La droitisation de la droite en France est la grande donnée de ce que Palombarini a appelé le « bloc bourgeois ». Progressivement, par la banalisation de Le Pen et la diabolisation de LFI et de Jean-Luc Mélenchon, il s’agit de construire « un front républicain contre LFI », selon les mots de monsieur Raffarin. Un front allant de l’extrême droite aux partisans de Bernard Cazeneuve, comme dans l’Ariège. Après avoir tous salué la manœuvre de l’Ariège, la bonne société s’est dit qu’elle tenait le bon fil. D’un côté, des rapprochements thématiques sur l’immigration et le maintien « de l’ordre » ; de l’autre, une guerre au prétexte d’un mot, une image, pour diaboliser à tour de bras, effrayer les personnes âgées isolées et les bourgeois toujours craintifs. Les ralliements se font un à un « derrière le rideau », comme disent les chinois. Un à un, tous les secteurs de la droite conservatrice rallient cette ligne. Les financiers commencent à le faire. Les milliardaires aussi.
Leur but est que ce bloc permette, en France, une opération « à l’italienne » du genre de celle qui a donné le pouvoir à Melloni. C’est le cas en Suède, en Finlande, aussi comme en Pologne ou en Hongrie. C’est en préparation en Espagne aussi. Les alertes mondiales se multiplient. Le microcosme français se bouche les oreilles. Nous tous, nous savons qu’en Allemagne ce fut le parti du Centre (Zentrum) qui appela Hitler au pouvoir pensant le dominer. Bien sûr, l’extrême droite du RN n’est pas celle d’Hitler. Mais chacun peut se référer à l’Histoire pour comprendre de quoi il était déjà question à l’époque où les juifs tenaient dans le discours de l’extrême droite la place des musulmans aujourd’hui. Tout ce petit monde a encore du chemin à faire et des compétitions de personne à surmonter. Mais il y travaille ardemment.
Un éditorial du journal « Le Monde » annonce le ralliement du quotidien à cette ligne sur un mode très personnel. J’en suis triste. Pour moi, le moment politique mérite mieux que la prolongation des vieilles rancœurs et guerres picrocholines des diverses branches d’anciens trotskistes et des poussées de fièvre des éditorialistes aigris. Le moment exige de prendre de la hauteur de ne pas se laisser emporter par l’ambiance folle créé par le clan macroniste en débandade. Evidemment, je suis la cible de cet éditorial car c’est la cotisation d’entrée au club. Pour eux, le plus grand danger ce serait moi. Tout est bon pour faire feu de tout bois. Quand l’ancien trotskiste Abel Mestre était le rubricard du Monde, chargé de suivre ce que je faisais, il me compara à Mao puis au Christ. L’ironie malveillante était la règle et l’information à mon sujet ou mon programme devenait secondaire. Cette ligne a été maintenue pendant plus de dix ans.
Pendant les campagnes électorales, comme c’est bien normal, le quotidien me frappe fort et dur. Quel que soit mon résultat électoral, la ligne reste la même : le mépris, le refus d’analyser, la vindicte. Donc je savoure particulièrement les compliments dont je fais l’objet aujourd’hui avant le flot de pur venin : « Trois fois candidat à l’élection présidentielle mais jamais qualifié pour le second tour, l’ancien trotskiste a gagné dans le paysage politique français une place particulière. Il est devenu l’homme capable de porter haut les couleurs de la gauche mais pas celui qui peut lui garantir de franchir un jour les portes du pouvoir. Le long marathon qu’il a couru après sa rupture avec le Parti socialiste, en 2008, lui a permis de gagner ses galons de leader en flattant, par son verbe, l’aspiration au changement d’une gauche qui, en plein réchauffement climatique, rêve de révolution. ». Certes, c’est encore beaucoup de fiel mais c’est un aveu qui me touche. Comment ai-je pu devenir un tel homme contre les mises en garde répétées du « Monde » et contre tous ses pronostics ? Et comment le suis-je resté, alors que « Le Monde » n’a jamais tenté la moindre esquisse de bilan de l’orientation sociale-libérale dont il était l’apologiste ? Toute la vieillerie de l’univers mental qu’incarne « Le Monde » est dans cette opposition entre changement climatique et révolution. « Fin du mois, fin du monde, même combat ! », un slogan que les momies de la rédaction n’ont même pas entendu quand leurs enfants et petits enfants le leur criaient. Parfois mon nom au fil des « articles » disparaît. Quand il était rédacteur en chef du « Monde », l’ancien trotskiste Patrick Jarreau m’avait prévenu : « si tu t’en prends au « Monde » on ne te cite plus par ton nom mais seulement par ta fonction ». De son côté, l’ancien trotskiste Edwy Plenel, quand il était le patron du « Monde », avait abandonné ce genre de pratique arrogante.
