C’était la marche anniversaire du mouvement des gilets jaunes. Une nouvelle fois, ce fut un déchaînement de violences policières et d’interpellations, gardes à vue et toute la panoplie des traitements qui sont admirées par la police de Hong Kong et les militaires chiliens. Mais c’était à Paris. En désignant la Place d’Italie comme point de démarrage de la marche, le préfet de police a préparé le chaos. Mais partout dans Paris, ce fut la même sauce. Une violence sans principe et sans bornes ni décence.
À preuve le traitement réservé à notre député insoumis, Alexis Corbière. Il décline son identité pour sortir de la nasse policière tendue contre tout bon sens comme d’habitude. Il est aussitôt bousculé par un coup de bouclier et gazé de sang-froid. Car ce n’est pas de la police républicaine. C’est un comportement typique de milicien comme en atteste celui qui répond à Corbière, qui se présente comme député : « on n’en a rien à foutre ». Le préfet de police Lallement avait félicité les policiers qui avaient frappé le député Loïc Prud’homme à Bordeaux, du temps où il était préfet de région et bien connu pour la violence qu’il déchaînait dans la répression des gilets jaunes. C’est ce comportement qui lui a valu d’être nommé préfet de police de Paris. Cet ancien membre du PS passé à la macronie est, comme tous les transfuges du type Belloubet et son réseau dans la justice, un zélé de la macronie qui doit se faire bien voir. Son silence, celui de Belloubet, a valeur d’encouragement à la violence policière comme le démontre le journaliste David Dufresne.
Il est clair que le choix du pouvoir est de faire peur, très peur pour dissuader. Mais les gens et les réseaux ont vu les images des marches au Chili et ailleurs. Ils savent identifier ce que ce type de comportement veut dire d’un point de vue politique. Je fais donc le pari que cette méthode va se retourner contre ses auteurs. Car aux alentours du 5 décembre, dans la montée de la tension sociale, la méthode de la violence milicienne va vite se heurter à un désaveu populaire massif. Je doute qu’on offre des fleurs aux mains qui bastonnent, gazent arrêtent et ainsi de suite. Dans la classe moyenne, d’abord tétanisée contre les gilets jaunes, la conscience progresse et le désaveu se construit. La prise de conscience dans certains milieux du journalisme en est un bon témoin. Ces catégories sociales en voie de déclassement, exposées sur le terrain par des chefferies qui ignorent leur travail, se rebiffent. Au demeurant une fois qu’ils ont filmé et longuement commenté les deux cageots qui brulent, les « journalistes » de l’officialité rentrent à la maison. Ceux qui se font frapper et malmener, ce sont les indépendants. Ce qui n’empêche pas ensuite tous les ronds de cuir de la profession de s’en réclamer.
La semaine passée, je relevais ici le bilan établi par le journal « Le Monde » sur la répression « sans précédent » dont a été victime le mouvement des gilets jaunes, avec onze mille gardes à vues, et mille condamnations à de la prison ferme. Depuis, le message de David Dufresne journaliste indépendant qui a tenu un recensement méthodique des violences policières perce enfin à son tour le mur de l’indifférence médiatique.
Une raison est sans doute qu’en moins d’un an, 54 journalistes de terrain ont été plus ou moins grièvement blessés dont douze très sévèrement. Ce nombre montre qu’il ne peut s’agir de hasard puisque chacun était muni d’un brassard presse visible et qu’après les premiers blessés constatés aucune disposition n’a été prise par les responsables policiers pour maîtriser ce risque. Évidemment, les journalistes sur le terrain ne sont pas ceux des chefferies qui ne bougent pas de leur bureau et font des commentaires sur les plateaux de télé. C’est sans doute la raison pour laquelle il y aura eu beaucoup de retard dans la prise de conscience.
