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Le pays où on demande « qu’est-ce qu’on attend ? »

eJeudi dernier, j’ai pu joindre mon ami et camarade Hamma Hammami en Tunisie. L’ancien candidat à l’élection présidentielle est le porte-parole le plus connu du Front populaire de ce pays. Son autorité morale dépasse largement le périmètre des électeurs du Front. Il fait partie d’une élite humaine tunisienne. Celle qui a su garder son sang-froid dans les moments difficiles. Celle qui a préservé la Tunisie d’un dérapage généralisé dans la violence dans les moments très durs que le pays a connu sous la pression du parti islamiste Ennahdha après la chute de Ben Ali. Ma pensée est vers ces moments où l’on tuait devant chez eux Chokri Bélaïd ou Mohamed Brahmi, nos camarades. Alors le choix fut fait de ne répliquer que par l’action toujours plus déterminée au Parlement et dans les manifestations politiques. Avec le recul, tout cela peut paraître simple et évident mais cela ne l’était pas dans l’ambiance de l’époque.

Je voulais entendre Hamma Hammami parce que son analyse me manquait avant de mettre quelques mots sur cette page. Comme tout le monde, j’ai été saisi en apprenant qu’une nouvelle vague sociale déferlait sur la Tunisie. L’information est arrivée sur nos médias sous l’angle habituel anxiogène sous lequel est traité toute révolution. On a d’abord entendu parler du mort et des blessés parmi les forces de l’ordre. J’ai compris entre les mots et les images que les manifestations sociales étaient puissantes, que le système en était déjà à tenter de démonétiser le mouvement à coup de provocations pour produire les images attendues d’un chaos attribuable à « la rue ».

Si cette crise inquiète tant les puissants, c’est qu’elle concerne l’essentiel, ajourné depuis six ans : la question sociale. La crise sociale reste le non-dit de la période post Ben Ali. Pourtant, c’est elle qui a provoqué la chute du dictateur. Sept ans après, rien n’est réglé sur ce plan. Au contraire, la situation a empiré. Les coups de fouets du FMI et de la Banque mondiale n’ont pas été économisés ! La main de fer du gouvernement Hollande n’a interrompu aucune dette alors même que la Tunisie menaçait d’être étouffée. Le PS français et son gouvernement soutenaient le gouvernement du PS tunisien alliés aux islamistes. Tout ce petit monde a bricolé des politiques dont le but essentiel était de préserver la structure de pouvoir économique en place. Pendant ce temps, les islamistes, avec leurs crimes comme celui du musée du Bardo, tentaient de faire fuir les touristes pour prendre à la gorge les ressources du pays.

J’avais besoin de ce contact pour avoir une évaluation aussi objective que possible. Car la semaine dernière a été émaillée de manifestations rassemblant des milliers de personnes. Leur protestation contre le gouvernement et l’austérité qu’il a mise en place se place sous un mot d’ordre simple et mobilisateur. Comme d’habitude, les slogans spontanés des mobilisations populaires résument bien le moment politique et lui ouvre souvent un chemin. On se souvient il y a six ans du slogan de la révolution qui a renversé le dictateur Ben Ali le 14 janvier 2011 : « dégagez ». On sait quel destin a été celui de ce simple mot. Il contient toute la phase « destituante » de la phase que nous vivons.

À présent, la consigne est « fech nestannew » c’est-à-dire « qu’est-lce qu’on attend ? ». Le mouvement a touché le pays tout entier. Comme en 2010-2011, les forces syndicales ou politiques organisées n’en sont pas à l’origine. Le mouvement a démarré spontanément à la suite d’évènements fortuits. Comme en 2011, le groupe social le plus dynamique est la jeunesse tunisienne. Une jeunesse qui a pour caractéristique d’être éduquée, diplômée mais lourdement  frappée par le chômage. Celui-ci implique 30% des jeunes. Malgré quelques affrontements avec la police, son mode d’action reste très majoritairement pacifique. Plus d’un dénonce dans les violences nocturnes la main des organisateurs traditionnels du désordre dans de telles circonstances, ceux qui ont intérêt à discréditer le mouvement et à criminaliser les manifestants. Car c’est bien les manifestants qui ont souffert d’un mort, le mardi 9 janvier.

