Une passionnante crise morale vient de surgir en plein cœur de la classe médiatique. On ne peut prévoir s’il s’agit d’un spasme d’agonie ou d’une tendance profonde et durable de sursaut moral. Le premier quotidien régional de France, « Ouest-France », vient de décider de ne plus commander ou publier de sondages.
Ce journal a beau être l’un des plus hostiles au mouvement insoumis et un des plus politiquement « sectaire » du pays, sa décision mérite d’être saluée par les insoumis. Elle marque un coup d’arrêt sur la pente vers la déchéance morale prise avec enthousiasme et ardeur par la quasi-totalité de la sphère médiatique. On en connait les composantes. C’est la course au sensationnel, le journalisme de provocation. C’est l’absence totale de recul ou de sens critique sous la pluie des bombardements d’infos gouvernementales avalées tout rond. C’est pour finir le gavage aux sondages. Une addiction routinière sans aucun recul ni sur leurs contradictions ni sur leurs conditions techniques ni même sur l’absence de publication de la notice légale à ce sujet. Et ainsi de suite. Mais « Ouest France » ne cantonne pas sa critique au seul bombardement contradictoire et paralysant des sondages. Il met en cause tout ce que cela implique : désintérêt pour les programmes et les idées, commentaires sans fin sur des faits sans réalité. C’est une bombe.
C’est sans doute une excellente autopromotion mais elle explose un paysage qui semblait figé pour toujours en direction du plus lamentable. Car aussitôt la logique de système se montre toute nue sous les yeux de tous. Le contexte médiatico-sondagier est celui d’un effet de système. Certes, évoquer un effet de système c’est courir le risque de l’accusation de complotisme. C’est devenu en effet l’argument médiatique ultime de l’interdiction de penser. Elle est surveillée en permanence par une armée d’experts auto-proclamés à longueur de plateau d’info en continu. Dés lors, je me contenterai d’évoquer les pièces du puzzle et je laisse à qui me lit le soin de nommer et de commenter le tableau qu’il me verra faire surgir.
Inutile de penser au complot. Toute la scène s’est construite au fil d’un processus dont les ingrédients sont parfaitement bien identifiés. Voyons cela. Primo, les plateaux d’info en continu doivent « produire » des heures de présence à l’antenne. Cette production a un coût. Secundo il s’agit de faire « moins cher » là aussi. L’heure la moins chère est celle qui consiste à réunir autour d’un journaliste élevé au rang de star et très bien payé (entre 10 000 et 30 000 euros) des rangées de « chroniqueurs » ou « experts » intervenant gratuitement avec l’autorité de leur titre. Impossible alors de mettre en cause leur compétence sur le sujet. La starisation du journaliste est censée garantir le sérieux. Tertio, de leur côté, les « experts-marionnettes » y gagnent en notoriété. Ce n’est pas rien. Car celle-ci constitue leur valeur ajoutée dans leur propre milieu pour leur propre compétition professionnelle. Résultat ? Tout le monde y trouve son compte, quel que soit l’intérêt de l’émission ou la valeur des analyses qui y sont présentées. Le système est autobloquant, on n’y passe pas une feuille de papier a cigarettes entre les rouages qui l’animent.
Évidemment cela fonctionne aussi longtemps que les faits n’apportent pas de démentis trop rapides ni trop catégoriques. Dans ce domaine, le sondage politique est un matériau facile et peu coûteux à convoquer. Son commentaire peut être sensationnel, de longue durée et ne recevoir aucun démenti avant… le soir de l’élection. Là, le moment est délicat. Le système a produit sa parade. La critique des erreurs monstrueuses d’évaluation fait partie du spectacle rituel des lendemains d’élection. Mais notez que des heures de commentaires deviennent alors de nouveau possibles. Ils ont le doux parfum de l’autocritique. Ils produisent aussi une image valorisante des gens capables de mettre en cause leurs certitudes de la veille. Certes, seuls les sondeurs payent le prix de la honte. Et les électeurs le payent du prix de leur choix conditionné par des bobards. Les sondeurs y sont habitués. Et il leur suffit de quelques jours pour récupérer leur superbe. Et comme le spectacle doit continuer et que les mêmes causes produisent les mêmes effets on peut parler « d’effet manège » pour nommer ce mécanisme répétitif.
Encore une fois, il n’y a aucun complot à l’œuvre. Juste un enchainement d’intérêts malsains et irresponsables.
Du point de vue du sondeur, la production de pronostics politiques est de peu d’importance commerciale. Les « enquêtes politiques» représentent une part très faible de leurs revenus. Ceux-ci sont pour l’essentiel en provenance de deux sources. D’abord, les contrats avec le gouvernement et les collectivités publiques. Ensuite, ceux du commerce privé qui interroge pour connaitre les préférences des consommateurs. Quel est alors l’intérêt de ces « instituts » dans l’arène politique ? C’est simple et très matériel. C’est la publicité que leur donne le fait d’être cités comme des références incontestées et incontestables par des palanquées « d’autorités » que sont les journalistes stars et les experts ! Il est donc essentiel pour eux d’être de la partie et de produire un bon frisson de base pour dynamiser le spectacle que donnent ensuite les commanditaires. L’enjeu essentiel est alors d’annoncer « les premiers » tel ou tel évènement bluffant : tel candidat passe en tête, tel autre s’effondre… Et ainsi de suite, sans rime ni raison, d’une semaine sur l’autre.
