On m’a confié la tâche d’ouvrir les travaux de l’institut La Boetie sur le dossier des grands travaux inutiles. J’ai retranscrit le texte de mon intervention pour le débarrasser des effets du langage parlé et de l’incommunicable langue des gestes et des mimiques. Et réparer un oubli pour lequel j’ai utilisés des éléments pris dans l’intervention d’Alan Popelard et une de mes fiches de discours sur la dérive autoritaire violente de l’état macroniste.
PROJETS INUTILES, NOUVELLES LUTTES
Nouvelles luttes
Les grands travaux, grands projets, grands chantiers inutiles sont entrés dans la vie des militants, notamment insoumis, depuis une dizaine d’années. Progressivement, de manière de plus en plus intense et assumée consciemment comme étant des moments particuliers et spécifiques de luttes collectives. Que ce soit l’autoroute A69, le Lyon-Turin, la poubelle nucléaire de Bure, l’affaire Stocamine, la piscine olympique d’Aubervilliers, le triangle de Gonesse et Europa City, les méga bassines. Ce sont des batailles dans lesquelles les insoumis sont engagés. Cela participe de la formation de leur conscience militante, mais aussi du discours qu’ils portent sur la période du capitalisme dans laquelle nous vivons. Auparavant, on avait eu une certaine implication dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, qui avait soulevé toute une série de difficultés et de réflexions sur la tactique et les stratégies à appliquer. Comment faire de cette lutte en même temps une lutte civique. Vous vous rappelez sans doute l’épisode du référendum ? Qui devait en réalité voter ? Toute le département, la région, le pays. Toutes ces questions qui peuvent paraître dérisoires à des observateurs superficiels. En réalité, ce sont des questions de fond qui interpellent le contenu profond de la lutte que je vais essayer de situer dans mon propos. Il y avait eu évidemment l’épisode de Sivens, terrifiant, puisque ça s’est terminé par un mort. Et d’autres de cette nature. Alors, je vais aborder le sujet tel que je le vois depuis mon balcon et c’est ce qu’on va faire chacun toute la journée. Merci aux intellectuels qui acceptent de nous présenter le résultat de leurs travaux, de leur réflexion, car ils vont nous permettre de faire des pas de géant dans la compréhension.
Espace-temps capitaliste
Pour ma part, je me réfère à mes propres travaux : « La théorie de l’ère du peuple et de la révolution citoyenne ». J’ai eu l’occasion de la reformuler dans le livre que je viens de faire paraître, « Faites mieux ! ». C’est une nouvelle formulation plus précise, plus complète de cette théorie. Elle démontre entre autres que chaque mode de production crée son espace-temps, concept assez facile à comprendre quand on parle d’un mode de production, dominé par exemple par l’agriculture. Tout le monde sait que l’espace-temps de ce mode de production, ce sont les saisons et la place qu’occupe la planète en tournant autour du Soleil. Et cet ordre des choses va produire un ordre social, un ordre culturel et un rythme social et culturel. Je prends souvent l’exemple de l’Égypte antique. La levée de l’étoile de Sirius définit la fonction du pharaon prêtre. Et quand l’étoile se lève, alors la crue a lieu, alors les terres s’étendent. Alors le fisc passe pour mesurer les terres. Et il y a différentes fêtes qui correspondent aux saisons de l’agriculture. Donc un mode de production produit un espace-temps. Dans le capitalisme de notre époque, il y a un espace-temps. Mais la différence avec l’espace-temps agricole, c’est que l’espace-temps capitaliste est produit par le capitalisme lui-même. Comme il a produit la forme des villes, comme il produit la forme de toute l’organisation sociale humaine, il produit son propre espace-temps. De quoi est-il composé ? Des rythmes qu’il contient. Et le rythme fondamental de l’espace-temps capitaliste, c’est la rotation du capital en vue de l’accumulation. Ce processus doit sans cesse accélérer pour que le système continue à produire ses effets bénéfiques pour ceux qui le dominent, c’est à dire une accumulation toujours plus ample. Il va de soi que dans ces conditions, la tendance générale est l’accélération du temps, l’élévation des fréquences que contient le capitalisme en direction du temps zéro, qui est le temps de la circulation de l’argent lui-même. Cette course au temps zéro, nous pouvons l’observer par exemple, dans la durée de possession de titre d’une société par action. Autrefois, ça a été jusqu’à six ans. Aujourd’hui, le temps moyen, si l’on inclut le trading à haute fréquence, est de 22 secondes. Tous les rythmes sociaux, tous les rythmes culturels d’une société tendent à s’aligner sur le rythme dominant. Pour prendre une figure éloignée de notre vie quotidienne voyez le raccourcissement des plans de télévision ou des plans de films. On est passé de la période du temps long du muet à un raccourcissement ou une scène au cinéma dure rarement plus de quelques secondes. Et si ce temps-là s’étend, on a la perception d’une lenteur, et parfois on n’apprécie pas du tout.