Depuis, l’anniversaire de la chute de Ben Ali a été l’occasion de nouvelles manifestations. Le slogan du mouvement illustre bien son objet. « Qu’est-ce qu’on attend ? » : les manifestants expriment leur impatience à propos des changements sociaux attendus depuis la révolution. Ce n’est donc pas un mouvement de réaction contre-révolutionnaire. Au contraire, il revendique la poursuite de celle-ci en désignant ses finalités sociales comme objectif de la révolution elle-même. Évidemment, la révolution de 2011 a su remporter des victoires depuis la chute de Ben Ali. Au premier rang desquelles la mise en place d’une Assemblée constituante. Puis le fait que celle-ci ait pu aller jusqu’au bout de ses travaux et adopter une nouvelle Constitution. Mais la révolution ne séparait pas les revendications démocratiques de celles pour plus de justice sociale. Or, de ce côté, les gouvernements successifs n’ont rien réglé.

Il est vrai que depuis 2013, le pays est tombé sous la coupe du fond monétaire international sous le prétexte de sa dette trop importante. Comme d’habitude, l’institution, fer de lance du néolibéralisme mondial, demande coupes budgétaires et dérégulation en échange de ses prêts. Cadeaux fiscaux pour les entreprises, augmentation des taxes sur les revenus du travail et la consommation populaire, privatisations : les mêmes recettes appliquées au sud de l’Europe ont été appliquées à la Tunisie avec l’aveuglement coutumier. Bien que ces potions n’aient jamais guéri personne dans le monde, elles ont été appliquées une nouvelle fois sans états d’âme. La dernière loi de finances de l’État a donc été l’élément déclencheur des mouvements sociaux. Elle a entériné une augmentation de la TVA et la création de nouvelles taxes sur des produits de consommation courante. Cela a provoqué la colère dans la population tunisienne. Car depuis l’intervention du FMI, non seulement rien ne s’arrange mais le niveau de vie se dégrade pour tous les secteurs de la société.

S’il n’est pas à l’origine de mouvement, nos proches amis sur place, le Front populaire tunisien s’efforce d’offrir un débouché politique et une sortie de crise par le haut. Ses militants participent activement au mouvement. Le Front soutient l’action populaire et combat sa diabolisation. Il a proposé à l’Assemblée des représentants du peuple une contre-loi de finances qui répond aux revendications populaires. Son porte-parole, Hamma Hammami, relance son appel à des élections législatives anticipées. Le chemin démocratique reste la seule stratégie révolutionnaire sérieuse et le Front populaire y reste fidèlement appliqué. Car le gouvernement est de plus en plus fragile. Sa chute peut entrainer le désordre si elle n’est pas encadrée par une issue pacifique.

Fragile pourquoi ? D’abord en raison de son incapacité à améliorer la condition de la masse des Tunisiens. Il n’a aucune idée nouvelle à mettre en avant sinon une stricte obéissance aux directives du FMI. Cet impératif fracasse les deux partis qui composent la coalition gouvernementale, les libéraux de Nidaa Tounes et les islamistes d’Ennahdha qui se divisent en factions concurrentes, diluant l’autorité et l’énergie pour agir.

De son côté, le Front populaire va à l’essentiel, clairement et franchement. Il réclame la renégociation de la dette tunisienne. Sinon, comment mener quelque politique que ce soit qui réponde aux demandes populaires ? En effet, le paiement de la dette est le premier poste de dépense du budget tunisien. Évidemment, une partie importante de cette dette est odieuse et illégitime puisqu’elle a servi à enrichir le clan Ben Ali lorsqu’il était au pouvoir. Les pays européens ont une grande responsabilité dans les politiques d’austérité injustement infligées aux Tunisiens puisqu’ils refusent d’annuler la dette qu’ils détiennent sur ce pays. Mille et une solutions techniques sont disponibles pour régler ce problème sans provoquer de drames. Mais les Européens, toujours riches en bonnes paroles, sont comme d’habitude férocement attachés à ne rien changer à leurs méthodes pourtant inefficaces et finalement ruineuses quand les États s’effondrent et que les cohues humaines commencent à se mettre sur le chemin de l’exil. Le moratoire sur la dette tunisienne coûtera infiniment moins cher que le prix du chaos auquel poussent les « économistes » européens et les autres larbins du lobby de la dette.

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