Bien sûr, il faut aussi prendre en compte la sympathie spontanée des chefferies pour le pouvoir Macroniste et la peur de perdre sa place qui existe aussi dans ces milieux de haute compétition individuelle. Il n’empêche. Le bilan des blessés recensés par Dufresne s’affiche ici ou là sur la toile en reprenant sa comptabilité. « La police a blessé en quelques mois autant de manifestants qu’en vingt ans » lit-on dans le titre d’un papier que lui consacre la chaîne gouvernementale « France Info ». Peu à peu, parce que c’est le premier anniversaire du mouvement des gilets jaunes, la sphère médiatique commence donc un travail d’auto-critique sur la façon honteuse avec laquelle elle a traité l’évènement pendant qu’il se déroulait. Les chiens de garde s’étaient déchaînés, on s’en souvient. C’était le déni total à propos des violences policières et judiciaires. Mais il y avait, surtout, une campagne de dénigrement au marteau-pilon. Comme par exemple sur le soi-disant antisémitisme du mouvement. Et ainsi de suite. Un festival de servilité et de propagande gouvernementale. Chacun de mes lecteurs se souvient, j’en suis certain, de l’ambiance de l’époque.
Le rétropédalage actuel est bien entendu parfaitement conforme à la vocation du système qui se donne ainsi à bon compte une image d’impartialité. Mais il nous sert car évidemment il valide, certes après coup, notre grille de lecture de ce qui s’est passé. Ensuite, il acte en forme d’aveu le rôle néfaste de cette sphère médiatique. Enfin, il nous sert aussi parce que le renouveau de l’action populaire qui va se mettre en place dans les semaines qui viennent intègrera spontanément un niveau de méfiance salutaire à propos de la parole médiatique. Il est intéressant de voir comment les médias les plus directement gouvernementaux eux-mêmes en viennent à s’intéresser à cette énorme escroquerie intellectuelle qu’a été leur traitement de l’information à propos des gilets jaunes.
Ainsi pour « France info » dans le papier que j’évoquais avec le journaliste indépendant David Dufresne. « Selon vous, demande la chaîne gouvernementale, les médias ont-ils tiré les leçons de leur déni initial des violences policières, qui a duré plus d’un mois après le début du mouvement des “gilets jaunes” » ? « Non. » répond David Dufresne. Et il complète : « Mais au moins, aujourd’hui, certains médias parlent des violences policières sans utiliser de guillemets. Il y a quand même eu, je crois, une prise de conscience. La machine médiatique dans son ensemble a agi comme le politique : elle a feint d’organiser le débat tout en tapant avec ses images et ses mots comme la police avec ses matraques et ses lacrymos. Bien sûr, il y a des reporters qui ont fait du bon boulot et il y a des rédactions qui se sont remises en question. Mais globalement, la machine médiatique tourne sur elle-même et, de mon point de vue, elle a complètement oublié le rôle de contre-pouvoir qui devrait normalement l’animer. »
On ne saurait mieux dire. On pourra lire ensuite un constat qui recoupe exactement ce que nous avons dit et expliqué tant de fois. La chaîne d’abattage des manifestants commençait dans la rue sous les coups de la police et se prolongeait mécaniquement ensuite dans les tribunaux placés sous la pression personnelle de la ministre Nicole Belloubet venue sur place exiger d’eux « la plus grande fermeté ». Dufresne s’indigne. « L’injustice terrible, c’est que tous les lundis, c’est-à-dire 48 heures après les arrestations du samedi durant les manifestations des « gilets jaunes », on a vu des gens partir en prison, parfois pour rien, parfois sans preuve. On a vu des destins brisés judiciairement par des incarcérations ou des condamnations avec sursis, avec des gens qui ont perdu leur boulot. C’est sidérant. »
Dans ce cas, les juges du siège ont été pris en tenaille entre la pression du ministre et l’impunité accordée aux débordements policiers. Dufresne montre comment cela s’est passé. Son analyse confirme ce que j’en ai dit ici à plusieurs reprises. « Les poursuites contre les policiers sont une question centrale » explique-t-il. « Il y a plus de 400 plaintes mais, à l’heure où on se parle, aucune communication n’a été faite sur la moindre punition, mise au placard, reconversion d’un policier. Et encore moins sur une condamnation. La plupart des plaintes aboutissent à des classements sans suite par l’IGPN, la police des polices. »
