Le thème que je croyais marginal s’est imposé. Je lis dans La Croix un témoignage d’un genre spécial « je n’ai jamais voté à droite, mais j’irai voter à la primaire pour une raison simple : éviter un duel entre Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen au second tour de la présidentielle. Pour moi ce serait une catastrophe. Or c’est en novembre que cela se joue : j’estime que je dois prendre mes responsabilités. Je voterai Alain Juppé. Bien sur ce ne sera pas un vote d’adhésion mais une manière d’écarter Nicolas Sarkozy ». Ces propos ne sont pas anonymes. Ils sont tenus par Florence Fourt, présentée comme « sympathisante de gauche ».
Le Monde aussi, pour une fois, cite de nombreux noms pour témoigner : Véronique Pors, 58 ans, infirmière, membre de la CFDT, Dominique Delrieu, 52 ans dirigeant d’un cabinet de conseil à Toulouse, Stephan Cenac, un ouvrier toulousain, Claire Perret 43 ans femme au foyer de Rueil Malmaison (Haut de Seine), Françoise Bruna-Rosso consultante à Nanterre, Nicolas Bertemes, ingénieur sans âge et sans ville, « en Mayenne ». Et ainsi de suite. C’est donc du sérieux. D’autant que le journal affirme avoir reçu 700 témoignages valides du même acabit. « L’affaire » occupe une pleine page annoncée à la « une » en bandeau titre sur cinq colonnes.
Dans ces conditions, on doit s’attendre à une reprise moutonnière du thème selon le cycle habituel. Et, bien sûr, ce cycle fonctionnera surtout comme une incitation et même comme une injonction. Comptons sur tous les pédants du beau monde de cette gauche-là pour cancaner sur « prendre ses responsabilités », « c’est là que ça se joue » et ainsi de suite. Le sujet permet un bon bourrage de crâne pour pouvoir devenir un bon bourrage d’urne.
Car c’en est un. Un bourrage d’urnes. Ceux qui se préparent à le faire savent qu’ils trichent car ils faussent une élection qui ne leur est pas destinée. En effet pour voter à la primaire de la droite, il faut d’abord signer une déclaration d’appartenance aux « valeurs de la droite et du centre ». Ils savent qu’ils mentent en signant. D’ailleurs dans le papier du Monde, la « femme au foyer » avoue qu’elle va signer anonymement. Françoise Bruna Rosso regrette que son père ne puisse tricher lui aussi car « il habite un village et il ne se voit pas participer au vu et au su de tout le monde ». Si ces déclarations sont consignées par le journal c’est parce qu’elles sont jugées représentatives de ce que l’enquête des deux journalistes, Benoît Floc’h et Manon Rescan, leur a appris sur le sujet. Aucune restriction sur la valeur de leur témoignage n’est signalée.
Il est donc important de voir aussi les autres caractéristiques de ce comportement telles qu’elles sont énoncées par les mêmes enquêteurs. D’entrée de jeu ces gens « de gauche » se disent persuadés que le deuxième tour sera entre droite et extrême droite. Ils en sont certains. Tous. C’est leur caractéristique commune. C’est leur raison d’agir. Comment le savent-ils ? On connaît la réponse : par les sondages. Ceux que les médias commentent en boucle. Voici donc l’ère de la théorie du jeu régnant en politique. Le comportement des acteurs est modifié par la connaissance supposée qu’ils ont du résultat.
Mais c’est la première fois que ce type de harcèlement produit une telle déformation du champ d’action des acteurs. Des gens de gauche vont voter dans une primaire de la droite pour en fausser le résultat car ils pensent en connaître le résultat et les conséquences pour eux le moment venu. Sur le plan de l’analyse politique, tel est l’évènement. Il est énorme. Étrangement, les enquêteurs n’évoquent pas un instant ce que cette situation a de totalement perturbant pour la démocratie. Pire : ils enfoncent le clou du désordre en ne disant même pas une seule fois que toutes ces certitudes sont de purs postulats auto réalisateurs.
Je me rends compte cependant, en écrivant, qu’il faut introduire une nuance. Il n’est pas prouvé que ces « gens de gauche » le soient tant que ça. En effet, l’enquête du « Monde » est toute surfilée de remarques qui montrent qu’un doute existe sur ce point. « Même si ce n’est pas ma tasse de thé, il est d’un centre droit proche de mes valeurs » ajoute Thierry Rognerud, enseignant retraité dans la Somme. La « femme au foyer », Claire Perret déclare : « je me sens de centre gauche, suffisamment proche du centre droit pour ne pas avoir le sentiment de vendre mon âme ». Et la même de faire savoir qu’elle avait voté Taubira en 2002, ce qu’elle juge aujourd’hui avoir été « une incursion idiote ». Mais de là passer à Juppé ! Tout de même ! Juppé, l’homme de novembre-décembre 1995. Condamné à de l’inéligibilité temporaire. Et cela par des gens qui disent voir en Sarkozy un « maffieux » qui « méprise la gauche ». Ils redoutent tant sa victoire qu’ils sont prêts eux-mêmes à mentir et à tricher en faveur d’un personnage lui-même assez mal noté au rayon de la vertu !
