Je suis allé à Barcelone tenir meeting aux côtés de nos amis de « Catalunya en Comú », alliance locale de Podemos et de diverses composantes politique de « l’autre gauche » catalane. Parmi celles-ci « Barcelona en comú » au nom de laquelle Ada Calau, maire de Barcelone, a pris la parole dans ce meeting. Le chemin choisi par nos amis et leur candidat à la présidence de la Generalitat, Xavier Domènech, est un chemin de crête. Ils refusent de s’aligner sur l’un des deux blocs aujourd’hui dominants : d’un côté les indépendantistes catalans, de l’autre les « unionistes » espagnols (de la droite post franquiste au PS). Leur projet est de sortir par le haut c’est-à-dire de parvenir à un gouvernement progressiste en Catalogne. Un gouvernement « pour tous », c’est-à-dire ayant en priorité à son agenda la question sociale et pas pour un « nationalisme » contre l’autre. Les chances de gagner sont très faibles. Les chances d’être les faiseurs de rois sont très grandes. Car aucun des deux blocs « nationalistes » ne semble en état de réunir à lui seul une majorité. L’option « ni-ni » ouvre donc une issue. Dans l’ambiance locale survoltée, il faut oser !
Mais quel autre chemin prendre ? Car la caractéristique des deux camps centrés sur l’indépendance (en pour ou en contre) est de nier la question sociale ou écologique qui ne tient aucune place dans leur offre politique. De bien des façons on peut dire que le cadre même de leur positionnement exige que tout ce qui ne concerne pas la question nationale, ou pourrait entraver le rôle fédérateur qui en est attendu, est repoussé hors du champ. C’est l’éternel vieux débat sur le sujet du nationalisme et de son articulation avec la question écologique et sociale. Sur le vieux continent européen le bilan est clair : le nationalisme a toujours été essentialiste, ethnicisant jusqu’au racisme et xénophobe. Au point que François Mitterrand a pu résumer : « le nationalisme c’est la guerre ». Il en va tout autrement dans le nouveau monde où le nationalisme est avant tout un acte de rejet de l’impérialisme américain. Il est donc le plus souvent progressiste puisque les États-Unis sont toujours en position sociale réactionnaire.
La vague des nationalismes dans l’Europe actuelle est de deux sortes. D’un côté le nationalisme de la vieille école, autoritaire et xénophobe. Il est le plus souvent d’ailleurs nourri et dirigé par l’extrême droite. C’est le cas de l’Europe de l’Est, Autriche et Pologne incluses. L’autre nationalisme est celui des sécessionnistes. Ecossais, Flamands, Catalans et ainsi de suite. Sur la base d’un ethnicisme « régional » il s’agit de récupérer une souveraineté assimilée à l’idée que le pouvoir central ayant échoué à régler les problèmes, un gouvernement local indépendant y parviendrait. On voit bien vite comment cette idée est liée au fait que le gouvernement central a été réduit à l’impuissance par les politiques européennes de coupes claires dans les budgets sociaux et par les plans de liquidation des services publics, deux fondamentaux de la raison d’être de la communauté nationale. Dans le cas européen, cette politique s’est accompagnée d’une volonté délibérée de miner les États-nations et de fortifier des structures fédératives sur le modèle des länders allemands. Autrement dit : dans des États sans chômage, bien équipés et socialement accompagnés, les séparatismes ne s’exprimeraient pas du tout de la même façon et seraient restés sans doute extrêmement minoritaires. Surtout si l’État-nation s’était montré respectueux et soucieux des problèmes et frustrations soulevés par l’opinion populaire.
En Catalogne, Podemos tient compte du fait que le vote indépendantiste n’est pas fédérateur mais clivant. Clivant de deux façons. D’abord parce qu’il partage toutes les catégories sociales et le peuple lui-même en opposant deux points de vue par définition inconciliables. Ensuite parce qu’il institue un paysage politique où chacun est mis en demeure de radicaliser son choix en assumant qu’aucun compromis n’est possible. Podemos propose donc un déplacement du débat sur les thèmes qui finissent par mettre à nu les contradictions sociales de chaque camp et donc l’illusion que chacun de ces camps constitue en tant que « camp ». Ce déplacement propose une autre ligne fédératrice dont les aliments sont les exigences écologiques et sociales. Il milite donc pour une formule gouvernementale « progressiste » incluant la gauche indépendantiste et la gauche « unioniste ».
J’ai accepté et partagé ce cadre. Je le crois le plus utile pour les voisins que nous sommes, très directement intéressés par la paix à nos frontières. Utile pour les amis des peuples en Espagne que nous sommes. Autant le leur dire : on n’a jamais construit une nation à coup de trique. On ne fait rien de bon quand la pâte est sortie du tube si on pense la faire y revenir avec des troupes qui cantonnent. Sauf au prix d’une dictature. Et celle-ci ne dure jamais aussi longtemps que le croient ceux qui les instaurent. La fraternité est une composante objective d’une communauté humaine, fusse-t-elle aussi étendue que l’est une nation. Je crois bien que c’est une donnée invariante d’échelle. Ne parle-t-on pas de « l’affectio societatis » pour désigner en latin le lien qui unit des personnes qui fondent une entreprise ? Pour se figurer correctement l’enjeu d’un tel sentiment il n’y a qu’à imaginer l’inverse s’il survient parmi les composantes de cette entreprise : la mésentente. C’est pourquoi les juristes insistent sur le caractère volontaire et conscient de ce sentiment « affectio societatis ».
