Interview pour Ouest-France publiée le 15 octobre 2022.
Mouvements de grève dans les dépôts pétroliers et les centrales nucléaires, appel à cesser le travail mardi… Où va donc le pays ?
En démocratie, d’habitude, les élections purgent les dossiers en suspens. Cela ne s’est pas produit cette fois-ci. Après une élection présidentielle sans débat qui n’a rien tranché, un scrutin législatif perdu par le pouvoir en place, notre pays est resté en état de points de suspension…
Nous affrontons à présent le résultat de vingt ans de destruction des services publics et de l’État. Rien ne marche correctement. Les trains, la santé, l’enseignement… Les fondamentaux de la vie commune sont bloqués ou très mal en point.
Les Français vivent donc en état de maltraitance sociale. On attend des heures dans les services d’urgence, l’accueil ne se fait plus trop bien à l’école ou dans les crèches… Pour les classes populaires les plus déshéritées, l’ascenseur social est bloqué et parfois même il n’y a plus d’escalier ! Voilà l’état d’esprit du pays aujourd’hui.
Comment rebondir, alors ?
Il faut faire face à l’urgence sociale. En bloquant les prix face à la hausse de l’inflation. En taxant les superprofits. En ne faisant pas de réforme des retraites, ce qui évitera un choc social et humain terrible. En augmentant les salaires, le CAC 40 doit se faire une raison. On est d’ailleurs ici dans un consensus mondial. Étrangler la consommation populaire mènera au chaos mondial. Le pays a besoin d’un grand tournant social.
Ces revendications salariales vont-elles faire tache d’huile ? Tout le monde va finir par réclamer sa part ?
C’est bien normal ! Tout le monde souffre. Cinq milliardaires possèdent autant que 27 millions de Français ! Il y a un programme social minimal : augmentation des salaires, blocage des prix, taxation des super profits et pas touche à la retraite.
La marche de ce dimanche contre la vie chère, organisée par la France insoumise, peut-elle cristalliser les colères, être un point de bascule ?
Il faut faire une démonstration de force pour donner du courage et créer un rapport de force avec Macron. Nous sommes en train de réaliser une forme d’interaction entre le mouvement syndical et le mouvement populaire, ce qui sera une première en France. Les syndicats organisent les salariés dans l’entreprise. De notre côté, nous sommes responsables politiquement de mettre en mouvement tout le peuple qui souffre, pas seulement les salariés : les retraités, les étudiants, les lycéens, les précaires, les chômeurs. La marche de ce dimanche peut être un point de bascule, au moment où des syndicats lancent l’idée d’une grève générale. Dès lundi, les dirigeants de la Nupes discuteront de la suite de la marche.
Avez-vous réussi à mobiliser des manifestants dans toutes les régions pour qu’ils viennent marcher à Paris ce dimanche ?
La machine est rodée maintenant. Plus de 80 cars bien remplis roulent vers Paris. Des milliers de covoiturages sont organisés. Nous sommes à un niveau de mobilisation supérieur à celui du rassemblement pendant la présidentielle.
Redoutez-vous un détournement de la marche par les Black bloc ?
Je ne le redoute pas, mais je le condamne d’avance. Un quelconque débordement ne servirait qu’une seule personne : Monsieur Macron. Pas nous !
Élisabeth Borne vous accuse de vouloir mettre « le chaos au pays ». Que lui répondez-vous ?
Le chaos, c’est elle. C’est elle qui désorganise l’école, l’hôpital, les trains. C’est elle qui a laissé pourrir le conflit de Total… En choisissant la réquisition des salariés plutôt que celle des dividendes, Borne a choisi son camp. Ce gouvernement ne supporte pas la critique. Pourtant c’est le principe même de la démocratie. La cité se renforce toujours par ses débats, même très polémiques. Leur indifférence aux souffrances populaire montre leur distance avec la réalité profonde du pays.
Dans ce climat social tendu, comment le gouvernement pourrait-il apaiser les choses ?
