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Financer les mosquées pour les contrôler est un leurre – Par Henri Peña-Ruiz

Cette tribune a été publiée sur le site de Libération. Henri Peña-Ruiz est philosophe et écrivain.

Faut-il financer des lieux de culte musulmans sur fonds publics ? La question vient de ressurgir, rendue plus vive par la radicalisation islamiste. Le but serait d’éviter des prêches peu compatibles avec les principes de droit républicains et de tarir ainsi une des sources du fanatisme religieux. Dans cette hypothèse, les causes de nature sociale sont un peu vite passées sous silence.

Résumons pour l’heure un argument ressassé : payons des lieux de culte au lieu de laisser l’Arabie Saoudite le faire. Ainsi nous pourrons contrôler les discours qui s’y tiennent et leurs auteurs patentés afin d’éviter la propagation d’un islamisme fanatique. Bref, payons la salle de concert ainsi que l’orchestre et nous dicterons la musique. L’apparence de vérité d’un tel raisonnement n’est qu’un leurre.

La première remarque concerne le lien supposé entre le fait de payer un lieu de culte et le contrôle que cela rendrait possible. En République, ce lien n’existe pas juridiquement. Il ne peut se concevoir que dans le cas d’un particulier aisé qui finance un lieu de culte dont il exige la soumission idéologique en tout. Une étrange idée de la liberté religieuse. Quel croyant peut accepter ce chantage qui en somme achète la soumission ? «Je vous paie une mosquée. Mais attention à ce que vous y direz !»

La deuxième remarque est un rappel. En République, nul besoin de payer pour contrôler. Ce n’est donc pas la domination qui joue, mais la loi commune à tous. Une loi que le peuple souverain se donne à lui-même, contrat de tous avec chacun et de chacun avec tous. L’égalité horizontale des contractants prend la place de la dépendance verticale. Et, pour obtenir le respect des droits humains qui fondent le contrat social, nul besoin de l’acheter. C’est l’essence même du droit commun qui vaut régulation. Un imam qui appelle à battre une femme, comme l’imam Bouziane à Lyon en avril 2004, est passible de poursuites pénales pour incitation à la violence et mise en danger de l’intégrité physique d’une personne. Un prêtre catholique intégriste qui inciterait à empêcher une représentation théâtrale ou la projection d’un film peut être poursuivi pour incitation à la violence.

Tel est l’État de droit et il n’a rien à voir avec le chantage implicite d’un financement public. L’origine du financement de la mosquée ou de l’église ne fait rien à l’affaire. D’ailleurs, vouloir payer pour contrôler, c’est faire preuve de condescendance pour les fidèles d’une religion, en se substituant à eux pour la délivrer de ses dérives intégristes. La République se contente de dire le droit et de poser, ainsi, les limites de pratiques religieuses qui lui contreviendraient. En parallèle, les religions doivent procéder à une adaptation issue de l’intérieur et non achetée de l’extérieur. Le raisonnement qui consiste à dire «payons pour contrôler» est en fait d’un autre âge. Il n’a rien à voir avec l’émancipation républicaine. Il remonte à trois modèles typiques du rapport de dépendance interpersonnelle propre à l’Ancien Régime : ceux du mécénat, du gallicanisme et du concordat. Un peu d’histoire.

Le mécénat intéressé fut longtemps le fait des rois, des empereurs ou des papes. Il opérait selon la logique d’une commande précise et conditionnelle : l’argent donné à l’artiste avait pour contrepartie la stricte conformité de l’œuvre au désir du payeur. Un exemple célèbre : le pape Clément VII commande à Michel-Ange une fresque à peindre sur le mur d’autel de la chapelle Sixtine, le Jugement dernier. Après six ans de travail, l’œuvre est dévoilée le 25 décembre 1541. Scandale. La nudité des corps expose la beauté des êtres humains. En 1564, Daniele da Volterra, disciple et ami de Michel-Ange, est chargé par le pape Paul IV de peindre des culottes sur les nus de la fresque. D’où son surnom de Braguettone (culottier). Cette censure a posteriori a transformé l’œuvre en chose possédée et ne l’a pas respectée. Autre exemple : Victor Hugo verra sa pièce Marion de Lorme censurée en août 1829 par le roi Charles X, qui lui proposera une pension de 4 000 francs comme dédommagement. Le poète refusera cette somme considérable, si manifestement liée à une volonté d’allégeance.