Sans étendre outre mesure le parallèle on peut cependant comprendre qu’un tel lien ne peut exister là où l’un domine, humilie l’autre ou le conduit contre l’idée qu’il se fait de ses propres intérêts. L’inégalité est donc l’obstacle le plus évident au lien de fraternité. La question des séparatismes, que je distingue du pur nationalisme se traite donc à l’endroit où se reconstruit le lien social car c’est la que se reforment les « affectios ».
Une autre question vient sur ce thème. C’est celle de la signification de la souveraineté et de sa source. Pour nous, jacobins, la souveraineté est celle du peuple. Aucune autre source n’a de légitimité à gouverner la société. Je ne glose par sur le thème. Quoiqu’il soit important de bien situer chacun des termes fondamentaux de l’équation républicaine. Je m’arrête sur un point : la forme institutionnelle que doit prendre l’expression de la souveraineté populaire. On s’accorde à penser qu’une relation directe de pourvoir n’est pas possible à 65 millions. Le besoin d’un mécanisme de représentation est donc quasi incontournable. Je n’entre pas non plus dans cette discussion ici. Je relève seulement qu’une médiation est toujours jugée nécessaire. Le vote, le tirage au sort, sans être identique ni de portée égale, peuvent être considérés comme de telles médiations.
Le régime intérieur du mouvement « La France insoumise » cumule les deux modes. Donc on peut en conclure que l’unité et l’indivisibilité du peuple n’est pas forcément celle des formes de l’institution. La République française est une et indivisible. Mais elle comporte en son sein diverses formes institutionnelles pour que s’exerce la souveraineté du peuple. Le gouvernement de la Polynésie, celui de la communauté de Wallis-et-Futuna, le congrès du territoire de la Nouvelle-Calédonie, et ainsi de suite, attestent de la diversité des formes que prend l’expression de la souveraineté populaire au sein même d’une République « une et indivisible ».
Cela devrait nous aider à penser autrement que par la violence ou la sécession le cas de la Corse. La spécificité de la Calédonie a été introduite dans la Constitution. Ce fut en raison du fait colonial reconnu comme tel. Faut-il cette extrémité pour y parvenir ? La plateforme de la liste de monsieur Simeoni qui a largement gagné les deux dernières élections sur l’île réclame une autonomie avancée. Et/Mais elle demande à l’inscrire dans la Constitution. Ce qui revient à dire que l’unité et l’indivisibilité de la République est reconnue par tous puisqu’elle est également proclamée par cette Constitution. C’est donc une base de discussion acceptable sans déroger aux principes fondamentaux. Nous sommes ici dans l’essence de la souveraineté populaire. On a connu plus radical. La Constitution de 1793 prévoyait que si un tiers des assemblées départementales rejetaient une loi celle-ci ne s’appliquait pas. À mon avis, on a trop confondu le jacobinisme et sa dégénérescence autoritaire imposée Napoléon Bonaparte. L’Histoire est assez pleine d’humour pour qu’on ait eu besoin d’un Corse pour diminuer les libertés individuelles et collectives après une révolution faite pour les émanciper.
D’un autre côté les amis de monsieur Simeoni voudraient que la loi puisse être spécifiquement « adaptée » localement. C’est déjà le cas dans plusieurs territoires français. Et en Corse même dans l’ancien statut. Mais cela n’est pas acceptable tel quel à mes yeux. Je précise : ce n’est pas le principe de « l’adaptation » que je mets en cause. Ni même celui de l’initiative locale des lois applicable sur l’île. Je conteste qu’une fraction du peuple décide que la loi de tous ne s’applique pas à tous sans que tous aient donné leur avis. Donc une « adaptation » ou même une initiative législative ne devrait pas être possible sans être approuvée ensuite par la représentation commune du peuple tout entier. Imaginer une navette législative entre l’assemblée territoriale et l’Assemblée nationale n’est pas si difficile. Dès lors autant être clair : le séparatisme ne peut rester l’apanage de la plus petite partie. La plus grande devrait aussi être autorisée à se prononcer sur son envie de continuer à faire République commune si les conditions choisies par la partie séparatiste contreviennent aux principes et intérêts communs tels que pensés et voulus par le reste de la population. La relation de la Corse à la République qui l’englobe ne peut être construite sans une confiance réciproque. Elle ne peut être un simple lien administratif qui aurait vocation à se diluer dans l’eau froide du bilan des avantages et des inconvénients soupesés. Cela doit être un « affectio societatis » conscient et volontaire, un référendum quotidien, une fraternité choisie et alimentée.