Au soir du treizième épisode des samedis gilets jaunes, naturellement, « le mouvement s’essouffle » et « la violence est insupportable ». S’il y a des blessés ce serait de leur faute. Mais le « professionnalisme des forces de l’ordre devrait être salué ». Airs connus. Une camionnette de l’opération sentinelle brûle ? Aussitôt le ministre de l’Intérieur accuse les gilets jaunes. Vérification faite, l’homme en état d’ébriété qui a fait le coup n’a rien à voir avec le mouvement. Pas d’excuses. Pas davantage pour le gilet jaune photographe qui a eu sa main arrachée a propos duquel un questeur LREM de l’Assemblée nationale dit qu’il n’a perdu que quatre doigts et qu’il est ou bien un black bloc ou bien quelqu’un qui donnait l’assaut à l’Assemblée Nationale.
Sans surprise, on aura dû subir une fois de plus le disque rayé des médias de l’officialité. Ce bruit de fond ne nous apprend plus rien sinon l’épuisement de la machine de propagande gouvernementale qui ne parvient plus à rafraichir ses angles d’attaques. Mais peut-être est-ce finalement le plus significatif. Car d’autres signes d’épuisement mental de cette nature sont aussi perceptibles, et non des moindres. Car n’oublions jamais que dans l’étude d’un conflit, on doit considérer l’état et la stratégie de chaque partie à chacun des moments de l’engagement de leurs forces si l’on veut comprendre la dynamique générale des évènements.
S’il est vrai que le mouvement populaire doit inventer de nouvelles formes, ce n’est pas parce qu’il faiblit mais parce que le pouvoir a choisi une stratégie qui doit recevoir sa réplique. Le régime a choisi l’usure et la peur pour dissuader les personnes mobilisables. L’usure, ce serait la répétition dans des parcours banalisés des manifestations. Pour y parvenir, le régime compte sur la dissuasion judiciaire. Participer ou appeler à un rassemblement non autorisé aggraverait le cas des personnes à qui cela serait imputé. C’est l’épée de Damoclès qui a été suspendue au-dessus de la tête de Drouet par exemple. L’usure, alors, c’est d’épuiser les gens à des démonstrations répétitives sans impact.
Dans cette stratégie, l’utilisation des forces de répression peut retourner à un registre de répression plus simple à organiser. On connait les parcours et on peut organiser les convocations de la troupe d’une façon plus économe en moyens. La stratégie de la peur repose surtout sur le spectacle des violences de la répression. Plus de 1700 blessés à ce jour côté manifestants, deux dizaines de mutilés. La mutilation en direct de Jérôme Rodrigues entre dans cette façon de faire. Il va de soi que les doctrines d’emploi de la force sont également une manière de pousser à la faute ceux qui répriment. 1000 blessés côté police, c’est beaucoup. Est-ce seulement un échec du commandement ? On se le demande.
Il va de soi que la peur gagne aussi de ce côté-là. Et la peur est mauvaise conseillère quand on est armé comme le sont les tireurs de grenades ou de balles en caoutchouc ! On aurait tort de croire que les policiers sont habitués et donc insensibles aux conséquences de leurs actes, à leur peur, à celle des manifestants et au gâchis de tout cela pour finir. Sans compter qu’une part importante d’entre eux a une conscience républicaine et comprennent à quelle besogne ils sont utilisés.
Mais côté manifestants, à la peur physique s’ajoute la puissance de la répression judiciaire. Mille personnes condamnées en trois mois ! Il va de soi que les perquisitions spectacles à Médiapart et chez Manuel Bompard sont vides de sens pratique mais elles contribuent surtout à donner l’idée que tout est permis côté répression judiciaire des adversaires du pouvoir. Cette implication du judiciaire dans le système général de la stratégie de combat du régime est du jamais vu non plus.
Alors que tous les autres organes de la machine du régime marquent de l’épuisement et des crises de consciences, il n’en est rien dans la justice qui tient la tranchée sous l’autorité vigilante de Nicole Belloubet. Le flot des comparutions immédiates et les jugements jusqu’à cinq ou six heures du matin ne produisent aucune réaction d’indignation, pas davantage que les perquisitions d’intimidation, ni les condamnations à la chaîne, ni les mises en détention immédiate de gens simples et sans antécédents dont la vie est ainsi brisée.