À présent le contexte est lourd. « L’exécutif cible Mélenchon » résume très bien « le Parisien ». « Le Monde » participe à la meute, d’une façon d’autant plus lourde qu’il avait, la veille, modifié sans prévenir ses lecteurs des articles très critiques sur le pouvoir macroniste. Mais cette fois-ci, l’amateurisme professionnel est désolant. « Le Monde » s’en prend à moi. Pourquoi ? Sur quel propos ? L’éditorialiste amateur a juste oublié de le dire. Je lui rappelle la règle de base du journaliste d’information : « WHY, WHEN, WHERE » (pourquoi, quand, où). Même pour la diatribe, le professionnalisme n’est jamais de trop. Les lecteurs du « Monde » ne sauront pas pourquoi leur coûteux journal embraye sur la campagne macroniste menée pour détourner l’attention de son double échec sur la réforme et sur le « maintien de l’ordre ».
Le cas « Le Monde » est un problème dans un pays où le caractère monocolore de la presse est déjà étouffant. Les prescriptions à la place de l’info et les campagnes de bashing passent encore. C’est la liberté ! Mais « Le Monde » a un sérieux problème avec le pluralisme. Il ne peut se contenter de défendre sa ligne centriste, il lui faut mépriser et flétrir ceux qui lui tiennent tête. Mais pourquoi par-dessus le marché créer une réalité qui n’existe pas ? Exemple. Je suppose que le rédacteur anonyme n’a pas lu mes déclarations d’encouragement à la candidature de François Ruffin. Je répète alors : il n’y a pas et il n’y aura jamais de compétition entre lui et moi. Ruffin est un bon candidat, nous disent les sondages. Tant mieux. D’autres insoumis.es le sont aussi à mes yeux. Je souhaite être remplacé. Je l’ai dit, écrit, répété. « Le Monde » accepte de le noter ? Pourquoi vouloir entretenir l’idée d’une compétition ? Pour nous détruire dans les divisions. Voilà leur seul but. Laissez sa chance à François Ruffin. Ne poussez pas. Car le soutien du « Monde » est en vérité une plaie dont on ne se relève pas. De Rocard à Hollande, en passant par le « oui » au referendum sur la constitution européenne, tous ceux qui ont eu à en bénéficier ne s’en sont jamais remis. Depuis « la France s’ennuie » de la veille de mai 68, jusqu’aux pronostics électoraux pour la présidentielle, « Le Monde » est une garantie d’erreur de pronostic, mais aussi, une garantie de parti pris déguisé en évidence. Seuls les lecteurs crédules ont à en souffrir. 35 % d’entre eux ne tombent pas dans le panneau et votent pour le programme insoumis et moi au premier tour de la présidentielle. Dans le cas de François Ruffin, « la bourgeoisie faites journal » comme disait Trotsky de l’ancêtre du « Monde », « Le Temps », confisqué à la Libération pour collaboration, ne peut s’empêcher de lui faire endosser un costume qui n’est pas le sien. « Le Monde » affirme en effet que Ruffin veut une alliance « de la gauche jusqu’au centre ». Une pure invention. Un mensonge. Une flétrissure trop intéressée pour être innocente. Jamais François Ruffin ne l’a proposé. Il y est opposé, comme tous ceux qui participent au mouvement Insoumis, sous quelque forme que ce soit. On ne peut être Insoumis et partisan de l’alliance avec Bayrou et Macron. Pourquoi « Le Monde » choisit-il d’inventer une identité politique à quelqu’un ? Réponse : parce que ça l’arrangerait bien. Mais comme fondateur du mouvement Insoumis, je veux protester solennellement contre cette manipulation. Les Insoumis n’ont rien à voir avec les alliances à droite, de quelque nature qu’elles soient. Nous ne sommes pas des jouets pour éditorialiste en mal de service à rendre. François Ruffin est un des nôtres, anticapitaliste et pro NUPES et son programme partagé.
Pour le reste de l’édito, c’est la ligne Macron : les yeux doux au RN et toutes les vertus reconnues à madame Le Pen (à sa place je me méfierai des compliments de tels looseurs). Et bien sûr, la propagande à peine cachée : la NUPES serait passée à côté de l’événement retraites, à l’avantage de Le Pen. Encore un mensonge. Si LFI (comptée séparément) est crédité de 31 % des avis, qui la place comme meilleur représentant de l’opposition à la réforme derrière le RN à 37 % (sic), la NUPES en entier est créditée au total de 44 %. « Le Monde » a été distrait sans doute. Autre cécité orientée, « Le Monde », à la suite de Macron, prétend que Le Pen se renforce sur notre recul, au moment où les sondages montrent que c’est, au point près, sur le dos des macronistes que se fait sa supposée progression.
Je forme le vœu que « Le Monde » trouve dans les enseignements de sa propre histoire des raisons de résister à la pente du toboggan qui mène de Macron à Le Pen. Vous « n’aimez pas Mélenchon » ? C’est bien votre droit. Mais que ce soit un prétexte pour mettre en selle le bloc bourgeois de Macron à Le Pen est une collaboration moralement insoutenable et très profondément anti républicaine. Pour le prix de ce journal, on attend une marchandise informative et non un bulletin paroissial de propagande.