Note de blog de William Martinet, militant contre le mal-logement en Seine-Saint-Denis et animateur de l’espace auto-organisation de la France insoumise publiée le 1er décembre 2020 sur le blog de Mediapart.
Il n’a échappé à personne que le confinement renforce les inégalités sociales et en particulier les inégalités de logement. Entre un cadre supérieur qui télétravaille dans sa résidence secondaire en Normandie et une employée dont les soirées et week-end se déroulent entre les quatre murs d’un logement indigne en Seine-Saint-Denis, l’expérience du confinement n’a rien de commun. Nous allons évoquer ici la situation la plus difficile qui est celle des personnes sans domicile fixe.
Dans la lignée du « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron, les Ministres du logement qui se sont succédés ces derniers mois – Julien Denormandie puis Emmanuelle Wargon – ont affirmé avoir pris des mesures exceptionnelles pendant la crise sanitaire. Qu’en est-il réellement ? Malheureusement, ces mesures n’ont pas permis de mettre à l’abri celles et ceux qui en avaient besoin. Pire, le système d’hébergement francilien est aujourd’hui au bord de la rupture. En cause, une gestion « urgentiste » du phénomène de sans-abrisme qui dure depuis trop longtemps et que le gouvernement a aggravé.
De la « gestion au thermomètre » à la « gestion au R0 »
Le sans-abrisme est un problème social qui fait systématiquement son apparition dans le débat public sous la forme de l’urgence. Il faut attendre l’approche de l’hiver et des grands froids pour que les personnes qui vivent à la rue trouvent une place dans l’agenda politique et que des solutions, insatisfaisantes, leur soient proposées. Ces dernières années, dérèglement climatique oblige, les canicules ont eu le même effet. Les associations parlent d’ailleurs de « gestion au thermomètre » pour qualifier la politique publique en la matière.
Avec la pandémie et la répétition des confinements, un nouveau prétexte pour une gestion urgentiste du sans-abrisme a fait son apparition. L’année 2020 a été celle de la « gestion au R0 ». Ce sont les indicateurs de circulation du virus qui ont déterminé les périodes de confinement et les mesures mises en œuvre pour héberger les personnes à la rue.
L’action du gouvernement : mettre à l’abri « quoi qu’il en coûte » ?
Le premier confinement a eu lieu au printemps. C’est à cette période que s’organise habituellement la décrue du dispositif hivernal, c’est-à-dire la fermeture progressive des places d’hébergement ouvertes à titre exceptionnel pendant l’hiver. Une partie de ces places sont pérennisées pendant que d’autres ferment selon un calendrier qui vise à éviter des remises à la rue trop nombreuses et trop visibles qui pourraient émouvoir l’opinion publique, surtout quand il s’agit de femmes et d’enfants. C’est sans doute une des raisons qui a motivé le Ministre Denormandie à prendre la première mesure exceptionnelle du confinement : le maintien de toutes les places d’hébergement hivernales au-delà du calendrier initial.
Éviter des remises à la rue ne résout pas le problème des personnes sans abri qui sollicitent le 115 sans succès. Elles sont en moyenne 3 000 chaque soir à l’échelle nationale. Pour ces personnes, le confinement s’est traduit par une aggravation de leur situation du fait de la fermeture des dispositifs dont dépend leur stratégie de survie : accueils de jour, maraudes, distributions alimentaires… Le Ministre Denormandie a annoncé l’ouverture de places d’hébergement supplémentaires pour tenter de leur apporter une réponse. Ces ouvertures ont eu une efficacité réelle mais limité. Pendant quelques semaines, le 115 a pu proposer des solutions à celles et ceux qui l’appelaient.
L’autre difficulté du confinement était celle de la promiscuité imposée dans certains centres d’hébergement : dortoirs et sanitaires collectifs, suroccupation des espaces partagés… Ces conditions d’accueil indignes ne sont habituellement pas au cœur des préoccupation des pouvoirs publics mais la pandémie en a fait un risque de « cluster ». Tout d’un coup, il était devenu urgent d’y répondre. Une partie des ouvertures de places ont donc été mobilisées pour le « desserrement » de ces centres d’hébergement et l’ouverture de centres dédiées aux personnes hébergées testées positives au Covid-19.
