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19.12.2021

«Vivons comme des balisiers créoles !» – Hommage à Aimé Césaire

Discours* sur l’esclavage aux Marches des esclaves, La Guadeloupe, 16 décembre 2021.

Comme c’est moi le plus ancien dans le grade le plus élevé,  je suppose que c’est à moi de dire les mots qu’il est nécessaire de prononcer à cet endroit.

Notre présence, ici, je l’espère va contribuer au mouvement de reconnaissance de la réalité de l’esclavage. Je vais dire pourquoi l’esclavage doit être reconnu dans tout ce qu’il a été. Mais avant je veux dire combien je crois important que, chacun son tour, quand nous venons sur la Terre de Guadeloupe, nous prenions chacun le temps de l’escale et du passage ici.

L’esclavage est une forme d’organisation des sociétés et une  relation économique antérieure à cet esclavage organisé pendant ces 3 siècles durant lesquels il a fonctionné dans le système particulier de ce qu’on a appelé  la traite négrière. Il est clair que les sociétés antiques étaient déjà travaillées en profondeur par l’esclavage. Certains disent que la chute des grands empires a été provoquée précisément par ce système qui leur interdisait de réaliser les progrès matériels qu’elles auraient du faire. C’est-à-dire si ces sociétés avaient dû  se poser, la question de la production autrement qu’en esclavagisant des gens.

On peut dire que, si c’est vrai pour avant la traite négrière, c’est vrai aussi après et depuis. L’esclavage n’est pas une réalité du passé. L’esclavage continue aujourd’hui.  Il y a des gens esclaves dans un certain nombre de pays. Mais il y a aussi des formes d’esclavage qui ne portent pas ce nom mais qui pourtant le sont. Lorsque des travailleurs sont, par exemple,  amenés d’un pays dans un autre,  à qui on confisque leurs papiers,  à qui on verse des  payes misérables qui leur permettent à peine de survivre,  comme nous avons pu l’observer avec  ces milliers de malheureux qui ont été traînés pour préparer la coupe du monde de foot.  L’esclavage se note encore dans la traite des êtres humains qu’on appelle la prostitution, qui est un esclavage. Et d’autres formes existent. On chiffre à quelques millions, le nombre des esclaves à l’heure à laquelle nous parlons.

Dès lors,  cela nous fait devoir de penser que nous ne sommes pas seulement en train de commémorer ou célébrer, mais que notre devoir est de prolonger la lutte que nos ancêtres,  ici présent,  ont commencé. Et c’est la première des choses à dire: les esclaves ne se sont jamais résignés à leur situation,  contrairement à une légende paternaliste et infantilisante qui fait considérer en definitive les populations esclavagisées comme des gens incapables d’être maîtres d’eux-mêmes.

La traite négrière a été une forme particulière d’esclavage et  elle a rempli un rôle particulier dans l’histoire. Lequel ?

C’est dans les entrailles douloureuses de la première globalisation économique que le capitalisme a réalisé ses premières grandes accumulations qui lui ont permis, ensuite, de devenir le système dominant. Auparavant, on avait eu le commerce mondial organisé à partir de Venise. Mais c’est la traite négrière qui va systématiser  l’idée qu’on peut enlever des gens à un endroit,  les vendre à un autre et ramener ensuite d’autres marchandises au port de départ.

L’esclavage a  enkysté les origines du capitalisme dans un certain nombre de villes et de ports. Dans l’hexagone, c’est Nantes, c’est Bordeaux, villes négrières. On doit donc discerner la place singulière de l’esclavage,  non pas comme le résultat de je ne sais quelle cruauté spontanée, mais comme un calcul économique qui n’a jamais trouvé en lui-même sa sanction. Il aura fallu la Révolution pour abolir l’esclavage. Et encore ! Il aura fallu s’y prendre à plusieurs reprises.

Mais avant le débat de 1791, déjà des sociétés, qu’on appelait « société des amis des noirs » militaient. Et dans l’hexagone,  il y a quelques endroits émouvants où des populations locales ont signé des pétitions au roi pour demander qu’on arrête la traite.

C’est le cas de la petite ville de Champagney en Haute-Saône, en Franche-Comté. Là, pour la première fois, on voit apparaître sur  un document, un mot, qui pour finir va devenir le mot qui nous importe.  Il dit, ce document : « les êtres humains sont semblables ». Ce n’est donc plus autrui, l’autre. C’est mon semblable. Semblables ne  veut pas dire qu’on est identiques mais similaires. En ce sens, la lutte contre l’esclavage a donc été une des matrices les plus profondes de la déclaration des droits de  l’homme et du citoyen. C’est-à-dire de la compréhension du fait que les êtres humains, étant semblables par leurs besoins sont égaux quant aux droits pour satisfaire ces besoins.