Au total, et pour autant qu’on puisse en juger en étudiant le contenu des papiers sur le thème, il s’agit en réalité d’un électorat très désorienté. Celui-ci ne forme plus son jugement sur des comparaisons de programmes ou des attirances de projets. Ils prolongent jusqu’à l’absurde total la logique du « vote utile », cet anéantissement de l’esprit civique. Pourtant, ils se présentent comme essentiellement mus par des considérations morales. Mais ils n’invoquent que des calculs politiciens et prônent des modes d’action immoraux faits de mensonges et de tricheries. C’est évidemment un comportement très socialement typé. Au point que l’article du Monde peut conclure que ce petit jeu, d’abord présenté comme un calcul de circonstances, pourrait devenir un vote final. L’article se conclut sur cette phrase : « À un point tel que certains envisagent même de voter pour lui dès le premier tour de la présidentielle.»
Dans ce cycle, donc, on commence par des sondages, on continue par des calculs d’opportunités et on finit par des votes réels de changement de camp politique. Était-ce si imprévisible ? Non. C’est même la conséquence la plus logique. Au point que l’on peut se demander si tout cela n’est pas mis en scène que pour cela.
Je ne sais pas quelle part de vérité contiennent ces articles de presse selon lesquels ces électeurs de gauche se prépareraient à aller voter dans la primaire de droite. Mais c’est certain : à force de le répéter en boucle d’un média à l’autre, cela banalise et encourage un comportement absolument lamentable en suggérant qu’il serait moral (« je prends mes responsabilités ») et même légitime. Il s’agit pourtant d’une honteuse malhonnêteté.
Les primaires sont sensées définir le candidat d’un parti par ses électeurs. Certes, elles fonctionnent comme un tamis social qui tient à l’écart les milieux populaires. Certes, encore, elles conduisent à une mutilation volontaire spectaculaire quand le candidat qui l’emporte a un programme totalement différent de celui de ses concurrents qui doivent pourtant ensuite le soutenir sans broncher. Certes, enfin, elles obligent moralement aussi les électeurs dont le candidat a été battu à voter pour le vainqueur. Et c’est là l’essentiel de ce système, sa raison d’être. Les battus se retirent de la compétition et joignent leur voix à celle du vainqueur. Sinon pourquoi faire des primaires ?
Dès lors, ces électeurs de gauche qui voteraient dans la primaire de droite disqualifient toute la prétention des primaires à être un mécanisme de régulation entre membres d’une même famille politique. Ils tuent la primaire en violant son principe moral de base : la bonne foi supposée des participants. Une partie du corps électoral vote donc dans une primaire qui n’est pas la sienne, faisant ainsi une décision qu’elle n’assumera pas ensuite dans les urnes. Car les électeurs de gauche qui, paraît-il, iraient voter Juppé à la primaire, pour l’essentiel, n’en déplaise aux espérances du Monde ne voteront pas pour lui ensuite au premier tour. Ils espèrent d’ailleurs ne pas avoir à le faire au deuxième tour non plus. Dans ces conditions le tableau de la fin est archi-nul.
Car on le savait déjà : au deuxième tour de l’élection, on ne choisit plus son candidat et son programme. On vote pour éliminer celui qui vous convient le moins. Mais voici qu’à présent au premier tour non plus on ne choisirait plus, puisqu’on devrait voter pour le candidat qu’ont choisi pour vous vos adversaires…
Cet imbroglio achève de ruiner de l’intérieur la crédibilité d’un système politique déjà tellement décomposé qu’il lui a fallu proposer ces « primaires » pour faire illusion. Mais c’est dire surtout quelle responsabilité morale prennent ceux qui s’apprêteraient ainsi à finir de truquer une élection déjà si lourdement biaisée. Le même raisonnement s’applique à qui voudrait « peser » sur la primaire des socialistes. Quel sens moral donner à un vote dont on n’accepte pas la légitimité s’il ne vous convient pas ? C’est encore une fois la base de la démocratie qui est percutée. Car voter c’est non seulement choisir mais c’est aussi s’engager à respecter le résultat. C’est le principe de départ. Sinon à quoi bon voter ?
Et c’est bien la raison pour laquelle je n’y participe pas, quand bien même, me dit-on, je serais « certain de gagner ». Comme cette certitude ne peut-être une raison d’agir, je m’en tiens au principe moral de loyauté : puisque je ne me soumettrai pas à une candidature du PS, quelle qu’elle soit, je ne participe donc pas au vote. Comment comprendre que d’aucuns participent comme votants sans s’engager à respecter le résultat ?
Pour finir, ces primaires qui se disent d’autant plus démocratiques qu’elles se veulent « ouvertes » seront par là même un moment de plus qui aggravera la confusion et le règne du mensonge. En cela elles plombent un peu plus lourdement le système politique qu’elles prétendaient pourtant rénover.