fondation abbe pierre

Vivre sans vie

J’y suis retourné pour la troisième fois. Et comme les deux précédentes, j’ai pris le même coup à l’estomac en suivant le déroulement de la matinée. Car la présentation du rapport annuel de la fondation Abbé Pierre sur l’état du mal-logement est un moment très particulier. Il y a les interventions et les rapports. On y apprend beaucoup. Et il y a aussi les vidéos. Et là, ça percute autant que les rapports et souvent même davantage. L’an passé, j’ai vu un vieil homme qui se faisait soigner le pied en mauvais état. Il était à la rue et passait sa journée assis sur un banc. Son bonheur était que le bistrot du coin acceptait de garder ses affaires dans la journée et qu’il savait sous quel porche retourner le soir pour dormir. Un an après, l’image me poursuit encore. L’analyse se concentrait alors sur les personnes sans domicile fixe ou vivant dans des taudis.

Alors que la solution parait si simple, année après année, le constat fait par la fondation s’aggrave : le nombre de personnes touchées par le mal-logement augmente. Or, le logement n’est pas seulement une question parmi d’autres. C’est un droit qui conditionne l’accès à toutes les autres dimensions de l’existence : l’accès au travail, à une vie de famille. « Pour pouvoir rêver, il faut savoir où dormir » disait le collectif Jeudi-Noir. Il y a quelques années il occupait des bâtiments vides pour alerter sur la crise du logement. Avec Jean-Baptiste Ayrault, le DAL (droit au logement) de son côté n’a jamais baissé les bras ni cessé son juste combat. C’est lui qui lutte pour faire ouvrir les bâtiments du Val-de-Grâce, aujourd’hui vide, aux sans-abris qui risquent de mourir de froid dans la rue.

Cette année, la fondation Abbé Pierre a centré son alerte sur le surpeuplement de certains logements. Commençons par situer le problème. L’INSEE considère qu’il faut minimum, en plus de la pièce à vivre et des sanitaires, une chambre par couple du foyer, une chambre pour deux enfants âgés de moins de 7 ans ou de moins de 19 ans s’ils sont du même sexe. Un logement est considéré comme surpeuplé quand une pièce manque par rapport à cette norme. C’est déjà une situation quand même plus que tendue que de vivre dans ces conditions. Pourtant 7,6 millions de personnes sont dans cette situation. Mais il y a encore pire. 934 000 autres personnes sont dans une situation dite de « surpeuplement accentué ». La fondation Abbé Pierre donnait des exemples terribles lors de sa présentation. Celle d’une famille marseillaise qui vit à 5 dans 30 m2. Celle d’une mère et ses trois enfants qui partagent une pièce de 11 m2 avec deux autres personnes en banlieue parisienne. Dans ces conditions, la vie est rendue infernale.

Tant d’aspects de la vie quotidienne sont refusés aux familles qui ne trouvent pas de logement assez grand pour se loger. Entassés dans un logement minuscule, il est impossible de stocker de la nourriture, des vêtements ou des documents administratifs. On vit au jour le jour. Impossible aussi, bien souvent, le rituel simple du repas en famille. Tout simplement : aucune intimité n’est possible. Dans un logement surpeuplé, on est toujours avec les autres. On n’est jamais avec soi. On est toujours dans un espace inférieur aux seuils à partir desquels les animaux humains se sentent agressés par une intrusion. L’absence totale d’espace d’intimité provoque du stress, de la nervosité, de l’angoisse. Parfois, il n’y a pas assez de chambres. Parfois, il n’y a en a pas, tout simplement. Dans les deux cas, cela engendre mécaniquement des troubles profonds du sommeil, c’est-à-dire sur sa durée et sa qualité.

