gilets jaunes

À propos de la révolution citoyenne des gilets jaunes

Je jubile. Les événements en cours sont à mes yeux la confirmation du schéma théorique mis au point dans la théorie de la révolution citoyenne telle que l’a résumée mon livre L’Ère du peuple. Celui-ci a proposé une nouvelle lecture des processus révolutionnaires contemporains. Ce n’était pas son objet, mais cette conceptualisation est en rupture avec la doxa traditionnelle de la gauche traditionnelle et de l’extrême gauche sur le sujet. Quoique vendu à près de cent mille exemplaires au fil de ses quatre éditions successives, il ne m’a offert aucune occasion de débat sur le thème. Je le regrette.

Ce livre pourtant propose pourtant une double rupture conceptuelle qui mérite discussion. Rupture avec la centralité du concept prolétariat (salariat) / révolution socialiste comme couple indépassable de la dynamique de l’Histoire. La seconde avec l’idée que le miroir « eux-nous », central dans la doctrine populiste n’est pas seulement une auto-construction idéologique.

L’Ère du peuple pose un acteur nouveau, le « peuple », dans un sens diffèrent pour ce mot de celui qu’il avait aux 19ème et 20ème siècle. Il le définit comme résultat social du processus historique d’explosion démographique et d’urbanisation de la population (on y parle « d’homo urbanus »). Il décrit sa dynamique d’auto-construction comme sujet politique sous le fouet de la nécessité d’accéder aux réseaux dont dépend la survie sociale de chacun. Il le montre passant de l’état de « multitude » sans liens à celui de « peuple » en se constituant lui-même en réseaux pour servir ses revendications. Il montre comment l’opposition eux/nous est l’opposition entre intérêt général (issue de la dépendance à l’écosystème commun) et intérêt particulier et singulièrement celui du capital « court-termisme » contemporain.

Bien des aspects de cette thèse se retrouvent dans ce que nous avons sous les yeux. Et jusque dans le détail. Par exemple, la théorie fait, entre autres, de la lutte pour la visibilité un enjeu dont il est extraordinaire à mes yeux qu’elle s’exprime cette fois-ci précisément dans le port d’un gilet voué à rendre visible dans la vie routière ordinaire ceux qui les portent.

Au total, le mouvement « gilets jaunes » entre en tous points en confirmation du descriptif « ére du peuple ». Il est spectaculaire que la mise en réseaux des gilets jaunes à travers les groupes Facebook et les chaînes WhatsApp se fasse de surcroît pour une revendication qui concerne directement l’accès à tous les autre réseaux… Car telle est bien le sens de la « mobilité » comme ils disent en jargonnant. N’est-ce pas là le droit de pouvoir aller à l’école au super marché, etc. c’est à dire à tous les réseaux qui forment dorénavant la vie sociale ?

Si la description théorique globale colle avec le modèle prédictif de la théorie, en est-il de même pour le déroulement concret des formes révolutionnaires concrètes ? Sur ce plan, la théorie est bien plus embryonnaire, il faut l’admettre. Mais elle n’est pas muette.

D’abord, elle prévoit un dégagisme radical comme toile de fond qui accompagne l’émergence du mouvement lui-même et le rend possible de bien des façons. Elle postule en effet l’émergence de mouvement « hors entreprise » d’autant plus fédérateur qu’ils sont à l’intersection de problèmes et de populations diversifiées. Ça colle. Il pronostique l’apparition « d’assemblées citoyennes » et d’amples formes « d’auto-organisation ». C’est moins évident. Certes, les formes d’auto-organisation sont bien là. Elles sont spectaculaires. Les barrages filtrant sur les routes ont beaucoup ce rôle. Pour autant, ils ne sont pas vraiment des assemblées citoyennes effectives. En tous cas pas de façon formelle, j’en ai l’impression, parce que ces barrages ne désignent pas de délégués même provisoires. Mais de cette idée reste surtout confirmée l’exigence impérieuse de contrôle des décisions et de la représentation. Le dégagisme est radical et vise tout et tout le monde jusqu’aux propres délégués du mouvement.

En toute hypothèse, mon travail ne dit pas comment le pouvoir peut tomber sous les coups d’un mouvement de cette nature. D’autant que de mon point de vue, le débouché doit être pacifique et démocratique. Autrement dit, en toute hypothèse, il s’agit de trouver une sortie institutionnelle aux évènements. Dans la phase préparatoire, cette sortie est la mise en mot et en agitation de propagande avec l’idée de référendum révocatoire des élus et celle de Constituante. Nous avons amplement développé ces thèmes dans nos campagnes présidentielle et législatives. Mais à présent ? Comment s’y prendre ?

