Parfois il est difficile de réaliser le degré d’aveuglement de la couche politico-médiatique qui croit diriger l’opinion du pays ou du moins qui croit le représenter. M’entendre demander au vingt heures de TF1 si « le mouvement gilet jaune n’est pas en train de s’essouffler » est si caricatural que j’ai failli croire au gag. Mais je pense qu’en me le demandant, la journaliste Anne-Claire Coudray est d’une parfaite sincérité, sans calcul tordu, sans part pris. Elle croit vraiment que telle est la situation deux jours après le 1er mai le plus nombreux et mobilisé depuis une décennie. Avant d’entrer en plateau, les autres dirigeants de la rédaction ne me disaient pas autre chose. Ils le croient. Disons à leur décharge que les mêmes croient aussi « en même temps » que le mouvement gilets jaunes est la pointe d’un continent enfoui de frustrations et de mécontentements. Les milieux dirigeants ne réalisent pas, ne savent plus, ce qu’est une crise politique.
Ils ne peuvent donc plus la reconnaître quand elle est sous leurs yeux. Je pense que cette cécité est née avec le referendum de 2005 sur la constitution européenne. Voir le « non » populaire transformé en « oui » par les notables du congrès de Versailles n’a pas été seulement un viol de la démocratie. Il a engendré l’idée que le vote et le peuple ne sont rien si un bon tour de magie médiatico-politique peut tout changer. Depuis lors, les terribles leçon de la Libération, de la crise algérienne et de mai 1968 ont été rangées au placard dans le même compartiment que la bataille d’Alésia et les autres faits de mondes disparus. En France, le peuple est désormais « la vermine » que dénonce à l’antenne un journaliste phare de la radio d’État, Renaud Dély, un ancien de Libération et de L’OBS rallié comme tant d’autres au macronisme. Pour lui, parlant pour eux, le peuple est cette nullité (« les gens de rien ») que viennent trainer dans la boue les experts et les commentateurs des plateaux du délire en continu. Jusqu’au point de provoquer, 25 semaines après le début des événements, la coalition d’une partie des élites culturelles du pays soulevée de dégoût pour cette haine de classe qu’elle ne peut plus supporter elle non plus.
Macron, lui aussi, voit une « grogne » là où se prolonge une crise politique centrale. Sa stratégie du pourrissement lui est revenue dans la figure. Loin de diluer, le temps a endurci le matériau « réfractaire ». Voilà ce qui a provoqué l’entrée en crise politique globale. Mais il a cru comme en 2005 que le temps passant épuiserait, effacerait, comme après 2005… Il le croit encore. Naturellement, il va être battu par la liste de Le Pen. Et peut-être même par celle des Républicains. Ses amis le savent. Ils ne comprennent pas pourquoi. Ils ne comprennent rien. Ils se croyaient les plus forts avec la tactique la plus géniale : siphonner la droite, exploser l’autre côté en assassinant les Insoumis.
Les bêtises en chaine de Castaner ont tout gâché côté droit. Là on le juge comme un incapable, ce qu’il est. Et comme un jeteur d’huile sur le feu. Et une brute. Ce qu’il a cru intelligent de faire avec le paroxysme de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Il voyait dans l’attaque de l’hôpital ce moment charnière qui précipiterait l’opinion dans le dégoût et le rejet. Comment ces gens-là n’ont-ils pas compris que nous sommes à l’époque où tout le monde filme ? Tout le monde montre. Et à l’époque où il a des insoumis partout : dans l’hôpital, chez les manifestants et même chez les policiers ! Comment ont-ils pu croire que nous ne saurions pas ? En un seul coup il s’est mis à dos tout le monde qui compte chez ces gens-là. D’une part les partisans de l’ordre qui ont vu Castaner être l’homme par qui la tension naît et d’autre part par les amis des libertés, nombreux quand même dans les rangs de la petite bourgeoisie macroniste. Ce type, Castaner, est un fléau pour ses amis et un cadeau pour ses adversaires. Mais il est surtout une calamité pour le pays qu’il divise comme jamais. L’homme qui a commencé le jour de son intronisation par envoyer cent policiers au domicile des collaborateurs d’un président de groupe d’opposition est resté sur cette lancée de l’abus de pouvoir permanent. Content d’avoir été alors soutenu par la corpo médiatique, il s’est cru tout permis.
Six mois après nous avoir agressé, Castaner et son appendice judicaire Nicole Belloubet, ont fait de la perquisition et des gardes à vue un mode ordinaire de gestion des conflits politiques du gouvernement. Pour un oui pour un non, pour un portrait du président décroché ou une bombe à peinture de graph : perquisition, garde à vue, comparution immédiate et ainsi de suite. Même les bien-pensants qui s’étaient réjouis de notre humiliation prennent peur de cette équipe. La perquisition abusive, c’est aussi pour ceux qui ont aimé ça chez les autres comme on l’a vu à Médiapart. Mais à présent, depuis la Salpêtrière, les gens allongés par terre mains sur la tête, les gardés-à-vue sans raison, le viol médiatique des consciences reprenant en boucle la propagande d’État ont jeté un très grand froid dans toutes les familles politiques et culturelles du pays.
France info et d’autres médias d’État ont présenté des excuses à leurs auditeurs qu’ils avaient essayé d’endoctriner. Certes, il leur a fallu quatre jours pour le faire et un opprobre général, mais ils l’ont quand même fait. Ce qui ne veut pas dire que les médias d’État regrettent mais qu’ils prennent peur. Comme tout le monde. Comme tous les gens sensés quel que soit leur bord politique. Cette escalade de violences d’État ne mène nulle part qu’à de nouvelles surenchères. Désormais, la pérennité du pouvoir macroniste est à ce prix. Personne ne pourra dire qu’il ne le savait pas.