Et cela a de lourdes conséquences sur la santé physique et psychique de ceux qui subissent cette situation. L’impact est particulièrement sévère sur les enfants. En effet, les hormones de croissance ne se secrètent que pendant le sommeil. L’organisation mondiale de la santé a montré que le manque de sommeil chez les enfants avait aussi des conséquences lourdes sur le développement du système nerveux ou de la mémoire. Priver des enfants de sommeil réparateur, c’est donc altérer leur futur. Au demeurant, les enfants en bas âge ont besoin d’espace pour explorer, se déplacer. À défaut, leur développement psychomoteur peut en être entravé. Ainsi, dès le départ, les enfants des familles pauvres sont handicapés. De quoi faire relativiser les discours des libéraux marcheurs sur « l’égalité des chances » initiale des jeunes. D’autant que les embuches se prolongent après les premières années. La scolarité des élèves qui vivent en logements surpeuplés est un parcours du combattant. Comment réviser un examen lorsque l’on vit dans une pièce avec quatre ou cinq autres personnes ? Les statistiques répondent très crument. Ces jeunes ont 40% plus de risques d’accuser un retard scolaire.

La santé de tous les occupants de ce type de logement en prend un coup très rude aussi. Une étude de l’OFCE montre que les personnes vivant dans des logements surpeuplés ont 40% plus de risques de se déclarer en mauvaise ou très mauvaise santé. C’est mécanique. Par exemple, le surpeuplement provoque de l’humidité dans des logements qui sont, en outre, souvent mal aérés. Cette humidité provoque sans mystère des pathologies respiratoires et dermatologiques. Le lien entre l’état de santé mental ou physique et l’état du logement qu’on occupe est nettement prouvé.

Après la Libération, le surpeuplement a largement décru dans notre pays. Certes, c’était une situation banale des familles en 1945, à la sortie de la guerre. Mais dans les décennies suivantes, grâce à un plan volontariste de construction, les familles ont accédé à des logements agrandis. La vie a alors gagné en confort. Ce fut une révolution de la vie quotidienne pour des millions de familles populaires. Mais c’est un fait dorénavant avéré : le recul du surpeuplement s’est interrompu depuis 2006. Désormais, pour la première fois depuis un demi-siècle, c’est à nouveau le surpeuplement qui progresse. Bien sûr, pas pour tout le monde. Les classes supérieures continuent de voir la taille de leurs logements s’accroître. Pour les milieux populaires, par contre, c’est le décrochage. Le surpeuplement est 10 fois plus répandu chez les 10% les plus pauvres que chez les 10% les plus riches. En Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de métropole, un quart des logements sont surpeuplés. Dans les départements d’Outre-mer, c’est pire : 40% des logements en Guyane.

Cette situation génératrice de misères et de malheurs n’est pas une fatalité. C’est le manque de logements abordables qui pousse les pauvres à mal se loger. Les loyers du secteur privé ont explosé dans les années 2000, jusqu’à +50% dans les grandes villes. Pendant ce temps, le nombre de logements HLM construits ne suffisait pas à subvenir aux besoins. Une situation qui va aller de mal en pis en raison des coupes budgétaires opérées par Macron dans le budget des organismes HLM. Ces derniers ont déjà prévu qu’ils devraient annuler des programmes de construction à cause de ça. Combiné à la baisse des APL pour tous les allocataires, ce coup de rabot a été qualifié par la Fondation Abbé Pierre de « saignée historique ». Le projet de loi logement qui vient renforcera les conditions de la crise du logement. Il fait une confiance aveugle au marché privé et favorisera la spéculation qui écarte les pauvres du logement décent.

Au contraire, nous pensons que la puissance publique doit garantir le droit à un logement pour tous en réquisitionnant des bâtiments vides, en investissant massivement dans le logement public ou en régulant les loyers. C’est l’idée la plus simple qui soit. La plus facile à mettre en œuvre. Celle qui provoque une activité indélocalisable. Celle qui recourt le moins à l’importation de produits et matériaux. Un tel plan génère donc de l’activité économique, des revenus, de l’emploi sans créer de l’importation et en augmentant la richesse acquise par des actifs physiques que sont les constructions. Alors, pourquoi tout semble-t-il bloqué à des niveaux insuffisants ? Parce que la rareté stimule le marché, pousse la valeur de l’existant à la hausse et facilite l’accumulation sans cause. Bref : le capital y trouve très largement son compte. Et peu importe le reste, dans une société comme la nôtre.

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