Compte tenu de l’état de ma caricature, les pages économiques des journaux de l’officialité me sont fermées. Et il va de soi que je ne dois compter sur aucune question économique dans une interview, à part le fameux « et comment vous payez tout ca ! » C’est bien dommage. Pour ma part, comme lecteur, je me rends avec délectation aux pages « éco », chaque fois que je le peux : pages saumon du Figaro, cahier économie du Monde, Alternatives Eco que j’ai commencé à acheter en cahier ronéoté, et ainsi de suite, sans oublier Les Echos, d’un bout à l’autre, à l’exception de l’assommant catéchisme politique des billets éditoriaux.
C’est donc en lisant Les Echos que j’ai découvert une tribune signée par Martin Bouygues. Elle est remarquable en ceci qu’elle sort des pleurnicheries anti-fiscales et anti-sociales habituelles des tenants du MEDEF. Martin Bouygues pose deux questions que je crois incontournables. La première concerne sa prise de conscience de la pénurie à venir des travailleurs qualifiés disponibles. La qualification est un bien qui va devenir plus difficile a trouver. La seconde concerne la part d’intéressement que le travail doit prendre à ses propres réussites dans le cadre d’une entreprise capitaliste. Ici, il prône le développement de la participation comme voie d’accès au partage de la richesse produite.
Je voudrais lui répondre. Mon intention est d’essayer d’intéresser à la discussion ceux qui comprennent à quel point, en période de transition écologique, les conditions et la nature de la production sont un enjeu. J’aimerais que se diffuse une culture de l’intérêt technique pour la production, en plus de sa dimension écologique et sociale, au point de penser ce qu’elle serait sous l’autorité d’un système économique comme celui que nous voulons. Auparavant, je dois bien sûr m’empresser de faire les mises au point que demandent mes fréquentations politiques dans l’univers hyper chatouilleux de l’anticapitalisme. Et bien sûr par précaution avec « les putaclics » médiatiques, qui se feront un devoir de buzzer mes propos comme une « déclaration d’amour » ou je ne sais laquelle de leurs débilités habituelles.
Commencez par noter que le programme « L’Avenir en commun » ne prévoit pas la nationalisation de toutes les entreprises. Notre attention dans ce domaine est plutôt fixée en amont sur le système bancaire et financier d’où part l’arbitrage sur le financement des investissements. Dialoguer avec un capitaliste n’est pas adhérer au capitalisme, pas davantage que faire des compromis n’est se vouer à la compromission. Ensuite reconnaître à Martin Bouygues le talent d’avoir su faire mieux que d’hériter et d’avoir pérennisé le numéro un du bâtiment, c’est seulement reconnaître un fait remarquable. Un fait qui touche à l’intérêt général du pays au moment où nous prévoyons de faire un immense bond en avant dans le domaine de la construction du logement, et du logement social sous toutes ses formes.
Disposer de la capacité de production n’est pas rien dans le contexte. Je me souviens avoir vu les Vénézuéliens aller chercher les Bielorusses pour construire des HLM qu’ils n’étaient pas capables de produire eux-mêmes. Je suis assez connaisseur pour avoir été consterné du résultat. La carcasse était faite de croix de Saint André métalliques empilées et remplies avec des briques. De vraies passoires thermiques doublées d’un invraisemblable transmetteur de sons d’intérieur. Maitriser une capacité de production de qualité n’est pas un détail dans la conduite d’une politique gouvernementale volontariste. Nos amis n’avaient ni la main d’œuvre ni les qualifications pour construire au rythme et à la qualité exigées. Mais nous ?
Je pourrais en dire de même à propos d’autres sociétés capitalistes qui ne sont pas dans notre programme de nationalisation. Comme « Dassault » par exemple, dont la société « Dassault Systemes » met à disposition le meilleur logiciel au monde, CATIA, avec lequel se construisent quasiment tous les bateaux, avions et voitures du monde. Là encore, le dire n’est pas cautionner les combines de tous ordres du précédent président français dans les tractations avec les responsables indiens pour la vente du Rafale. Et cela quand bien même la presse et la justice de madame Belloubet reconnaissante lui garantissent une amandine tranquillité. De même, dire que le Rafale est le meilleur avion de combat au monde n’est pas approuver l’usage qui en est fait ni la guerre en général. Mais si l’on prévoit de maintenir une défense nationale indépendante, ce qui est notre cas, il va de soi que cela n’est possible qu’avec une capacité d’invention et de réalisation dans le domaine de la technique militaire elle aussi indépendante.
