Cet article a été publié sur le site de Libération
Charlotte Girard est maître de conférence en droit public à l’université Paris-X et chercheuse au Centre de recherche et d’études sur les droits fondamentaux (Credof).
Quels sont les équivalents de l’état d’urgence français à l’étranger ?
Toutes les constitutions prévoient des mesures d’exception, même si leur nom peut varier d’un pays à l’autre. On parle d’executive orders aux Etats-Unis, d’emergency measures au Royaume-Uni, d’«état d’urgence» en France ou d’«état d’exception» en Allemagne. Leur mise en œuvre, leur durée et leur mode de renouvellement dépendent des régimes juridiques propres à chaque pays. Ces mesures sont prises quand la sécurité de l’Etat est menacée par un péril imminent, terroriste mais aussi environnemental. L’enjeu de la définition de «circonstances exceptionnelles» est donc très important. C’est la raison pour laquelle la décision de mettre en œuvre l’état d’urgence relève de l’instance la plus démocratique, en l’occurrence le parlement dans un régime parlementaire. Après le 11 Septembre, lorsque le Patriot Act a confié au président des Etats-Unis la majeure partie des pouvoirs, cette décision relevait, là aussi, du Congrès. C’est d’ailleurs le paradoxe français aujourd’hui, puisque l’état d’urgence est déclenché par le chef de l’Etat. Il s’agit d’une vraie bizarrerie dans un régime parlementaire.
En quoi la menace terroriste a-t-elle modifié la notion d’état d’urgence ?
Il existe aujourd’hui une forme de normalisation dans la réaction des Etats face au terrorisme. Ce schéma commun conduit les politiques à adopter le même comportement face à des événements. De la même façon qu’il y a une uniformisation de la violence telle qu’on l’identifie, on standardise aussi les réactions à cette violence. Il y a une confusion entre l’état d’urgence et la lutte contre le terrorisme, qui brouille la séparation des pouvoirs. Le Patriot Act a donné le la après le 11 Septembre. On a ensuite vu ce système se perpétuer dans le temps et dans l’espace, notamment en Europe et dans les pays du Maghreb. Ce pack sécuritaire antiterroriste revêt toujours les mêmes formes. Les normes de réaction commencent par des mesures liées aux flux migratoires, comme la fermeture ou le contrôle renforcé des frontières. Elles concernent ensuite le droit des étrangers. Puis étendent les pouvoirs des services de renseignement et facilitent les opérations de police, mouvement qui s’accompagne de la mise à l’écart du juge. Le terrorisme a cela de particulier sur le plan institutionnel qu’il bouleverse la séparation des pouvoirs, tant horizontalement, avec la captation du pouvoir normatif par l’exécutif et l’éloignement de l’autorité judiciaire, que verticalement, avec, dans les Etats décentralisés ou fédéraux, la recentralisation du pouvoir de décision.
Cette situation est-elle vraiment nouvelle ?
Dans son ouvrage, l’Etat d’exception, le philosophe Giorgio Agamben rappelle que l’état d’urgence a toujours existé. Le droit romain le définit comme une suspension du droit, un état hors du droit admis, mais pour une durée nécessairement limitée. La nouveauté actuelle réside dans le double langage : nous sommes toujours en démocratie, tout en appliquant des mesures qui ne relèvent pas de ce régime. La réaction au terrorisme a pour effet de renverser la hiérarchie des normes : il s’agit désormais de préserver la sécurité au détriment de la liberté. Aujourd’hui, le véritable changement de paradigme réside dans la normalisation de cet état d’urgence : ce qui est exceptionnel est voué à durer. Le dispositif se banalise en s’infiltrant dans le droit commun. On vote des lois visant à combattre ou prévenir des actes, notamment terroristes mais pas seulement. Elles portent l’adaptation des mesures d’exception à des situations qui ne relèvent pas d’une menace directe et imminente. L’exception devient la règle. Ce qui est surprenant, c’est l’absence de recul critique des responsables politiques.
Comment l’expliquer ?
Il y a un effet de sidération suite aux attentats, mais cet effet s’estompe avec le temps. L’absence de résistance est liée à d’autres raisons, notamment à une nouvelle hégémonie culturelle. En prolongeant un état d’exception, on habitue les gens à un autre état des rapports sociaux et institutionnels. Cette accoutumance finit par créer une nouvelle culture. En figeant l’hypothèse de l’exception dans l’ordre juridique, le projet de constitutionnaliser l’état d’urgence apparaît donc particulièrement dangereux.