Cela ne veut pas dire que tout ce qu’ils font ne veut rien dire et n’aurait aucune signification utile pour l’analyse politique. Mais à condition du sérieux. Et cela se vérifie dans la notice technique. Taille de l’échantillon, composition de celui-ci, pourcentage de participation au vote et ainsi de suite. Vient ensuite la boîte noire. Celle du secret complet. C’est l’arrangement final, le « redressement » qui s’opère hors des regards à la fin de l’enquête, à partir des données brutes collectées parfois de façon assez… approximative. Ici règne le pifomètre sous le sceau du « secret professionnel ». Rien n’en est dit, aucune donnée n’est accessible. Unique et rare privilège ! On comparera avec l’industrie pharmaceutique obligée de faire figurer sur chaque flacon la composition du produit que vous consommez.
Le moment « Ouest-France » n’épuisera pas son effet d’un coup. Que va-t-il se passer à présent ? Très peu sans doute. Le système médiatique est trop lourdement engagé, trop profondément enkysté dans ses routines et ses prébendes pour être capable d’évoluer. Une généralisation de cette remise en cause est impossible dans la sphère médiatique audiovisuelle actuelle. Et cela dans quelque domaine que ce soit. « Ouest-France » n’a besoin de personne et c’est sa force. Les faibles n’ont pas ses marges de manœuvre. On ne peut imaginer le service politique de France 2 sans ses faux témoins, ses traquenards, ses interminables vendettas et ses coups de billard où les personnalités politiques sont de la chair à canon médiatique et les jouets de luttes internes des chefferies de services.
Dorénavant il semble qu’il y ait pire. La chaîne d’extrême droite CNEWS vient de le montrer. Elle a inauguré une émission dont Zemmour a été le premier invité. Une monstrueuse clownerie. Le joli monde des médias n’en dira pas davantage qu’au moment où des émissions de divertissement comme Quotidien se sont imposées comme des « temps d’information ».
Comme tous ceux qui suivent ce que j’en écris depuis des années, à mes yeux, le système médiatique, nonobstant ses différences et ses diversités, est avant tout et pour l’essentiel la seconde peau du système économico-politique dont il assure la protection. À cela s’ajoute dorénavant l’omni présence de l’appareil sondagier. Il est devenu le pelage protecteur des errances de la classe médiatique. Travail d’Hercule d’affronter ce monstre. Christophe Barbier avait résumé l’inutilité de mon combat sur le sujet : « on ne peut pas gagner contre les médias ». En effet, et je vois bien que croire le contraire est suicidaire. La seconde peau finira avec ce qu’elle protège et pas avant. Qui déciderait d’en faire un trophée s’expose au pire. Pour les connaisseurs : cette seconde peau devient alors ce que fut la tunique de Nessus pour Hercule : un poison lent, mais violent. Mieux vaut procéder autrement.
La façon avec laquelle nous avons renouvelé nos méthodes de combat à propos de l’appareil sondagier semble porter ses fruits. Pas de choc frontal, mais une critique argumentée sur la base même des données qui sont censées justifier la « scientificité » de chaque enquête. Nous l’avons fait à partir du travail de statisticiens, de sociologues et de mathématiciens insoumis. Sur cette base il est impossible aux sondeurs concernés d’échapper a l’exposé de leurs turpitudes. Le doute est désormais installé de tous côtés au point d’avoir provoqué une indigestion morale jusque dans la classe médiatique.
Notre cible n’est pourtant pas l’appareil sondagier en général. Certes, il ne semble guère plus capable en général d’intelligence des situations ni de compromis que la sphère purement médiatique. Il pense lui aussi jouir d’une rente à perpétuité. C’est en bonne partie vraie car médias et sondeurs se tiennent par la barbichette. Les uns ont trop besoin des autres et vice versa. Mais ils sont eux aussi à leur tour atteint par le mécanisme général de rejet et de mépris dont nous avons besoin qu’ils soient tous frappés. Sinon comment protéger notre propre espace d’existence et la survie de notre courant d’idées dans l’histoire ?
En effet, une nouvelle fois, nous faisons l’objet d’une tenaille sans fin : « la gauche ragnagna est divisée donc elle va perdre ». De nos programmes respectifs rien ou si peu. Du correctif que seule une presse libre pourrait opposer à un pouvoir macroniste aussi intrusif et bourreur de crâne : rien ou presque. Le contraire : le refrain sempiternel de la défaite annoncée pour tout ce qui n’est pas Macron. Que la gauche ne soit pas davantage divisée qu’en 1981 et que la droite et l’extrême droite le soient bien plus que jamais n’est pas dans les refrains de l’heure. On comprend pourquoi. Il faut donc non seulement faire notre travail militant avant tout mais aussi faire ce qu’il faut pour enrayer les pièces essentielles de la machine adverse. L’élection en cours est d’une nature et d’une consistance sans précédent. Les possibilités sont considérables. Toutes les possibilités. Cela du fait même de l’instabilité et des secousses que provoquent dans les profondeurs des consciences les abus de pouvoir permanents du régime et de sa deuxième peau médiatique pour tout cadenasser. La crise morale ouverte par « Ouest-France » est soit le chant d’un cygne déjà moribond ou bien un signal avant-coureur de l’ampleur du malaise qui couve dans toutes les couches de la société.