Les appels à « l’extrême sévérité » lancés par Nicole Belloubet et Macron sont obéis le doigt sur la couture de la toge. « Justice partout, indépendance nulle part » criaient les manifestants à Marseille. Pour l’instant les médias pratiquent à l’égard de ce corps de répression le même silence que pendant dix semaines à propos des violences et des mutilations. Il est probable que cela durera compte tenu des échanges constants de bons procédés entre médias et justice comme le montrent les mises à dispositions des PV d’auditions dans les enquêtes judiciaires contre les opposants.
À côté de l’usure et de la peur, le régime a aussi choisi la saturation de l’espace médiatique comme diversion pour diluer dans l’opinion l’impact de l’initiative qui reste depuis douze semaines du côté des gilets jaunes. Dès lors, c’est un signal fort de l’épuisement de la contre-attaque du pouvoir que l’effondrement du chiffre des audiences du spectacle en solitaire du « grand débat » de Macron. Les médias concernés le disent. C’est le signe que la diversion a fait long feu. Le « grand débat » ne parvient pas à diluer le mouvement des gilets jaunes dans les bavardages. La sortie de cette opération de communication n’en sera que plus délicate. On le voit bien avec les nouvelles tergiversations sur le référendum d’abord annoncé à son de trompe et désormais bien moins certain.
Ces tergiversations sont un signe de l’effritement qui mine toute la chaîne de décision dans les rouages sur lesquels s’appuie le pouvoir. Ainsi, au même moment survient la publication de cette étrange statistique officielle sur la responsabilité des tirs de grenades par les différentes forces engagées dans la répression violente des gilets jaunes. Une façon de montrer du doigt les uns plutôt que les autres. Elle correspond à une exaspération interne à la police et à la gendarmerie qui savent à quoi s’en tenir sur les principaux utilisateurs des armes de répression les plus dangereuses.
Cette agitation dans la police explique aussi les rebondissements de l’affaire Benalla, notamment à propos des enregistrements sonores. C’est autant de matériel fourni par les milieux les plus proches de l’enquête comme moyen de régler des comptes au sommet des hiérarchies impliquées : police, justice, Élysée. L’effritement du pouvoir se constate donc à tous les niveaux. On en verra donc bientôt de nouveaux épisodes plus marquants. Dans ces conditions d’essoufflement du régime, le harcèlement démocratique hebdomadaire des gilets jaunes peut produire encore bien des fruits positifs s’il ne se laisse pas enfermer dans les cadres de confort du régime.
Il ne faut pas pour autant perdre de vue la perspective générale. Le système Macron prend une pente dorénavant clairement identifiable. Tous les éléments d’un régime autoritaire affirment leurs traits. D’abord une propagande coordonnée et généralisée captant la quasi-totalité des canaux « d’information ». Avec elle, des opérations de dénigrement personnel systématisé des opposants par la presse des oligarques proches du pouvoir. Tour à tour, les porte-paroles des gilets jaunes, ceux de la France insoumise et d’autres dans le champ associatif ou syndical sont mis en cause dans un registre très personnalisé qui les désigne comme des cibles à la vindicte des fous et des autres médias. Le numéro de L’Obs contre moi en est une bonne illustration.
À cela s’ajoute plus physiquement une répression des manifestants d’une violence sans précédent. Les mutilations sont désormais systématiques. Elles sont possibles parce qu’elles sont acceptées par le régime quand il refuse de renoncer aux armements mis en cause. De nouveaux pouvoirs de limitation de la liberté individuelle, sans passage par la décision d’un juge, viennent d’être données aux autorités d’État. Dans les relations de travail aussi, le muselage fait un invraisemblable bon en avant. On l’a vu avec les enseignants menacés parce qu’ils critiquent sur les réseaux sociaux la politique du gouvernement. On l’a vu aussi dans cette entreprise où les employés affirmant leur identité de gilets jaunes ont été licenciés. Enfin, il y a ce pilonnage des campagnes judiciaires d’intimidation des opposants. En attestent la perquisition à Médiapart et la nouvelle perquisition au domicile de Manuel Bompard.
Au total, quand agissent de façon convergente, contre les oppositions démocratiques, le pouvoir politique, les médias, la police et la justice, le régime change de nature. L’autoritarisme est avéré, le totalitarisme pointe. Le fait que cette situation se soit imposée progressivement et peut être même sans plan délibéré n’atténue pas la gravité de la situation. La logique qui pousse chaque composante du système à agir comme elle le fait en ce moment ne semble pas réversible. Le régime est en train de déraper.
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