Ainsi, la première leçon de la lutte contre l’esclavage est que l’égalité des êtres humains s’enracine dans l’aspiration à la liberté qui suppose cette égalité. Non, ce n’est pas donc qu’une histoire de souffrances. Bien sûr, c’est une histoire de souffrances. Mais c’est,  avant tout,  une histoire de libération. Car nous sommes libres. Nous le sommes devenus par la lutte.

La discussion parlementaire de 1791 est terrible. Bien des gens interviennent. Quand vous lisez les textes, vous vous croyez aujourd’hui. Les grands argumenteurs sont là. « Mais enfin,  vous n’y pensez pas ! Abroger l’esclavage ? Et la compétitivité,  qu’est-ce que vous en faites ? Et la productivité,  vous ne  vous y intéressez pas ? » Ou bien : « Mais comment ! Le sucre sera produit par des esclaves dans les colonies anglaises .La France va donc pâtir d’un préjudice dans le  commerce extérieur. »

Au fond, la mélopée du capitalisme  vient de loin !

Et tout  cela a été rompu par une parole décisive. Celle de Maximilien Robespierre : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe  » . Et ce principe,  c’est celui de l’égalité des êtres humains.

Et là,  voici une leçon de courage, de force et d’appel à assumer les ruptures qu’il faut nommer, par ce mot, « ruptures », quand elles s’imposent pour changer l’ordre du monde. Ce n’était pas possible sans rompre.

Il fallait que quelqu’un dise : Périssez plutôt que de mettre en cause le principe auquel nous croyons et qui organise notre société désormais.

Voila pourquoi,  tout à l’heure,  pendant qu’on montait les marches, emplis comme je l’étais,  ainsi que les gens qui m’accompagnent, des étranges vibrations que le passé des souffrances fait résonner dans un cœur contemporain, je me souvenais de mon passage à  Champagney, ou à la Réunion, le 20 décembre pour la fête de leur Libération, de Mathilde Pannot,  de ses visites sur ce même territoire et de l’hommage qu’elle avait rendu à l’esclave Solitude.

Nous pensions qu’en définitive , si la souffrance et l’humiliation,  bien sûr,  ne peuvent d’aucune façon être oubliées, la leçon principale est  celle de la libération. Cette libération n’est pas seulement le moment où se rompt la chaîne de l’esclavage ! Cette libération c’est le moment où ces gens qui  venaient de divers endroits, des  peuls, wolofs, bambaras,  bamilékés, parlant chacun des langues différentes,  pour pouvoir faire humanité ont creolisé leur culture. C’est-à-dire : ont produit une langue nouvelle : le créole ! Ont produit des musiques, tambour gwoka, Belai, ou comme à la Réunion la maloya, des musiques qui les rassemblaient et qui étaient interdites à  comprendre par les maîtres.

Maudite soit l’espèce des maîtres ! Eux et leurs successeurs ! Eux et tous ceux  qui continuent à trouver normal qu’on brutalise, qu’on humilie, qu’on abaisse d’autres gens pour accomplir, je ne sais quelle performance économique qui n’en seront jamais, parce que ce sera seulement de la souffrance et de l’humiliation transformées en marchandises,  transformées en occasions de satisfaire une cupidité insatiable qui est la marque du régime et du monde dans lequel nous vivons.

Ces  gens ont vaincu l’esclavage par la créolisation parce que l’esclavage comme le racisme,  comme le spécisme, comme le sexisme a une particularité intellectuelle.  Il nie la singularité des individus.  Il les voit comme un ensemble indistinct.  « Les noirs » ! Mais il n’existe pas des noirs, il existe des personnes singuliéres à la peau noire. « Les femmes »,  non il n’existe pas « les femmes » mais « des » femmes singulières.  Une femme. Un homme. L’esclavage, le racisme le spécisme,  le sexisme, nient l’individu. Et c’est pourquoi,  ils n’auront jamais rien à voir avec le fondamental de la liberté. Parce que l’aspiration à la liberté commence par la prise de conscience,  par chacun d’entre nous de son irréductible singularité. Et cette singularité nous donne les moyens d’aller aux autres parce que nous sommes alors maîtres de nous identifier nous-mêmes.

Maîtrise de soi,  refus de la possession par d’autres.

Maîtrise de soi jusqu’au bout ! Il faudra introduire dans la Constitution le moment venu sous les slogans modernes du droit à l’interruption volontaire de grossesse pour qu’on n’en rediscute pas à chaque élection. Car c’est le droit pour chaque femme d’être irréductiblement propriétaire d’elle-même, de son corps, et non l’objet de son époux ou de ses enfants.

Le droit à la liberté du genre, c’est-à-dire dans l’extrême intimité de l’idée qu’on se fait de soi, la décision qui parfois s’impose à vous de choisir qui on est,  un homme ou une femme. Liberté qui paraît encore aujourd’hui incroyable. Et je ne vous cache pas que les premières fois qu’ on m’en a parlé,  j’ai eu du mal, comme d’autres à comprendre de quoi, on me parlait.