Il y a trois possibilités : une, Emmanuel Macron comprend et modifie sa politique, mais c’est peu probable. Deux, il continue à mener une politique au fil de l’eau, en cherchant l’occasion d’une démonstration de force brutale comme sur les retraites. Trois, c’est la dissolution et le peuple tranche.
Vous y croyez à cette possible dissolution ?
Bien sûr ! La menace d’Emmanuel Macron ne peut pas être que du bluff. Voyez son état six mois seulement après avoir été réélu ? Vous imaginez cinq ans comme ça ? Le système est déjà à bout de souffle. Macron est carbonisé. Qu’est-ce qui le retient de dissoudre, lui qui de toute façon ne sera plus candidat en 2027 ?
Vous vous voyez toujours Premier ministre potentiel ?
Je suis en tête de liste, oui, si c’est dans six mois. Dans cinq ans, on parle d’autre chose…
Ne craignez-vous pas qu’une dissolution profite d’abord au Rassemblement national ?
Nous ne faisons pas de la politique avec des craintes, mais avec des propositions. La démocratie n’est pas une menace pour des Républicains comme nous. Les amis de la Nupes retourneront devant le peuple, sans peur : « voilà ce qu’on vous propose ». Il faut sortir de la pagaille actuelle. Je crois la France prête à tourner la page du libéralisme qui détruit le pays et gave les ultrariches.
Le Président et le gouvernement iront-ils au bout de la réforme des retraites ?
C’est le résultat qui m’importe dans ce domaine. J’ai bien compris qu’on n’aura pas la retraite à 60 ans puisque je ne suis pas Premier ministre. Mais on peut bloquer la retraite à 67 ans ou 65… Moi je souhaiterais qu’il arrête de brutaliser le pays. Est-ce qu’il mesure l’état de détresse sociale de la France ? Est-ce qu’il réalise combien de gens ont faim et vont avoir froid pour ne parler que de cela ? Il n’a toujours pas compris, malgré la crise des Gilets jaunes, que la mobilité est un sujet central des sociétés modernes. Les raffineries se mettent en grève et personne ne lui dit qu’on va finir par manquer d’essence et bloquer le pays.
Vous avez regardé Emmanuel Macron mercredi soir, sur France 2. Comment l’avez-vous trouvé ?
Je ne comprends pas ce qu’il fait. Pourquoi a-t-il fait cette émission ?
Sa position sur l’Ukraine est la bonne ?
Il faut à tout prix trouver un point de départ de négociation, accepté par toutes les parties. Ce point de départ, pour moi, c’est la sûreté des centrales nucléaires. Personne n’a intérêt à une catastrophe dans une centrale nucléaire. Ni les Russes, ni les Ukrainiens, ni nous. J’encourage le Président à continuer à faire des propositions pour que la discussion ait lieu. Je redis qu’il y a un cadre pour ça, il s’appelle l’Organisation de la sécurité et de la coopération en Europe. Depuis le début, la clé de la fin du conflit est en Russie. L’intervention du peuple russe peut stopper Poutine. C’est la raison pour laquelle les insoumis se sont engagés de manière assez vigoureuse et concrète avec ce qu’il reste de l’opposition de gauche en Russie.
Comment se porte l’union de la gauche (Nupes) quatre mois après sa naissance ?
Après qu’on nous a annoncé la division de la gauche pendant quatre mois, ce qui se divise aujourd’hui c’est la droite ! On l’a vu mercredi soir, avec un amendement du MoDem voté contre l’aval de Renaissance et avec l’abstention d’Horizons. Après le retrait d’Adrien Quatennens et de Julien Bayou, on ne s’est pas désorganisé. Notre cohésion va grandissante. Les oratrices et orateurs de la Nupes ont fait des démonstrations considérées comme plutôt brillantes par les observateurs. Le combat commun à l’Assemblée nous rapproche, nous homogénéise. Les socialistes ont joué un rôle clé dans cette affaire. Leur changement de ligne leur donne un nouveau rôle.