A l’échelle francilienne, le « quoi qu’il en coûte » s’est donc traduit par le maintien de 7 000 places du dispositif hivernal et l’ouverture de 7 000 places supplémentaires pendant le confinement. Le nombre de places d’hébergement dans la région étaient d’environ 90 000, il s’agit donc d’une augmentation du parc de l’ordre de 15%. Le « quoi qu’il en coûte » a également un prix. Concernant les places en centre d’hébergement ouvertes pendant cette période, le « tarif plafond » fixé par les services de l’État est de 34 euros par place et par jour. Rappelons que ce tarif couvre le gîte, le couvert et l’accompagnement social, même si ce dernier est souvent sacrifié du fait des contraintes budgétaires des associations. Pour les places d’hébergement à l’hôtel, le prix moyen de la nuitée négocié avec les hôteliers franciliens était de 17 euros avant le confinement, ce qui ne comprend pas de prestation alimentaire et encore moins d’accompagnement social. Avec une fourchette large, on peut estimer qu’en Ile-de-France – région qui représente la moitié du dispositif d’hébergement national – la mobilisation exceptionnelle liée au confinement aura un coût budgétaire annuelle pour l’État entre 100 et 200 millions. Un montant modeste comparé à d’autres postes de dépense engagés pendant la crise sanitaire. Par exemple les 100 milliards du plan « France Relance » annoncé par le gouvernement au mois de septembre et principalement dédié aux exonérations sociales et fiscales des entreprises.
Une goutte d’eau dans la mer
Les mesures gouvernementales ont déjà très clairement montré leurs limites. A l’exception des premières semaines du premier confinement, l’écrasante majorité des appels au 115 n’ont pas débouché sur une proposition d’hébergement. Il faut en effet rappeler le décalage abyssal entre l’offre d’hébergement et les demandes de mise à l’abri. En Ile-de-France, cela fait des années que les associations gestionnaires du 115 sont contraintes d’effectuer une priorisation des demandes qui est devenu inhumaine. Non seulement les femmes avec enfants sont presque les seules à accéder à une place d’hébergement d’urgence mais la sélection se fait maintenant en fonction de l’âge ou de l’état de santé des enfants… Une augmentation ponctuelle du parc d’hébergement d’urgence ne permet pas de répondre à ce problème structurel de la tension entre l’offre et la demande.Il faut aussi évoquer le cas des campements de personnes migrantes au nord de Paris. Les évacuations de ces campements ont donné lieu à des mises à l’abri précaires (des lits picots installés dans des gymnases) ou à des dispersions violentes sans prise en charge. Ce qui place ces évacuations dans une double illégalité : par rapport au Code de l’action sociale et des familles, qui définit un droit inconditionnel à l’hébergement, et la Convention européenne des droits de l’Homme qui enjoint la France à fournir des conditions matérielles d’accueil minimales aux demandeurs d’asile.
L’autre sujet est celui de la dégradation des conditions de vie dans l’hébergement d’urgence. Alors qu’en 2006 une mobilisation associative avait permis d’engager un plan d’humanisation des structures d’hébergement, la tendance est aujourd’hui en train de s’inverser. La croissance du parc d’hébergement dans un contexte de forte tension sur le bâti disponible a conduit à ouvrir des centres dans des conditions défavorables : bureau ou locaux d’activité difficilement aménageables pour l’hébergement, utilisation temporaire de locaux entre deux projets immobiliers, bâti dégradé sans budget d’investissement pour le rénover… Sans compter que la pérennisation de l’ensemble des places hivernales supprime de facto la possibilité pour services de l’État de trier les places en fonction de leur qualité. Prenons l’exemple des anciens locaux de l’Insee à Malakoff, transformés en hébergement d’urgence et dont les conditions d’accueil déplorables avaient eu l’honneur d’un article dans Le Monde : « les fenêtres ne s’ouvrent pas ; les « chambres » sont des bureaux avec moquette, aux plafonds cassés, où il est interdit de manger et plus encore de cuisiner ; seuls neuf douches et six WC sont encore en état de marche (pour 350 résidents) ». Ce centre d’hébergement aurait dû rapidement fermer mais il a été prolongé du fait de la crise sanitaire.
