De Bolivar et du narcotrafic

D’abord, on a chanté la Marseillaise en entrant dans le mausolée dédié à Simon Bolivar. Musique, garde d’honneur et tapis rouge. Les autorités du département de Magdalena ont fait les choses en grand et digne. Le gouverneur en personne, Carlos Caceido, m’a accompagné pendant le dépôt de la gerbe.

Nous étions dans la finca où Simon Bolivar mourut en 1830. Épuisement, tuberculose malaria : le cocktail mortel. Puis, à l’intérieur, j’ai déposé une gerbe en forme de triangle rouge avec le gouverneur. Ensuite, j’ai été invité à prendre la parole. Et quand tout fut fini, juste pour le plaisir patriotico-politique, les insoumis français présents ont chanté le « chant du départ ». Pour Robespierre, ce chant était plus beau que la Marseillaise. La version remixée nous a d’ailleurs servis d’hymne de campagne. En tout cas pour la première fois, un responsable politique national français parlait ici pour rendre un hommage à la mémoire du grand Libertador.

J’ai exalté la communauté d’idéal qui unit les héros des indépendances latino-américaines et les acteurs de la Révolution française de 1789. J’ai évoqué la participation des uns aux exploits des autres, de Francisco Miranda participant à la bataille de Valmy à Pierre Labatut combattant dans l’armée indépendantiste colombienne. Il a d’ailleurs même commandé un temps Simon Bolivar lui-même.

Cette forme de célébration de la présence intellectuelle française provoque toujours beaucoup de sympathie. Pour une raison simple. Ce dont il est question n’est pas Français, mais universel. Ici, Antonio Nariño, Libertador lui aussi, a été mis en prison douze ans pour avoir édité le texte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Rien à voir avec les odieux abus néocolonialistes du type de ceux qu’encourage Emmanuel macron dans ses périples africains comme ce fut encore le cas récemment.

Ce faisant, je savais qu’à Paris mes amis célèbreraient la mémoire de Jean Jaurès le jour anniversaire de son assassinat. Et d’autres la mémoire de l’assassinat de Robespierre et de cent vingt jacobins. Je crois savoir qu’il y aura des temps forts pour célébrer la nuit du 4 août pendant laquelle se vota la fin des privilèges. Et à la rentrée, il y aura encore des événements pour glorifier la naissance de la République. Ce sera le 21 septembre, le jour suivant la victoire du peuple en armes à Valmy. La date de naissance de la République. Comme elle fut décisive cette victoire contre l’invasion faites à l’appel du roi Louis XVI et de son épouse ! Car les prussiens étaient venus mettre fin à la Révolution et au Paris des sans-culottes. Valmy en vint à bout au cri de « vive la Nation ». Valmy où se trouvait le général vénézuélien Francisco Miranda. Il fut ensuite une des figures majeures des indépendances en Amérique Latine. Avec Simon Bolivar. Les querelles à propos de l’histoire ne sont jamais futiles.

Pour ce qui concerne les fondateurs du mouvement insoumis, nous avons compris depuis longtemps l’importance de réintégrer l’héritage de l’histoire du pays quand elle est aussi l’histoire des luttes pour notre cause. La querelle positionne alors chacun dans le temps long où se placent en réalité nos enjeux. Elles restituent la profondeur, le souffle, la continuité du sens de notre action présente. Dans la polémique, chaque protagoniste est contraint d’assumer tous les aspects et toutes les filiations que son engagement politique comporte. On l’a vu en démasquant la vocation pétainiste du discours de Macron. Pour finir, la polémique historique fonctionne aussi comme une manière d’entrer dans une histoire commune dont le sens est l’enjeu. La Nation et le peuple qui la forme ne sortent pas du néant, mais des luttes qui ont construit son histoire. Le choix du récit national implique qu’il y en a un. En ce sens, cela « fabrique de la France » de se disputer à son sujet. Et cela donne un point d’appui à tous ceux qui se veulent français sans passer par l’inepte case « Français de souche ».

S’approprier les Lumières et la Révolution c’est devenir pleinement Français puisque l’adhésion devient alors possible dans les principes mais aussi dans une histoire beaucoup plus longue que celle des papiers d’identité français détenus par sa famille. Le choix du récit national dit aussi quel pays nous voulons les uns et les autres. Il est donc faux de penser que la querelle historique nous éloigne du présent et de ses luttes. Tout au contraire elle y ramène en lui donnant toute l’amplitude du sens que le présent contient sans le dire.

En France, les dominants ont un intérêt vital à gommer le récit de l’histoire longue. Car elle les condamne aussi sûrement que leur action présente. Elle la situe dans la continuité des abus des cruautés et privilèges qui ont rendu possible leur pouvoir. Ainsi du système lui-même. L’accumulation première du capital s’est faites pour l’essentiel dans les profits de l’esclavage et la culture du sucre, le pétrole du 18ème siècle. La colonisation de même. Et la collaboration avec l’ennemi nazi a lourdement engraissé des pans entiers de la bourgeoisie. Seuls les éléments les plus visiblement criminels ont été ensuite punis à la Libération comme Louis Renault ou « le Temps » ancêtre du journal « Le Monde ». Aucune action du capital ou des dominants d’anciens régimes n’a jamais valu rien de bien, de libérateur ou de bon, ni au peuple ni à la Nation française qu’il produit.

