Dans un précédent post, j’ai proposé une contribution à l’analyse de la révolution citoyenne au Liban. J’y étudiais ses causes et ses manifestations selon la grille de lecture de la théorie de « l’ère du peuple ». Dans la vague révolutionnaire qui déferle en ce moment sur la planète, il y a des choses utiles à apprendre de chacun des cas. Et leur étude précise montre comment ces événements partagent un ensemble de formes et de méthodes qui constitue le moment politique mondial. Si les révoltes des peuples se ressemblent c’est que leurs causes sociales autant que la culture mondialisée dans laquelle ils prennent place se sont uniformisées. L’émergence, pour la première fois, d’un mode unique planétaire de gestion de la société, le néolibéralisme, a généré une riposte d’une forme commune a toutes les sociétés, elle aussi : la révolution citoyenne. À présent, j’écris sur celle qui ébranle l’Irak depuis le début du mois d’octobre.
J’ai fait le choix de commencer ce tour d’horizon par les pays hors Amérique du sud alors même que celle-ci une nouvelle fois a ouvert le chemin. Je l’ai fait pour tester la valeur d’une grille de lecture qui s’est forgée sur ce continent au moment où les prévisions de cette méthode se réalisent si loin de la matrice de départ. La méthode de travail consiste à ramasser toute la documentation qui est disponible à travers les récits de presse et les vidéos qui remontent du terrain, à interroger des spécialistes du domaine et des amis sur place ou de retour. En compilant les observations de faits, on trace le tableau. Que s’est-il passé avant ? Quel est le déclencheur ? Comment se déroule l’action ? Qu’y voit-on ? Quelle revendication, quel milieux atteint-elle ? Et ainsi de suite.
On reconnaît dans la mobilisation populaire en Irak un processus présent dans toutes les autres situations révolutionnaires. Au point de départ, une revendication ou plusieurs concernant l’accès aux services publics. Puis le mouvement social « transcroît », passe à une autre forme qui en est la conséquence. C’est le moment « dégagiste » ou la légitimité des décideurs est mise en cause. Au commencement, donc, les manifestations actuelles sont héritières de plusieurs mouvements en faveur des services publics. En Irak, sous les radars médiatiques mondiaux, ils ont eu lieu sans pause depuis 2015. Mais désormais, le peuple demande aussi le départ de tout le personnel politique et de toutes les structures politiques dirigeantes en exercice. Toutes sont assimilées à un résultat de l’occupation américaine. Dans le contexte d’un tel pays, on ne saurait imaginer plus vaste remise en cause. Le fond de l’air dégagiste se sentait déjà dans les résultats des élections législatives de mai 2018. En effet elles avaient été dominées par une importante grève civique. 44% des électeurs irakiens seulement étaient allés voter : la participation la plus basse depuis 2003. Et ceux qui sont allés voter ont placé en tête Mokthada Al-Sadr, en alliance avec le parti communiste irakien, qui défendait un programme de lutte contre la corruption et pour le changement institutionnel.
Pour entrer dans une vue plus approfondie, il faut manier les instruments de mesure de la théorie de l’ère du peuple. L’Irak est un pays qui a connu depuis 2003 plus de 10 ans de guerre continue. Et dans le même temps, le pays a connu une forte explosion démographique. L’évolution de sa population correspond à l’envolée décrite dans l’ère du peuple comme fait générateur d’une précipitation de l’Histoire. Il y a cent ans, il n’y avait que 3 millions d’habitants en Irak. En 1999, on passe à 22 millions, puis 40 millions désormais. En 2050, il y aura 50 millions d’irakiens. Cette explosion a produit deux choses : une population jeune et une concentration urbaine subite. L’âge moyen des Irakiens est de 20 ans. L’aire urbaine de Bagdad est l’une des plus grande du monde, avec 13 millions d’habitants.
Aucun des réseaux collectifs qui structurent la vie des sociétés urbaines n’a suivi cette évolution. Ni en terme d’extension ni bien sûr en amélioration. D’abord, l’essentiel des capitaux ont été orientés vers l’effort de guerre. Et les Américains ont organisé pendant leur occupation un pillage des richesses par leurs entreprises privées. Résultat : les Irakiens se retrouvent avec des services publics et des infrastructures en ruine. Un des cas les plus graves est celui de l’eau. Il a provoqué déjà des manifestations importantes durant l’été 2018 quand d’importantes parties de l’Irak étaient en situation de pénurie d’eau. Et pour cause : entre les réservoirs d’eau douce et la consommation finale, il y a 60% à 70% de pertes. Le ministère en charge de la gestion de la ressource en eau est l’un des plus petits budgets du gouvernement irakien. De ce fait qui n’est pas unique en son genre sur place, il y a en Irak de nombreuses coupures d’accès aux réseaux collectifs du fait du défaut d’investissements publics d’intérêt général.