Ceci est un hors-d’œuvre à mon propos. Mais j’aimerais qu’il fasse son chemin. Car le programme « L’Avenir en commun » est un programme de transition économique. Il propose un modèle d’économie mixte ayant pour objectif le passage à une réorganisation complète de la production, de l’échange et de la consommation. Un modèle fondé sur « la règle verte », la définanciarisation de l’économie et le partage des richesses dans une échelle de revenus politiquement déterminée. La première leçon à tirer de cette situation c’est que la production moderne, et spécialement dans le cadre de la transition écologique, dépend d’un haut niveau de qualification des salariés. Sur ce point, je suis en phase avec le diagnostic de Bouygues. Son propos découle de ce constat initial. Contrairement aux financiers, il centralise l’importance du paramètre de la qualification humaine dans la production. Il en déduit que la fidélisation de la main d’oeuvre dans l’entreprise est une question clef en période de pénurie de qualification. Le contraire de la mentalité de ceux qui considèrent que la précarité et l’armée de réserve d’un chômage de masse sont les conditions essentielles pour contrôler la docilité de la main d’oeuvre et la tenue des bas salaires.
On doit discuter la conclusion de Martin Bouygues, cela va de soi. Mais la prémisse est la confirmation qu’il existe encore en France un patronat qui n’est pas dans la main de la logique conceptuelle dominante. Un patronat indemne de l’infection qui a tué tous les secteurs productifs et dont Macron est le porte-voix : les financiaristes. Ils pérorent aux côtés des commerciaux à la tête de nombre d’entreprises où ils ont remplacé les ingénieurs de production. Je dirais de ceux-là, en caricaturant, qu’ils attendent plus de la spéculation avec la trésorerie de l’entreprise que de la vente de ses productions. Bref, dans ce contexte, Martin Bouygues est un interlocuteur à part entière pour des gens comme nous. On lui dira sans aucun doute que nous le priveront bientôt de travail détaché car ce statut sera supprimé en France. Et que pour ce qui est des auto-entrepreneurs il faudra penser bientôt à autre chose. Mais on ne perdra jamais de vue que Bouygues est cloué sur le même plancher des vaches que nous. Car certes Martin Bouygues peut produire à l’étranger mais il ne peut pas délocaliser les production qu’il réalise pour la France. Cela va de soi. Il paie ses impôts en France (comme Dassault le faisait, soit dit par parenthèse). Notre méfiance anti-capitaliste peut donc s’accommoder de réalisme jusqu’au point où la discussion avec lui devient possible. Non ?
Il le faut. Car seuls les ignorants et certaines têtes d’œufs croient que l’industrie du bâtiment échappe à la règle de la montée des qualifications. Certes, il y aura encore longtemps des brouettes et des pelles dans le bâtiment. Mais le cœur de la partie se joue tout autrement, dans le maniement de concepts d’abord, puis d’engins, de techniques et de matériaux complexes dans le gros œuvre comme dans le second œuvre. La pénurie de personnel qualifié est inéluctable dans un modèle comme celui que veut impulser « L’Avenir en commun », fortement créateur d’activité et fortement novateur en qualité écologique. Notre politique du remplissage des carnets de commandes, spécialement dans le bâtiment encore une fois, nécessitera une main d’œuvre très nombreuses. Elle aura à utiliser des savoir-faire et des techniques de haut niveau. La France n’en dispose pas aujourd’hui. Les réformes du ministre de l’Éducation nationale Blanquer vont encore réduire les forces disponibles. Il continue la fermeture des lycées professionnels publics, ces plateformes multimodales de la qualification, au profit du songe creux qu’est la politique des centres d’apprentissages partout. Or, d’ores et déjà les deux tiers des pénuries de main d’œuvre concernent les emplois hautement qualifiés si l’on en croit l’OCDE.
Pour les très grandes entreprises du type de Bouygues, la tentation est de compter sur une école interne et un centre d’apprentissage intégré. À court terme, l’entreprise peut y trouver son compte et capter l’élite parmi les bonnes volontés intéressées. Mais, dans la durée, elle scie la planche sur laquelle elle est assise. En effet la réduction de la base recrutable est inscrite au détour de la démarche. L’école intégrée ne sera jamais capable d’armer les jeunes gens concernés dans le domaine des savoirs fondamentaux qui créent des compétences durables. Car il n’y a pas de compétences durables sans qu’elles soient modifiables en même temps que les machines et les process de production vont être bouleversés. D’ores et déjà, le cycle de vie d’une machine était passé à cinq ans au lieu de dix il y a de cela une décennie. Une telle capacité à évoluer dépend de l’acquisition de savoirs fondamentaux. En cela consiste ce que l’on nomme « la qualification », terme différent de celui de « compétence ». Il nous faut donc prendre au vol le constat d’un grand patron sur ce point.
Nous voulons réussir un maillage serré, public et gratuit de formations qualifiantes ? Nous voulons rompre avec le mépris de la haute administration de l’Éducation nationale et des milieux dominants pour l’enseignement professionnel ? Il faut donc construire une convergence, en amont de la production, sur les objectifs concrets de formation technique avancée pour une production écologiquement responsable. Sinon la « règle verte » (ne plus prendre à la nature davantage que ce qu’elle peut reconstituer) est un slogan creux et nous des fantaisistes.