Et enfin,  le droit au suicide assisté qui signifie l’extrême liberté de se posséder soi-même et d’être maître de soi. Accomplissant comme un droit ce qui était hier réservé à un privilège de patriciens romains qui adhéraient au stoïcisme.

Bref, vous voyez comme les leçons de l’esclavage sont nombreuses.

Mais aujourd’hui ce qu’il faut d’abord retenir c’est la nécessité de faire  comprendre que cela a duré 3 siècles et que c’est donc partie intégrante de l’histoire de la France. Il faut l’apprendre et le comprendre. Non par un bout morbide, le spectacle de la souffrance. Ou comme  j’ai entendu dire certaines fois de repentance. Pardon mais nous n’avons à nous repentir de rien. Nous ne nous confondons pas avec les bourreaux.

Il nous faut une claire compréhension de ce qui s’est passé pour être capable d’en voir les prolongements,  aujourd’hui,  dans la victoire de la liberté,  dans la créolisation ! Mais aussi, a l’inverse,  dans la permanence des volontés esclavagistes même réhabillées avec des mots modernes mais qui, au fond charient toujours,  la même infamie.

L’histoire de l’esclavage doit être enseignée avec délicatesse, avec humanité, avec la bienveillance paternelle et maternelle qui est la vôtre quand il s’agit de l’enseigner à vos enfants. Ce que vous ne faites naturellement pas pour les traumatiser mais au contraire pour les aider à garder en eux toujours le plus fort l’esprit de la liberté et de la libération. Ça ne s’enseigne pas comme n’importe quoi. On parle de quelque chose qui est là présent dans vos traits, vos visages,  vos goûts,  vos musiques. Et donc, il faut que vive la connaissance de  l’esclavage pour faire vivre l’idée de la libération de l’esclavage.

C’est ce que pour ma part, j’ai retenu à partir du jour où j’ai pris, moi-même la mesure de cet évènement historique. Et je suis très fier que ce soit l’un des nôtres, Younous Omarjee, qui est un indien si j’ose dire de La Réunion par ses origines, français comme vous et moi, qui a fait adopter par le parlement européen la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre très l’humanité.

Je suis fier que notre ami le député de La Réunion,  Jean-Hugues Ratenon ait déposé une proposition de loi pour qu’il y ait un jour commun de célébration de la fin de l’esclavage.

Un dernier mot pour guérir tout le monde d’un  certain nombre d’illusions.

La Révolution victorieuse a abattu l’esclavage. Mais il aura fallu, ensuite que Toussaint Louverture meure au fort de Joux. Mais il aura fallu ensuite que Louis Delgrès se fasse sauter avec 300 hommes qui l’entouraient dans sa résistance finale. Mais il aura fallu que celui qui prétendait être l’héritier de la grande Révolution, Napoléon Bonaparte, ait dans un moment d’affaissement de l’idée française, décidé de rétablir l’esclavage. C’est-à-dire que des populations d’abord libérées ont été récupérées comme des objets abandonnés par les maîtres qui n’ont pas hésité une seconde à procéder à cette opération.

Ceci nous enseigne que les choses les plus évidentes à nos yeux peuvent être remises en cause. Alors à tout moment, il faut faire preuve d’une inflexible volonté d’insoumission pour pouvoir garder la tête au-dessus de l’eau.

La tête au-dessus de l’eau comme ces pauvres gens.

La tête au-dessus de l’eau pour accomplir quelque chose qui paraît impossible,  le rêve de liberté.

Mais, et que ce soit l’ultime leçon. Il n’y a pas de rêves, il n’y a pas de grands rêves sans grands rêveurs et sans grandes rêveuses. Sachez reconnaître parmi vous, ces gens si singuliers qui portent en eux cette force de convaincre,  cette force de certitude qui les habitent, comme ces braves gens que voici qui font vivre cette histoire.

Regardez leurs beaux yeux, comme ils parlent.

Écoutez leurs explications. Vous savez aussi bien que moi qui sont ces voix.

Vous le savez d’instinct.

Vous n’avez pas besoin qu’on vous le surligne, vous le savez.

Voix prophètes !

Cette vertu est en nous tous .

Elle est à la portée de chacun d’entre nous si on en fait le choix et si on décide d’y dédier sa vie. Elle émane de ceux qui ont monté ces marches,  après ce voyage abominable, à travers ce modeste instant qui nous réunit, de ceux qui ont vécu la captivité. Ils ont  vaincus, bien sûr  puisque nous sommes là et nous sommes libres.

Pour finir, c’est nous qui allons gagner encore.

Et pour finir, c’est encore nous qui maintenons les rêves de liberté, d’égalité, de fraternité.

Ils ont vaincu.

Ils ont gagné.

Merci à vous de nous avoir donné l’occasion de connaître ce moment de bonheur avec vous, de communion dans l’esprit de ce à quoi nous croyons toujours plus .

Merci

*Version desoralisée. C’est à dire debarrassées des tournures orales,  des surlignages de ton et silences, des redondances et complétées par les mots absents au moment du prononcé.   

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