Puis le journaliste indépendant montre comment la machine judiciaire est mise sous tension. « Fin mai, quand le parquet de Paris a annoncé qu’il y aurait des procès – entre huit et dix –, on a vu des syndicats de police monter au créneau immédiatement, de manière extrêmement virulente, faisant pression sur la justice, en expliquant que ça ne pouvait pas se passer comme ça. La bataille qui va être menée maintenant, c’est la bataille judiciaire. Il y a quelques jours, à Bordeaux, une personne qui a perdu sa main a vu sa plainte, qui avait été classée sans suite, être finalement instruite grâce à la ténacité de son avocat. La moindre des choses, c’est de savoir comment il est possible que quelqu’un, en France, soit touché par une grenade contenant du TNT, cataloguée comme arme de guerre, lancée par des policiers censés protéger l’ordre public. Il règne dans la police un grand sentiment d’impunité et c’est extrêmement préoccupant. »
La chaîne gouvernementale a évidemment aussitôt voulu relativiser le propos. « Au sujet de l’impunité, deux policiers viennent bien d’être renvoyés en correctionnelle pour des violences volontaires survenues lors des manifestations du 1er-Mai… » suggère le questionneur. La réponse de Dufresne cingle : « Dans ces deux cas, on se demande si on est dans le carnaval ou dans le folklore. L’un des policiers comparaîtra pour un lancer de pavé sur personne puisqu’il n’y a pas de victime, l’autre pour une paire de gifles. » Puis il émet une hypothèse qui en dit long sur la peur qui peut exister parmi les magistrats du fait que la ministre Belloubet n’a rien dit contre les menaces des policiers. « La justice donne l’impression d’esquiver tous les cas graves et les blessures en surnombre. Cela s’apparente plus à un ballon d’essai pour jauger la réaction des syndicats de police qu’à une véritable mise en marche de la justice. »
Enfin, j’ai relevé dans les propos de David Dufresne quelque chose que j’ai beaucoup entendu sans y croire vraiment d’abord. Et dont je dois dire que les derniers évènements dans le Val-d’Oise à propos de la mort d’Ibrahima m’ont convaincu qu’ils avaient un fondement très sérieux que j’ai sous-estimé. Je crois donc utile de diffuser ce que répond Dufresne quand on lui demande si ce qui se constate aujourd’hui à propos des violences policières est nouveau. « Non, car ce à quoi on assiste existait en fait depuis trente ans dans les quartiers, comme nous le disent les rappeurs depuis longtemps. En fait, certaines techniques policières de la brigade anticriminalité (BAC) ont franchi le périphérique. Une partie de la population française découvre aujourd’hui ce qui était à l’œuvre dans certains quartiers populaires, c’est-à-dire une police cow-boy, une police en toute impunité. C’est le fruit de politiques du ministère de l’Intérieur qui, depuis le début des années 2000, a mélangé complaisamment CRS, gendarmes mobiles, BAC dans les quartiers pour les « sécuriser ». Cela entraîne un transfert d’habitudes, d’armement, de techniques, de vision du monde, et on en arrive là. »
À présent, que cela plaise ou pas, une conscience collective a éclos parmi les Français sur ce sujet. Elle est totalement partie prenante de la convergence que l’on voit s’opérer entre les luttes en cours. David Dufresne raconte comment partout où il passe avec son livre il constate une activité associative développée sur le thème des violences policières et de l’inertie judiciaire face au phénomène. Pour l’instant, il n’apparait aucune réserve ni protestation dans le cœur de ces deux appareils pourtant cruciaux dans l’équilibre d’un État républicain. On peut imaginer que la peur joue un très grand rôle dans ce silence. Mais on peut aussi penser qu’il existe dans ces milieux un consensus idéologique d’extrême droite et anti populaire assez profond pour expliquer le silence. Si tel est le cas, alors il faut se mettre à travailler sur les méthodes à imaginer pour en revenir à un système policier et judiciaire qui soit de nouveau au service de la nature républicaine de La France.