A l’hôtel, la situation est encore pire car une chambre d’hôtel est par définition inadaptée à la vie quotidienne : absence de cuisine et de frigo et pièce unique pour l’hébergement d’une famille entière. Il y a de bien trop nombreux cas de punaises de lit et autres nuisibles. La sollicitation toujours plus importante des hôtels que nous avons connu pendant le confinement fait évoluer le rapport de force en défaveur du 115. Interrompre une convention est le principal outil pour sanctionner un hôtelier ne respectant pas ses engagements, notamment du point de vue de la dignité de l’accueil. Plus il est difficile de trouver des hôtels disponibles, plus il est compliqué de mettre en œuvre cette sanction qui impose de reloger immédiatement des dizaines de familles. N’oublions pas que les hôteliers sont des acteurs privés dont la démarche est lucrative. Si certains tiennent un commerce tout à fait respectable, d’autre peuvent être qualifiés sans hésitation de marchand de sommeil. La dégradation des conditions d’accueil n’est pas seulement un mauvais moment à passer. Pour les dizaines de milliers de personnes concernées, dont une majorité de femmes seules et d’enfants, il s’agit de plusieurs années de maltraitances dans leur parcours de vie.
Nous allons droit dans le mur
Enfin, et ce n’est pas le plus petit des problèmes, se pose la question de l’instabilité du système. Non seulement les mises à l’abri n’ont pas été assez nombreuses, non seulement elles se sont faites dans des conditions dégradées, mais elles reposent sur un dispositif intenable à moyen terme. Dit d’une autre façon : l’hébergement d’urgence est une cocotte-minute qui monte en pression à chaque nouvelle crise et le confinement nous rapproche du point de rupture.
En effet, l’extension du parc d’hébergement s’est appuyée sur la mobilisation d’hôtels vidés par la pandémie et le confinement. C’est à ce moment que l’on a entendu dans les médias le terme de « réquisition d’hôtels » et que Sébastien Bazin, le PDG du groupe Accor, a bénéficié d’une belle tribune lors de la matinale de France Inter pour faire valoir sa générosité. Il faut déconstruire cette opération de communication : les hôteliers des grands groupes internationaux, privés de clients par le confinement, ont trouvé une occasion de poursuivre leur activité dans le cadre de convention avec les 115 et donc avec un financement public. Ces hôteliers ne vont pas durablement inscrire leur activité dans le social. Dès que la parenthèse de la pandémie sera refermée et que le tourisme mondial reprendra, ils retourneront à leur activité habituelle et cela posera la question de l’orientation des milliers de familles qui sont actuellement hébergées dans leurs hôtels. Dans l’état actuel des choses, aucune alternative n’est prévue. Sans compter que le dispositif d’hébergement d’urgence arrivera à bout de souffle au moment où la crise sociale fera rage. Les familles hébergées à l’hôtel risquent de se retrouver à la rue au même moment que celles qui seront mises dehors suite à des procédures d’expulsions pour dette locative. Il faut ajouter à cela la baisse des attributions de logement sociaux du fait de la précarisation de la population et donc d’une moindre mobilité du parc social vers le parc privé. Bref, un cocktail terrible s’annonce.
Sans logement abordable, pas de sortie de crise possible
Que faire, alors ? Les mises à l’abri dans l’urgence ne peuvent avoir de débouché positif sans que la question structurelle de l’accès au logement soit posée. Sur ce point, le gouvernement a réalisé un travail de sape tout à fait méthodique à l’encontre des bailleurs sociaux et leur capacité à produire du logement à un niveau de quittance abordable. La baisse des APL et les diverses mesures fiscales défavorables prises depuis le début du quinquennat se chiffrent en milliards d’euros. Tout cela contribue aux mauvais chiffres du logement social. Rien qu’en Ile-de-France, territoire tendu par excellence, il a manqué depuis 7 ans la construction de 47 000 logements sociaux pour atteindre les objectifs que l’Etat s’était lui-même fixé. Cette « dette », dont les conséquences humaines sont catastrophiques, attire malheureusement moins l’attention que le déficit public.
Voilà résumé la politique de « lutte » contre le sans-abrisme du gouvernement : d’une main, effectuer des coupes en milliards dans le logement et la protection sociale, de l’autre, investir des millions dans l’hébergement pour répondre à « l’urgence ».
Pour éviter la rupture du système d’hébergement d’urgence francilien, il est indispensable d’y répondre par la mise à disposition de logement abordable. C’est la seule solution pour réduire la tension du système. Rien qu’à Paris, 8 000 personnes en centre d’hébergement d’urgence ont une demande de logement sociale active et n’attendent qu’une proposition de logement pour libérer leur place. Les leviers à mobiliser sont connus, même s’il reste à travailler à l’échelle du territoire : financement de la production de logement social PLAI (le plus abordable), respect des quotas légaux d’attribution aux publics prioritaires et défavorisés, encadrement à la baisse des loyers dans le privé pour libérer du logement social par effet de vase communiquant, réquisition de logement vide. Il y a urgence… à proposer des solutions durables.