Le dysfonctionnement du réseau de distribution de l’eau alimente aussi l’un des griefs qui s’exprime avec le plus de force dans les rangs du peuple en action : la protestation contre la corruption des « élites » politiques et sociales. La corruption est un des modes les mieux répandu et documenté comme forme ordinaire de prédation des richesses publiques par l’oligarchie. Ce n’est pas un phénomène marginal. Il occupe au contraire une fonction de rouage central dans le circuit de la décision dans le monde du néolibéralisme. En Irak, la corruption s’étale sans vergogne. On parle ici de faux contrats, de fausses commissions qui permettent aux milieux proches du pouvoir de se faire rémunérer en contournant tous les circuits légaux. Un exemple célèbre sur place est donné et c’est précisément sur la question du réseau d’eau et de son état lamentable. En 2015 un « grand rapport » a été demandé, décidé et financé pour évaluer la situation et proposer un plan de marche à suivre pour remettre d’aplomb ce réseau . Une entreprise privée a été payée 36 millions de dollars pour le faire. Le rapport n’est jamais sorti. Il n’existe pas. C’était juste une combine pour détourner de l’argent public de son usage d’intérêt général.
Partout dans le monde, la question des réseaux, et particulièrement celui de l’eau, rencontre dorénavant le fait géologique de l’ère du peuple : l’anthropocène. L’activité humaine provoquée par l’explosion du nombre modifie radicalement l’écosystème planétaire. Ainsi de l’augmentation des températures. En 2016, à Bassora, dans le sud de l’Irak, on a enregistré une température maximale de 53,9° Celsius. Presque le record absolu mondial. Ce phénomène a évidemment des conséquences sur le cycle de l’eau. D’une part, cela accélère son évaporation et d’autre part, cela rend les épisodes de pluies diluviennes plus intenses. Or, la plupart de l’eau douce irakienne est stockée dans des lacs artificiels à l’air libre. L’évaporation est donc maximale. Du coup, alors que l’Irak dispose en théorie de plus de ressource en eau douce par habitant que le Royaume-Uni ou l’Allemagne, il se retrouve dans des situations de pénuries.
L’eau est par ailleurs un sujet de tensions internationales dans le contexte irakien. En effet, l’Irak se trouve en aval du Tigre et de l’Euphrate. Les Irakiens sont donc confrontés aux politiques hydriques de la Turquie et de l’Iran qui sont en amont de ces fleuves. Or, pour l’un comme pour l’autre, cela consiste essentiellement à installer de plus en plus de barrages de façon à pouvoir retenir l’eau et, par conséquent, réduire largement le débit des deux fleuves lorsqu’ils arrivent en Irak. Les deux puissances seront bientôt capables de contrôler entièrement l’approvisionnement en eau douce des Irakiens. L’Iran gère par ailleurs une partie de ses eaux usées en les reversant directement dans des affluents qui finissent dans les eaux fluviales irakienne. Cette eau arrive en Irak contaminée et impropre à la consommation. Étant donné le mauvais état, voir l’inexistence du réseau de traitement des eaux usées, il y a des conséquences sanitaires graves. En 2018, à Bassora, 100 000 personnes ont été victime d’intoxication hydrique.
Cette perte humiliante de contrôle, donc de souveraineté, sur une ressource aussi essentielle est en rapport direct avec le contenu et la dynamique de la révolution en cours. Elle alimente une importante composante patriotique de la mobilisation. Comme au Chili, en France, en Algérie ou au Liban, les manifestations et rassemblements sont saturés de drapeaux nationaux. Ici comme ailleurs, ils sont les symboles de l’affirmation de la communauté politique commune par-dessus toute les autres. Dans le contexte d’une société déchirée par l’instrumentalisation politique des conflits religieux, et des années après la liquidation du régime baassiste qui avait instrumentalisé cette position sous Saddam Hussein, le retour du national comme moyen de rassemblement est un évènement.
C’est donc un même mouvement qui veut récupérer des droits communs pour tous les citoyens et celui qui met en cause l’ingérence étrangère proche ou lointaine. La revendication par le peuple de sa pleine souveraineté est un tout. En Irak, cela se matérialise d’abord par le rejet des ingérences étrangères des États-Unis et de l’Iran. Il est dit que ces deux pays sont les « parrains » de tous les gouvernements irakiens depuis 2003. Dès lors, les manifestants mobilisés refusent aussi le système politique ethno-confessionnel mis en place par les États-Unis et qu’utilise si bien l’Iran. Ces mouvements le voient désormais comme une manière d’organiser institutionnellement la main-mise sur leurs vies et sur les institutions avec lesquelles se prennent les décisions. Il me paraissait important de montrer comment le problème de la gestion de l’eau participe directement à la révolte contre la perte de souveraineté qui fait sortir les foules dans la rue.
