mais à présent que le crime de génocide est avéré ? La ministre regrette-t-elle sa plainte d’humeur ? Le président, qui n’a jamais lui-même rien demandé, pense-t-il que je doive être puni pour mon propos de philosophe ? Que leur dicte leur conscience après un an de génocide et une destruction humaine et physique pire que celle de la deuxième guerre mondiale ? Ont-ils eu l’occasion de méditer de nouveau le sens du tableau « Guernica » ? De quelle manière sont-ils des intellectuels ? Leurs petits-enfants connaîtront cet épisode comme les miens. Je marcherai tête haute dans vos souvenirs. Et eux ?

Pas d’excuse pour leur plainte ! Car le caractère personnel de l’injure n’existe même pas dans ce cas non plus. Le 29 avril, apprenant la plainte, je m’étais adressé par tweet à cette ministre aux indignations sélectives. Madame la ministre, je n’ai pas traité de nazi le président de l’Université de Lille. Je ne pense pas qu’il le soit. Sinon je le dirais sans peur de vos plaintes. J’ai dénoncé l’exemple de sa lâcheté qui conduit au mal comme l’a décrit Hannah Arendt. À votre tour, vous faites diversion pour vous défausser de vos responsabilités dans la défense des libertés universitaires. Qui a menacé de faire du désordre pour faire interdire notre conférence ? Pourquoi le président de Région a-t-il exigé que je sois interdit de parole dans toutes les universités ? Pourquoi la députée Renaissance de Lille a-t-elle appelé au désordre contre nous ? Votre action en justice est une diversion sans objet pour faire parler de vous et faire oublier le crime que nous combattons : le génocide des Palestiniens ». Je n’ai pas changé d’avis. Pour moi la scène publique, et surtout quand elle est une estrade sur une place publique, n’est pas un lieu de règlement de compte personnel. Ici de plus je ne connais pas ce président d’université, pas même son nom, lui non plus. Je crois qu’alors la parole est un art sacré qu’on gère avec tout le sérieux qu’on attache à la diffusion de ce qu’elle porte et du rôle que l’on est appelé à jouer. Si quelqu’un des lecteurs veut en savoir davantage sur ce thème en relation avec ce jour-là, je lui propose ma leçon de philosophie telle que je l’ai mise en mot sur mon blog au lendemain de cet épisode. J’y oppose deux archétypes : Eichmann, fonctionnaire du mal, et Gustavo, un de mes camarades latino-américain refusant de faire des rafles militaires contre les « terroristes communistes » en Argentine. Suivez le lien.

Je vais au commissariat donc. Je l’ai dit dans un tweet où je signale l’agression à la terrasse d’un restaurant à Marseille de deux députés insoumis par une avocate qui les a menacés de l’explosion de leur portable comme au Liban. Elle s’est proclamée « sioniste ». Alors tout le monde regarde ailleurs. Et l’AFP fait une dépêche pour citer ma convocation, mais pas l’agression. Humour de notre époque. Et dans les reprises de presse de l’AFP chacun se garde bien de dire pourquoi j’avais fait ma comparaison… A-t-on vraiment les médias qu’on mérite ? Mais heureusement il y a eu Aphatie à propos du plan terroriste de Netanyahu au Liban.

PS : 1/ Pour que l’on ne m’accuse pas de mépris parce que je ne me souviens plus du nom de mes accusateurs, je les ai cherchés et je vous en informe. La ministre s’appelle Sylvie Retailleau et le président de l’université s’appelle Régis Bordet. 2/ J’ai déjà annoncé à plusieurs reprises ma convocation ce 24 septembre. Le choix du jour de la reprise par l’AFP est donc un choix qui a un sens.

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