Le premier devoir est d’utiliser les moyens démocratiques existants. C’est le recours à la motion de censure au Parlement. Le moyen est limité mais il peut forcer le destin dans une configuration qui chercherait à le faire. Par exemple avec une motion de censure de toutes les oppositions sur le seul thème du retour aux urnes. Si elle réussit, elle règle le problème pacifiquement. Si elle échoue, elle aggrave la situation d’isolement de la majorité actuelle. En effet cela lui retire l’argument qui était le dénominateur commun de l’agrégat hétéroclite des « marcheurs » : la démocratie et le renouveau des pratiques face à l’ancien monde. Et cela donne à la demande de dissolution la force d’une demande de tous les bords citoyens contre une défense partisane étroite de la « République en Marche ».

Mais pour répondre à la question des scénarios de sortie de crise possible, on voit qu’il y en a trois. Premièrement : la stratégie du pourrissement et de la démobilisation. Hasardeux et trop visible déjà. Deuxième possibilité : dissoudre et voter. C’est la logique démocratique puisque ni les gens mobilisés ni le gouvernement et sa majorité ne veulent céder. On tranche par la démocratie. Troisième issue enfin : donner gain de cause au mouvement. Ce serait le plus simple mais il faut admettre qu’avec les jours qui passent, le champ des revendications s’est bien élargi. Au point que, réellement, le vote serait la meilleure formule en tous cas la plus pacifique.

Macron ne le fera pas. Sa psychologie s’y oppose. Et son énorme appareil prébendier (parti, État, parlementaires) y verrait un arrêt de mort sociale évident. C’est donc dans le rapport de force sur le terrain que la partie se conclura du fait de Macron. Soit les gens s’épuisent, soit le pouvoir. En quoi consiste l’épuisement d’un pouvoir ? À quoi cela se constate-t-il ?

Sur ce sujet, on dispose de nombreuses observations dans l’Histoire de notre pays et dans les révolutions citoyennes qui se sont déroulées depuis vingt ans dans le monde. Il se traduit par une conjonction d’éléments qui conduisent à la paralysie de l’État. C’est-à-dire de sa cohésion. Ces éléments ? D’abord la rupture de l’appareil de commandement. C’est lorsque la bureaucratie des technocrates du sommet, qui dirigent tout et mettent en œuvre, se divise puis se disloque. Que ce soit fatigue, impossibilité d’exécuter des ordres absurdes, arrogance, luttes de clans ou sauve qui peut parce que le roi est nul, cela n’importe pas. Ce qui importe, c’est l’auto-décapitation du commandement. Alors la panique ruisselle. L’ordre n’a plus de sens ni de centre. Plus la résistance d’en bas est forte, plus la tension se propage jusqu’au sommet où l’on ne sait plus que faire et où on se déchire.

Bientôt surgit un facteur clef. Le refus des forces de l’ordre d’obéir aux ordres. Là encore, peu importe la cause : épuisement physique et moral, démotivation parce que les mots d’ordre du terrain ont convaincu ceux qui doivent pourtant réprimer son expression, surenchère interne contre la direction et les responsables politiques, demandes ingérables. Le résultat qui compte c’est le moment où ils mettent « crosse en l’air », quelle qu’en soit la forme. Naturellement, cette fragilité viendrait de loin. À présent c’est le cas. Des milliers d’heures sup non payées, plus d’une centaine de suicides dans la police, autant dans le reste des organes de maintien de l’ordre, des élections professionnelles tendues dans quelques jours, là aussi le mélange en place est détonant. En toute hypothèse, le dispositif actuel des samedis de gilets jaunes est insoutenable dans la durée.

Je n’ai évoqué ce scénario que pour compléter un tableau des possibles dans des situations comparables telles qu’observées ailleurs ou dans le passé. De tout cela, je ne retiens qu’un objectif : tout faire en responsabilité pour trouver une sortie par le haut. En effet il me semble que le personnel au pouvoir n’est pas celui qui peut prendre la mesure d’un contexte destituant du type de celui que nous vivons. Ces gens sont persuadés que la France est une start up… Donc qu’on peut diriger 65 millions de personnes « comme une entreprise ». Comme si la société n’existait pas, comme si l’Histoire était effacée des esprits, comme si on pouvait gouverner sans affect du grand nombre et sans consentement volontaire à l’autorité. La macronie est une hallucination en passe de mauvaise descente. Mais le peuple est une réalité qui a pour elle la force de la vie elle-même.

De cela je vois un signal clair : la présence en force des femmes dans le processus actuel. Les femmes en action sont toutes dans des logiques de survie. Raison pour laquelle, le plus souvent elles ne peuvent participer aux actions protestataires. Surtout quand elles paraissent vaines et purement symboliques. Dès lors, leur présence en force dans l’action porte un message irrépressible : la logique de survie passe par l’action. Et l’engagement alors prend une exigence d’efficacité et de résultat immédiat qui sont des bombes sous les trônes. Ce qu’ont connu Louis XVI, le tsar Nicolas II et Ben Ali en Tunisie récemment quand les femmes en entrant dans l’action ont abattu leur pouvoir. Ce que nous voyons y ressemble.

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