Comment est la relation avec Olivier Faure, le patron du PS ?
Elle est bonne. Je m’attends à ce qu’il y ait des couacs parfois. Je vois ce qu’il fait. Je sais que c’est horriblement dur car j’ai été membre du Parti socialiste très longtemps…
Le congrès du PS va-t-il être difficile pour lui ? Vous le sentez en danger ?
Non. Je n’y crois pas du tout. Je connais les statuts du PS. La synthèse se fait autour du texte arrivé en tête. Donc, la synthèse se fera autour d’Olivier Faure, parce que c’est lui qui va arriver en tête.
Ces bonnes relations peuvent-elles aller jusqu’à des listes communes ? Aux sénatoriales l’an prochain, ou aux Européennes en 2024 ?
Je crois que la tendance dans notre maison est plutôt pour des listes communes.
Les Insoumis y sont prêts, mais vos partenaires ? Verts, socialistes, communistes ?
Je ne sais pas. On fera tout pour y arriver. Mais le Parti communiste, si j’ai bien compris son orientation, voudra faire sa propre liste pour affirmer sa nouvelle identité. Comme à la présidentielle, où cela nous a coûté l’accès au second tour et peut être davantage. Je le déplore.
Et vous ? Où en êtes-vous six mois après la présidentielle ?
Comme six mois avant : je crée. La situation peut être très créative, puisque nous sommes une grande force politique disponible, au moment où une crise paralyse le pouvoir libéral en place. La création de notre fondation me prend beaucoup de temps. Je vais aller m’inscrire à la fac. Et j’ai deux livres en cours d’écriture.
Quel est votre rôle au sein de la France Insoumise ?
Tout le monde me pose la question ! Je n’ai aucune fonction. Les femmes et les hommes qui assurent l’animation du mouvement sont de très haut niveau. J’ai l’avantage de l’expérience, une certaine autorité morale alors je donne mon avis, comme d’autres. Je le fais avec mon expérience et ma compréhension du moment. Mon devoir évident est d’aider à faire arriver à maturité, et à pérennité, ce que 22 % des Français ont créé en votant avec nous à la présidentielle. Il y a encore tant à faire ! Donc je suis en retrait, mais pas en retraite.
Vous ne regrettez pas de ne plus être à l’Assemblée ?
Non. Quand je les vois siéger jusqu’à 2 h 30 du matin, je me dis que je suis mieux là comme je suis. Je leur suis plus utile de cette façon.
Même en cas de dissolution, vous n’y retournerez pas ?
Pour quoi faire ? Ça serait la septième fois pour moi. J’ai été six fois élu et conduit trois candidatures à la présidentielle à plus de 7 millions de voix. Je ne suis pas en mal de légitimité. Et puis il faut laisser le groupe parlementaire confirmer ses nouveaux leaders.
C’est Manuel Bompard qui va prendre votre relève ?
C’est déjà une figure centrale aujourd’hui. Mais ce n’est pas la seule. Mathilde Panot et combien d’autres femmes animent les secteurs essentiels du mouvement. Ils se feront aimer et la décision viendra des circonstances. Cela favorisera celles et ceux qui unissent et bossent pour le collectif. On bougera doucement parce qu’on pratique sagement la palabre sous le banian. Donc ça prend le temps qu’il faut jusqu’à ce que tout le monde soit d’accord. Dans notre équipe, le leadership que j’ai exercé n’est pas du tout celui de mes caricatures. J’ai assumé un rôle de rassembleur plutôt que celui de prophète. Le résultat est là, non ?
Ce n’est pourtant pas l’image que vous donniez, c’est plutôt votre côté « leader maximo » qui a été perçu…
Je sais, j’ai trimballé cette caricature toute ma vie. Ça tient à ma manière d’être, de m’exprimer, d’être méditerranéen. Combien savent que j’ai publié 22 livres ? Et on a traversé de telles difficultés ! Mieux valait que les dirigeants donnent l’impression d’être déterminés ! Je l’ai toujours été. Et encore maintenant, croyez-moi.