Prenons maintenant l’exemple du gallicanisme et de l’anglicanisme. Tous deux se définissent par une domination politique des Etats nationaux (France, Angleterre) sur l’Eglise. Le financement du culte est aussi sa mise en tutelle. Henri VIII, roi d’Angleterre aux sympathies luthériennes, fonde la religion anglicane après s’être heurté au pape Clément VII, qui l’a excommunié pour cause de divorce et de remariage avec Anne Boleyn. En 1534, le roi fait voter l’acte de suprématie qui fait de lui le chef d’une nouvelle Eglise, promue Eglise d’Etat : l’Eglise anglicane, qui conjugue une théologie protestante et une liturgie catholique. En France, Philippe IV le Bel tente (en vain) de reprendre au pape le pouvoir d’investiture des évêques. Il inaugure ainsi la démarche monarchique du gallicanisme qui entend affirmer la souveraineté du pouvoir temporel. Plus habile, Louis XIV sera dit par Bossuet monarque de droit divin, tout en régentant la chose religieuse notamment par l’abrogation de l’édit de Nantes, signal de nouvelles persécutions contre les protestants. Cette dérive du gallicanisme tourne au despotisme. Le gallicanisme royal n’a donc rien à voir avec la laïcité républicaine, car celle-ci sépare religion et politique sans soumettre l’une à l’autre. Contrairement au gallicanisme qui s’assure le contrôle de la religion par le pouvoir d’Etat, la séparation laïque se contente d’affranchir la loi civile de toute norme religieuse.

Quant au concordat, comme celui de Napoléon Bonaparte (1802-1807), il conjugue à l’égard des Eglises l’octroi de privilèges et la mise en tutelle, notamment par la nomination des responsables religieux. D’un côté, de l’argent et une reconnaissance publique pour les cultes et les clergés, de l’autre, une allégeance au pouvoir en place : tel est le marché. Le concordat napoléonien de 1802-1807 va s’assortir d’un catéchisme impérial et d’un sacre religieux. Napoléon ne restaure les privilèges des religions que pour obtenir en retour une sacralisation de son pouvoir. Aujourd’hui, dans un contexte républicain, un tel héritage n’a plus aucun sens. L’Etat ne contrôle plus l’Eglise, dont il entérine sans discussion les nominations. En revanche, celle-ci continue à jouir des privilèges juridiques et financiers sans contrepartie. Aussi injuste qu’anachronique, le concordat met à la charge de contribuables athées ou agnostiques l’entretien de cultes auxquels ils n’adhèrent pas. Il détourne ainsi l’argent public vers des intérêts particuliers, au détriment des services publics d’intérêt général.

Une République digne de ce nom ne peut reprendre à son compte des pratiques de l’Ancien Régime. D’abord, elle oublierait que dans un Etat de droit, c’est par les lois que l’on empêche a priori et que l’on sanctionne a posteriori tout agissement qui contrevient aux principes fondateurs de l’ordre public. Ensuite, elle violerait le principe d’égalité des athées et des croyants en faisant payer aux premiers les dépenses cultuelles des seconds. Etrangement, c’est ce principe d’égalité que M. Ries, maire socialiste de Strasbourg, oublie et bafoue en soutenant le financement concordataire des religions. Pourquoi ne pas financer aussi la Libre pensée, l’humanisme de la franc-maçonnerie et l’Union rationaliste ? Enfin, la dépense publique, si décriée par le néolibéralisme, se trouverait alourdie au profit d’intérêts particuliers alors que des dépenses d’intérêt général sont négligées.

Est-ce le dernier mot ? Non. Car si la lutte contre la radicalisation intégriste est une exigence, il faut remonter à toutes ses causes. Or, le capitalisme néolibéral ne cesse de privatiser, de détruire les services publics, de produire du chômage en externalisant les coûts sociaux, écologiques et humains. Il transfère à la charité religieuse ce qui naguère relevait de la solidarité propre à une république sociale. Un transfert dangereux qui accroît les occasions d’intervention de responsables religieux parfois hostiles aux lois républicaines. Le couplage entre la dérive néolibérale et le retour en force des cléricalismes les plus intolérants n’a rien d’un hasard. Qui est responsable de cette terrible dérive ? Ceux qui laissent la place aux religions pour panser les plaies d’une société malade, d’un lien social vidé de son sens humain, d’un bien commun sans moyens réels pour faire vivre la solidarité.

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