jean-pierre chevenement

Lettre à Jean-Pierre Chevènement

Paris, le premier septembre 2015

Cher Jean Pierre,

Je ne participerai pas à ton colloque du 26 septembre. Je t’avais bien informé en amont de mon refus complet d’être associé de quelque façon que ce soit à l’idée lourdement erronée à mes yeux de « l’alliance des républicains des deux rives ». Mon appréciation sur ce point est aussi ancrée que la tienne. C’est pourtant le sens que tu as donné à ton initiative dans l’entretien que tu as donné au JDD. Dès lors, je sais trop bien comment, quoique je dise ou explique sur place, la petite musique délétère des chiens de garde du système m’assignerait à cette ligne politique, que je désapprouve pourtant depuis toujours, comme je te l’ai expliqué de vive voix. Cette confusion achèverait le bouclage mental qui s’opère déjà autour de la thèse selon laquelle tous les défenseurs de la souveraineté populaire seraient voués à se retrouver unis alors même que leurs convictions écologiques et sociales s’opposent en tous points. L’intervention consternante de Jacques Sapir appelant à une alliance avec le Front national a offert aux griots du système l’argument qu’ils n’étaient pas parvenus à imposer en défense du « oui » lors du référendum de 2005 sur la Constitution européenne. Ta proposition de dialogue avec Nicolas Dupont-Aignan va dans le sens de cette confusion inacceptable. Sais-tu qu’il s’est prononcé pour remettre en cause le droit du sol ? Devra-t-on discuter de sa proposition de choisir Marine Le Pen comme Premier ministre s’il était élu Président de la République ? Si respectable qu’il soit et si estimable que soit sa résistance aux pressions de son camp, il est à mes yeux bien ancré sur une rive où je ne veux pas aller.

Il peut arriver que, dans des circonstances exceptionnelles, le devoir commande de se serrer les coudes face à l’envahisseur momentanément victorieux comme le fut l’Allemagne nazie. Mais alors il faut se souvenir que les ancêtres politiques du Front national collaboraient avec l’ennemi. L’argument national, lorsqu’il prétend effacer les autres questions qui se débattent dans une société libre, fonctionne comme un étouffoir des questions pourtant au cœur de la vie de nos sociétés. J’en donne un exemple actuel. Les nationalistes catalans de droite et de gauche se sont unis en Espagne pour présenter une liste commune aux élections. Dans cette circonstance, ils affrontent la liste unie de nos camarades d’Izquierda Unida, de Podemos et des rassemblements citoyens qui les ont battus à Barcelone. Au nom de l’unité nationale, la droite républicaine catalaniste impose le silence à la gauche républicaine catalaniste sur les questions écologistes et sociales mais aussi sur l’élargissement du pouvoir des citoyens. Ce sont pourtant les urgences brûlantes de la vie quotidienne des gens du commun. Devons-nous conseiller à nos amis d’oublier eux aussi leur programme écologique, social et citoyen pour réaliser « l’unité des républicains catalans des deux rives »? Nous priverions alors les citoyens de la seule alternative réelle au système dominant ! Le rêve de nos adversaires serait accompli sans qu’ils aient à fournir le moindre effort. L’union des républicains des deux rives, et n’importe quelle union nationale, se font partout et toujours au prix du silence de la gauche sur les ambitions de progrès humain de la société.

La République est un cadre et un idéal humain dont le contenu diffère du tout au tout entre ceux qui veulent la faire vivre. Nous sommes les partisans de la « République jusqu’au bout », c’est-à-dire partout et pour tous, de la cité à l’entreprise et avec la nature. Je me bats pour une sixième République parlementaire et pour l’abolition de la monarchie présidentielle actuelle. Mais à nos yeux, les menaces qui pèsent sur la République en France sont le résultat des impératifs du système financier qui domine tous les compartiments de la vie en société. Il exige en effet une dérégulation et une mise à l’écart des procédures démocratiques comme le proclame l’ordolibéralisme allemand. De même, l’agression contre-républicaine des institutions européennes et sa violence ne s’expliquent pas par un défaut de convictions républicaines mais par les intérêts matériels financiers qui sont prioritaires pour ces institutions. C’est donc la cause, la racine qu’il faut atteindre et non saupoudrer la conséquence de déclarations républicaines émouvantes sans prise sur les origines du problème. J’achève en te disant que nous commettrions un sectarisme parallèle à celui du parti de Sarkozy si nous nous regroupions pour prétendre être les seuls « républicains ». Le peuple français est républicain dans sa quasi-totalité. « Liberté égalité fraternité » : il en défend de cœur l’esprit et la finalité sans aucune difficulté. Mais il est partagé sur la façon de faire vivre sa République. Cette dispute est noble. Son existence entretient la pérennité de la République en même temps qu’elle la régénère sans cesse du seul fait qu’il entretient l’existence d’un espace public délibérant et décidant. Empêcher ce débat au nom de « l’unité des républicains des deux rives » c’est aller contre le but que l’on vise. Se proclamer seuls républicains est une lourde faute qui minorise l’idéal qui est pourtant revendiqué.

Cher Jean-Pierre, toutes ces raisons te sont connues. Je te les confirme et je t’en avais prévenu. Je tiens toutefois à te dire mon estime et mon profond respect pour tout ce que tu as apporté à l’action de la gauche depuis le programme commun jusqu’à ta démission du gouvernement par refus de la guerre du golfe. La démarche que tu entreprends finira mal, contre ton avis car je n’ai nul doute sur la fermeté de tes convictions humanistes. Au mieux un petit regroupement électoral au pire une débandade contre nature. Si tu venais à constater que rien ne se peut de cette façon, tu seras le bienvenu dans nos rangs, ceux de la république écologique et sociale, où nous serions fiers de te voir. Ta place est dans ta famille de gauche dont tu as été un inspirateur constant. C’est pourquoi je te propose de participer à la conférence européenne pour le plan B dont nous donnerons le départ Oskar Lafontaine, Yanis Varoufakis et moi à la fête de l’Humanité. Tu as été assez précurseur dans ce domaine aussi pour comprendre l’importance d’une telle réunion internationaliste. C’est pourquoi je pense que tu y seras intéressé.

Avec mon affection républicaine et toute mon amitié, je me dis bien à toi,

Jean luc Mélenchon

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