Ce n’est pas la seule conséquence politique de la dégradation des réseaux collectifs indispensables à la vie du peuple en Irak au moment où elle explose en raison de la guerre, de la corruption et des ingérences étrangères. Cette situation a accéléré, de l’autre côté, la sécession des riches. Elle atteint aussi des sommets. Là encore, c’est l’invasion américaine qui est déterminante pour le comprendre. Lorsqu’ils sont arrivés, les États-Unis sont venus avec leurs militaires mais aussi avec un grand nombre de leurs entreprises dans tous les domaines. Pour loger tout ce petit monde, les États-Unis ont créé un bout de ville au centre de Bagdad totalement fermé : la « zone verte ». Entourée de palissades et protégée par des mercenaires privés, ce quartier dans le centre de Bagdad regroupe les sièges des institutions irakiennes, de l’ambassade des États-Unis et des grandes entreprises étrangères. Très peu d’Irakiens peuvent y accéder physiquement. À l’inverse, les happy few qui y vivent n’ont jamais besoin d’en sortir, sauf pour aller à l’aéroport. Tous les services dont est privé le reste du pays existent dans ce petit bout de Bagdad. Il s’agit de l’une des formes les plus importantes de séparatisme social du monde. C’est un cas parfait d’inscription spatiale du clivage entre le peuple et l’oligarchie.
L’épicentre de la mobilisation populaire se situe place Tahrir, à Bagdad. Cette place n’est séparée que par un pont de la « zone verte ». A plusieurs reprises, les manifestants ont tenté de le traverser et d’accéder au quartier du pouvoir. Les scènes rappellent les gilets jaunes mettant l’Élysée comme objectif à leurs manifestations. Cela explique sûrement la violence de la répression en face. En Irak, on tire à balles réelles. Depuis le début du mois d’octobre, il y aurait eu environ 200 morts et près de 10 000 blessés. Comme au Chili ou en France, la tactique du régime est de nier la violence de la répression, ce qui revient à en rajouter une autre. Des institutions étatiques sont utilisées pour justifier l’utilisation de la police et de l’armée comme milice des dirigeants en place. Le gouvernement irakien a du publier un rapport d’enquête. Il nie, contre l’évidence, toute ouverture de feu sur des manifestants. Les rapports entre la police et le peuple mobilisé est aussi un trait commun des révolutions citoyennes. Entre volonté de fraternisation et utilisation privative d’un corps d’État de la part du pouvoir, le bras de fer produit des évolutions incontrôlables. À leur tour, elles alimentent une bonne partie des turbulences qui embrasent la société mobilisée irakienne.
À présent, le mouvement populaire a fait surgir la revendication de convoquer une Assemblée constituante. C’est le moment qui couronne l’accomplissement du processus de la révolution citoyenne. La question est de savoir si une telle assemblée finira par s’imposer comme solution à la crise politique. Au Chili c’est chose faite. Un référendum va déterminer si oui ou non le peuple chilien veut convoquer cette assemblée. Dans le déroulé du processus c’est décisif. En écrivant une Constitution, le peuple s’auto-défini et se constitue lui-même, donc, comme sujet politique permanent qui va se manifester à l’avenir dans des institutions qui correspondent au projet que la Constitution porte en elle.
Les événements irakiens nourrissent la théorie de l’ère du peuple et de la révolution citoyenne. Ces évènements en Irak confirment enfin la place singulière de la participation en nombre des femmes a l’action. J’ai déjà évoqué à propos du Liban ce fait qui fonctionne comme un signal de la profondeur de la crise en cours et de l’ampleur du sursaut de la société que leur présence affirme. Le journal Le Monde a publié un magnifique reportage sur cette présence féminine en Irak, jusqu’au lieu central de l’affrontement avec le pouvoir : le pont face à la « zone verte ». Ce reportage permet de comprendre comment cette présence est un enjeu pour le pouvoir qui la craint et n’hésite pas à la cibler pour rétablir le climat de peur dont il a besoin. Cette présence n’est donc pas seulement une conséquence de la gravité de la situation mais un facteur « aggravant » de celle-ci en amplifiant le signal donné. Ceci nous oblige à penser que l’action ne peut se contenter d’enregistrer la présence ou non des femmes mais doit chercher au contraire à la faciliter et à l’encourager. Cette remarque se fait en général mais aussi en particulier à l’adresse des hommes et des hommes dans leurs familles qui restent souvent les derniers empêcheurs de la mobilisation des femmes en général ou de leur mère, de leurs épouses ou de leurs filles en particulier.
Au total, les observations venues du terrain confirment la force propulsive que peut avoir un processus dégagiste. Ici, il fonctionne à plein dans un contexte où il s’agit pourtant de renverser un régime enkysté par des années de clanisme et de destructions sociales et civiques et soutenu par une occupation étrangère. Ils confirment la fécondité d’une stratégie fondée sur une compréhension des composantes et du sens des évènements. Dégagisme et Constituante sont autant d’opportunités d’action politique refondatrices de la société. Mais les évènements en cours dans le monde montrent qu’ils résultent d’un surgissement spontané plutôt que d’une action d’avant-garde éclairée. Il faut l’intégrer pour agir ensuite efficacement. C’est le moment de citer Kant : « la théorie sans la pratique est inutile, la pratique sans la théorie est aveugle. »