La remarque à propos du bâtiment est vraie aussi dans nombre de secteurs indélocalisables. Par exemple encore : dans l’agriculture. Le plan insoumis nécessite 400 000 paysans de plus à la terre. Ceux-là doivent être amenés au niveau de qualification qui permet les cultures non-chimiques sans que les coûts de production explosent, car ce serait du pouvoir d’achat en moins pour les salariés des autres secteurs. Sans cet effort là, ce que nous disons sur le nouveau modèle d’agriculture est un bavardage qui ne produira rien d’autre que des désillusions et de l’amertume. Pour résumer. La bataille pour la qualification de masse est à la base de la mise en œuvre de notre programme. Construire cet appareil de formation est un sujet de convergence sociale réaliste. Il peut fédérer des énergies plus largement qu’un accord purement politique.
La fidélisation de la main d’œuvre est donc un enjeu de pérennité de l’entreprise pour Martin Bouygues. Il a raison en période de pénurie de qualification. On pourrait d’ailleurs dire que sa remarque remet en cause le management standard actuel. Celui-ci repose sur une peur et une course à la hausse des résultats qui mine partout le moral des personnels. Seul le chomage de masse crée la quantité de peur et de résignation qui permet de maltraiter les gens comme ils le sont aujourd’hui partout. La vague de suicides qui s’observe dans de si nombreuse corporations n’a pas d’autres origine que cet épuisement de l’instinct vital chez les salariés. Pour y contribuer, Bouygues prône l’intéressement des salariés aux bénéfices par le truchement de l’actionnariat des salariés. Il se targue d’avoir pour deuxième actionnaire son personnel à hauteur de 19% du capital.
Ce système n’est pas le notre. Parce qu’il répartit la richesse par le biais des dividendes. Les conséquences néfastes sont nombreuses. Distribuer par les dividendes c’est pousser à les augmenter, ce qui n’est possible qu’au détriment des salaires en temps normal. Appauvrir le salarié pour cajoler l’actionnaire n’est bon pour aucun actionniare s’il est son propre salarié. Ensuite les sommes versées en dividendes ne paient pas toutes les cotisations sociales. Or nous en avons besoin pour maintenir à flot nos assurances sociales en général qui constituent le socle de la redistribution la plus efficace en France. Et la garantie d’un niveau de santé publique qui est aussi une protection de la production que réalisent les salariés soignés et secourus quand il le faut. C’est pourquoi nous croyons à l’augmentation de salaires et non à la participation comme mode le plus simple et le plus socialement productif pour la société toute entière. Je crois aussi qu’un bon salaire et un temps de travail favorable sont des incitations à rester dans son entreprise bien plus efficaces que la perspective de lointains, fugaces et imprévisibles dividendes. Martin Bouygues devrait y penser. La cote d’une entreprise auprès de ses salariés est faite de ces renommées là : la paye, le temps de travail (et la pénibilité d’une façon générale) et la sécurité de l’emploi. Et parfois s’y ajoutent la mobilité dans l’emploi et entre les sites.
C’est pourquoi dans l’hôtellerie et la restauration, par exemple, les jeunes gens choisissent plus volontiers les grandes chaînes, non pour la nature du travail lui-même, variable à la marge, mais pour ces autres critères que je viens d’évoquer et qui sont vécus comme synonymes de garantie de liberté individuelle. Si donc le but est la fidélité des salariés à leur entreprise, mieux vaut prendre par ce bout le problème posé. Quitte à examiner au fond les inconvénients éventuels qu’y trouve Martin Bouygues. La discussion est facilitée par le fait que les sommes affectées à la distribution d’actions sont disponibles et que nous ne discutons que de leur mode d’attribution.
Ce qui permet de soulever encore une objection à la « participation ». C’est la question du pouvoir dans l’entreprise. Celui qu’est censé exercer l’actionnaire. Une question qui nous implique de près. Nous croyons à la pertinence de la décision des salariés dans la prise des décisions majeures. Partageons-nous cette vision ? Dans ce cas, comment l’opérer ? Faut-il inventer des statuts intermédiaires pour l’assurer. Entre la coopérative et l’entreprise verticale, d’autres chemins ? Autre question posée : la stabilité de la propriété de l’entreprise. 40 % des actions des salariés restent liquides dit le texte de la tribune de Martin Bouygues. On en déduit que les 60 autres pourcents représentent une garantie de stabilité face aux mauvaises surprises du marché boursier. Ce risque peut être maîtrisé d’une autre façon s’il est la raison d’être du dispositif. C’est ici l’idée des droits de vote différents des actions selon leur durée de possession par l’actionnaire. Exemple : zéro droit pour qui ne s’engage sur aucune durée, un demi droit pour telle durée un droit entier pour telle autre durée.
En fait, la loi Pacte est passée à côté de l’essentiel à nos yeux, notamment à côté d’une pensée exposée sur l’entreprise en tant que collectif de production et pas seulement comme centre de coût et de valeur.