memorial acte melenchon

Memorial ACTe : une formidable machine à incruster

Je suis venu aux Antilles non pour « découvrir » ni faire mine d’entendre « tout le monde », dans la tradition ridicule de ce type de déplacement. Je suis déjà venu plusieurs fois aux Antilles, à titre personnel et même comme ministre. Je connais comme on peut connaître : reste toujours à savoir davantage que ce que l’on sait, bien sûr. Cette fois-ci, je venais ouvrir le processus de discussion du livret que « la France insoumise » met en débat sur la politique à mener sur ces territoires, en cohérence avec le plan d’ensemble du programme L’Avenir en commun. Pour moi, il est décisif que le programme reste un processus ouvert, évolutif tout au long de la campagne.

Sur place, l’accueil a été spectaculaire et l’intérêt accordé à ma présence m’a marqué. La jonction de l’équipe de campagne avec les insoumis locaux, magnifiquement mobilisés et organisés, a fait merveille. Une nouvelle fois se conjugue bénévolat et expertise d’action venant de gens qui se mettent en mouvement librement. Bénévoles, tout le temps, mais pour autant rarement des amateurs. J’ai pu aussi me rendre compte de l’impact sur les gens des deux lignes d’objectifs que nous proposons dans le cadre de la planification écologique : l’autonomie énergétique et l’autonomie alimentaire. Et en écoutant tous ceux que je rencontrai, je me souvins comment une île fonctionne comme une loupe. Si la Corrèze et la Lozère s’interrogeaient comme on doit le faire ici à tout propos pour survivre, sans doute ces deux départements se penseraient-ils eux-mêmes de toute autre manière.

C’est bien pourquoi les Antilles peuvent être une avant-garde et des pilotes du nouveau modèle économique que nous proposons. Mais surtout, j’ai pu voir de près comment fonctionne le modèle contraire : chômage de masse, malbouffe généralisée, pollution à gogo, gaspillage des ressources naturelles. Et la malvie : ici sans eau, là-bas sans transport, et partout tout très cher. Pas seulement cher : très, très, cher ! J’ai déjà commencé à retraiter personnellement le document de travail que nous avons mis en débat. Mais à présent je veux parler d’autre chose. D’une brûlure reçue ici.

Le Memorial ACTe sur l’esclavage visité en Guadeloupe me poursuit. Depuis cette visite je lis chaque jour quelques pages du superbe livre qu’on m’y a offert. Que de choses se sont mises en mouvement dans mon esprit ! Ce que mon esprit avait emmagasiné, ce à quoi j’avais participé n’était pas vraiment entré dans ma peau. Je pense à cette inauguration d’une statue de Toussaint Louverture que j’avais fait installer comme maire adjoint à la culture dans ma ville de Massy, de plain-pied sur le côté de la place du marché. Puis cette première journée de célébration de la fin de l’esclavage au jardin du Luxembourg, dans la semaine de passage de pouvoir entre Chirac et Sarkozy. Maryse Condé était assise sur un petit fauteuil et Christiane Taubira l’entourait d’attention. Mais la parole resta masculine et tragiquement éloignée… Je pensais surtout ces heures rédemptrices dans le petit musé de Champagney en Haute-Saône où se perpétue le souvenir d’une pétition adressée au roi pour l’abolition de la traite négrière . Elle avait été rédigée à l’instigation d’un officier de cavalerie en congé dans sa famille qui était membre de la fameuse « société des amis des noirs » qui attisaient les braises d’où jaillit la grande Révolution de 1789. Mais ici, mes guides Jacques Martial et Thierry Lestang se relayant pour expliquer, l’un l’histoire, l’autre le sens culturel de ce qui se voyait, me dépouillèrent de mes vieilles choses pensées pour me rendre disponible à ce que je voyais et ressentais.

L’esclavage n’a pas été un phénomène périphérique mais le cœur économique d’une période spécifique de mondialisation et d’accumulation du capital. Le capitalisme colonialiste est un système ancré dans la souffrance, la violence et la négation de l’humanité des dominés. Les puissants sont passés de ce système à celui que nous avons sous les yeux comme on change de chaussure. La logique reste la même : se procurer du travail humain à vil prix pour produire une marchandise « moins chère » obtenue pour l’export au détriment de toutes autres considérations ou productions. L’esclave et « l’uberisé » ont en commun d’être les travailleurs sans droit de ceux qui les exploitent sans aucune obligation contractuelle. Mais ce rapprochement ne me fait pas perdre de vue ce qui reste le plus marquant et me perturbe encore à l’heure où je tape ces lignes.