Ici, en Colombie, c’est aussi la question posée. J’ai eu de longs entretiens avec Carlos Caceido, le gouverneur et désormais ami. C’est un homme très documenté sur les sujets qu’il aborde. Il a le goût de savoir et c’est sans doute pour cela qu’il exerce une telle fascination sur les équipes qui l’entoure. La discussion avec lui va à l’essentiel et au fondamental dès qu’on l’entreprend. Il explique sans relâche. Je vais en tirer en vrac quelques leçons personnelles provisoires maintenant.

Peut-on faire confiance aux secteurs politiques du capitalisme local ? Certes, certains affirment vouloir participer au programme de reconstruction du pays auquel s’attelle désormais le nouveau pouvoir de Colombia Humana. Mais comment leur faire admettre la défense des biens communs ? À commencer par le concept lui-même ! La réponse est moins automatique qu’il y parait quand on a une vision trop simple de ce qu’est le capitalisme. Les textes pullulent de nos illustres prédécesseurs pour nous alerter sur les contradictions de la classe possédante.

Dans les pays sous domination d’un empire, le capital national joue sa propre carte contre les arrivants extérieurs qui visent sa place et ses espaces. Pour la bonne bouche, je citerai volontiers tel ou tel grand révolutionnaire du 20eme siècle. Ils expliquaient pourquoi il était recommandé de faire des fronts communs avec les bourgeois de ces pays pour affronter l’empire et à partir de là les circuits centraux de l’accumulation du capital. Mais est-ce encore vrai ? Nous sommes au vingt et unième siècle. La sphère financière mondiale est globale. Elle permet des spéculations dont les profits génèrent l’équivalent de ce que permettraient plusieurs générations d’exploitation vigoureuse du travail humain. Alors que reste-t-il de cette « bourgeoisie nationale » dont il était question ? Pourquoi ferait-elle autre chose de son capital que ce qu’en font tous ceux qui ont de quoi ?

Ajoutons ceci, sans doute plus inattendu pour mes lecteurs. La place du narcotrafic et de ses gigantesques profits est à maints égards indissociables des activités économiques locales. Les conteneurs des bananeraies, la propriété privée des ports, les innombrables sorties en mer de toutes sortes d’embarcations, rendent en réalité inséparables les trafics. De là découle pour la société une masse considérable de capital en circulation. C’est un processus très concret. Les narco-trafiquants ont commencé leur blanchiment de l’argent sale en devenant les maitres de domaines gigantesques après des « achats » aux paysans entourés de massacre de masse. Les paysans rétifs à la ponction des narco-trafiquants ont payé le plus lourd tribu de la guerre qui depuis 50 ans déchire le pays. Le chiffre de 450 000 victimes du « terrorisme » n’est possible que par cette composante rurale du massacre de villages entiers. Puis les narcos attirent la guerre des clans et les interventions militaires de tout ordres. Car ces domaines sont devenus des plantations pour le service de la production de cocaïne. Les récoltes sont aussi durement disputées que les placements en bourse. Et ainsi de suite. Les pistes qui s’ouvrent sont alors toutes autres que celle prévues par nos bréviaires du passé.

La guerre contre le narcotrafic ne peut pas être gagnée. Au contraire, plus il est évident que nul n’en viendra à bout, plus la lutte pour y prendre place s’approfondit. Car chacun est bien certain qu’il y a « de l’avenir là-dedans ». Le crime en bande, la lutte des clans, la violence absolue pour la domination des zones, partent de là. Et c’est un secret de polichinelle de dire combien les fonds du narcotrafic investissent aussi dans la politique. Au demeurant, combien de fois m’a-t-on dit, ici et ailleurs dans ma tournée, que le narcotrafic à grande échelle est impossible sans la complicité du pouvoir politique. En Europe, j’ai du mal à croire que rien ni personne ne soit concerné par tout cela. Surtout sachant que la cocaïne de Colombie a pour première destination le vieux continent en passant par les zones de guerre en Afrique, Mali compris. Ainsi, pendant que les shérifs jouent au cowboys, parfois en mettant les doigts dans la confiture, et que l’opinion est distraite par de mortels « refus d’obtempérer », que se passe-t-il là où se jouent des milliards ? Et si un député suppléant s’est fait prendre dans un trafic de drogue international, de quel iceberg est-il la pointe ? La France ne doit pas croire qu’elle est protégée du narcotrafic, du trafic des armes et des êtres humains comme elle l’a été du nuage de Tchernobyl. Ou alors seulement aussi mal.

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