Le plus traumatisant pour moi, en tant que philanthrope, est la compréhension (prendre avec soi) de l’énigme qu’est la durée du crime qui a été commis et perpétué pendant plusieurs siècles. De ce fait, dans ce voyage aux Antilles, un fait de connaissance est devenu un fait d’existence personnel. Il s’est incrusté. Le mémorial réalise cette opération sur ses visiteurs. Et ce n’est pas sans douleur. Exactement comme la Shoa est entrée en moi après avoir vu le film de Lanzmann, même si je savais déjà avant, bien sûr, de quoi il s’agissait. D’ailleurs, pour moi, désormais, les deux faits ont beaucoup à voir quant aux formes de la violence qu’ils déploient, et le caractère stupéfiant de l’organisation méthodiquement inhumaine qu’ils mettent en œuvre. À cette différence remarquable que la mise en servitude de millions d’êtres humains, juridiquement considérés comme des biens mobiliers et traité plus brutalement qu’aucun bien matériel, dura des siècles. Et au fil du temps, la sauvagerie, le sadisme assumé comme instrument de contrôle se sont affirmés comme des faits de culture commune pour les dominants d’alors. Et la contamination raciste qui en est le support n’a pas fini d’empoisonner la société.

De toutes ces horreurs ressort cependant une marque qui fait sens à l’instant où l’on pourrait se décourager de l’humanité. Ce fait, c’est que jamais les esclaves ne se sont résignés à leur situation. L’histoire de cet interminable martyr est aussi celle de révoltes permanentes sous toutes leurs formes en dépit de répressions abominables. L’insoumission a été la marque de leur humanité revendiquée comme droit à la liberté. Alors j’ai en tête, comme un écho, cette phrase terrible de Robespierre, abolitionniste fervent, sous les reproches de quelques-uns des personnages si prisés aujourd’hui pour leur « modérantisme ». Ils l’accusaient de provoquer une catastrophe économique aux colonies sucrières : « périssent les colonies plutôt qu’un principe ». Entre ceux qui revendiquent leur liberté au prix du sang, de la mort, et des plus abominables représailles et ceux qui refusent quelque aliénation que ce soit de la dignité humaine sous les prétextes d’efficacité économique, il y a pour toujours un pacte à travers le temps et l’espace.

Puis quand enfin a sonné cette heure de la liberté avec le vote de l’Assemblée nationale en 1794, les libérés se sont jetés de toutes leurs forces dans la bataille pour les libertés des autres partout dans les Caraïbes et sur le continent. À quoi succède l’abjection du rétablissement de l’esclavage par Napoléon, tache pour toujours sur cette « gloire » qui lui est si facilement et aveuglément concédée quand il fit mourir mille fois plus de monde que la période de la grande terreur sur laquelle se concentrent les avanies des ennemis du peuple en action qui conchient les libérateurs, louent leurs assassins, pour mieux laisser chérir les tyrans.

J’en parlerai surement de nouveau dès que la poussière de sentiments que l’évènement a soulevé en moi sera retombée. J’ai choisi des lectures qui n’ont rien arrangé à mon humeur. Car je suis revenu à « la rue Cases nègres » de Joseph Zobel et une fois fini de lire, le cœur retourné, j’ai fait l’erreur de me mettre à « la sixième extinction » d’Élisabeth Kolbert qui est un autre miroir de la sauvagerie irresponsable des humains. Ces horreurs sont parvenues jusque dans mes os en même temps que je constatais les ravages qui continuent ici sur les êtres et sur la nature. Et chaque fois que je voulu revenir à l’info courante sur les réseaux et les journaux, je fus éclaboussé de sang ou d’ignominies. Alors pour la première fois depuis bien longtemps, comme un porteur fourbu, je fis une pause et je décidais de vous oublier tous et je me consacrais à l’observation des vagues qui se brisent sur les cailles au Vauclin. Elles viennent à bout de tout. Mais ça prend du temps.

DERNIERS ARTICLES

Rechercher