Et toute notre vie est remplie d’une exigence de fluidité et d’accélération des rythmes. Nous-mêmes, nous sommes conditionnés dans notre vie quotidienne par des rythmes. Ils nous mettent en contact avec une autre réalité caractéristique de notre époque : le choc des rythmes, c’est à dire le fait quand il ne coïncide pas. Ne nous vous demandez pas à qui ça profite ? Il y a toujours un rythme dominant comme il y a toujours un temps dominant, et c’est toujours celui de la production, de son organisation, de son environnement et de son accélération.
Utile et inutile pour qui ?
Dès lors, c’est dans ce contexte que nous pouvons interpréter fondamentalement la nature des grands projets inutiles, car en vérité, ils sont inutiles d’un certain point de vue, mais ils sont extrêmement utiles d’un autre. Du point de vue du bien être ou du bien commun, il y a inutilité. Du point de vue de l’accumulation ou du capital. Il y a une utilité absolue, une double utilité. Premièrement, la contribution à la formation de l’espace-temps capitaliste par l’implantation des infrastructures qui le construisent. Et de l’autre côté, le fait que l’État est mis au service de l’intérêt privé. Des sommes considérables pour faire des investissements qui permettent une accumulation sans objet. Comme le tunnel Lyon-Turin. Il n’a pratiquement aucun objet concret puisqu’une voie ferrée existe à côté et qu’il suffirait de la faire fonctionner autrement. Mais c’est l’occasion d’une accumulation extraordinaire parce que, comme vous le savez, dans le PIB, ensuite, on est très content du résultat. Creuser un trou et le reboucher, c’est toujours augmenter le PIB. Dès lors, creuser un tunnel, c’est augmenter le PIB, c’est surtout déverser des sommes considérables qui n’ont pas d’objet d’utilité au sens public du terme.
Flux et rythmes
En partant de cette idée de l’espace-temps capitaliste, rythmé par la vitesse de rotation du capital et surtout de son organisation matérielle, on comprend qu’à l’espace social capitaliste correspond à une forme matérielle. C’est celle des réseaux. Ils rendent possible l’accélération des flux. Et nous, comme individus, nous sommes de bons soldats sans le savoir de l’accélération du temps. Nous obéissons aux machines qui nous donnent des ordres. Par exemple, nous nous mettons en file à la gare, en tachant de nous mettre dans la file qui va le plus vite pour passer le plus vite possible dans la machine. Mais la machine commande. N’ayez pas la naïveté de croire que c’est pour vous. De la même manière, si vous allez à la tirette chercher des sous, vous allez appuyer sur les boutons indiqués par la machine, et ainsi de suite. Les flux sont une méthode d’éducation collective. Et nous sommes tous des bons soldats des flux. Nous faisons ce qu’il faut pour que le flux soit le plus fluide possible. Je donne cet exemple ultime car il nous permet de nous rappeler que la culture d’une époque est le plus souvent la somme des modes d’emploi de l’époque considérée. Alors ça, c’est l’aspect général.
Biens communs colonisés
Ensuite, je me suis penché sur les travaux de quelques-uns des intervenants d’aujourd’hui pour essayer de discerner des caractéristiques communes. Je les ai observées du point de vue du militant politique que je suis. La première caractéristique que je vois, c’est qu’à chaque fois, il s’agit de la colonisation d’un bien commun. On part d’un res nullius : l’eau, l’air. Certes pas la terre. Mais ces trois dimensions sont en général accaparées par le grand projet inutile. Ce bien commun est colonisé par le capital. C’est à dire qu’on lui impose une raison d’être extérieure à lui-même. Une rivière, une nappe phréatique, n’a pas besoin pour son propre équilibre de l’objet des grands travaux en question. Donc le grand projet, soumet, colonise un bien commun. Il l’approprie non pas à tout le monde, mais au capital. Un espace soumis à un intérêt extérieur. Quand on parle de la terre cultivée, le paysan exploite la terre mais doit reproduire l’outil de travail en même temps. Donc il ne peut pas l’appauvrir. Il s’arrange pour toujours l’améliorer. En tout cas, il a fait ça pendant des millénaires. La différence, c’est qu’un grand projet dénature le bien commun qu’il touche. Par exemple, si on construit un grand entrepôt pour pouvoir organiser une circulation plus rapide des marchandises, un entrepôt Amazon par exemple, la terre recouverte de béton ne produira jamais plus rien sur le plan agricole. Elle est donc dénaturée, elle sort du cadre dans lequel elle fonctionne en tant que terre, c’est à dire lieu où s’accumulent les débris végétaux pour former une entité qui s’appelle la Terre. De la même manière pour l’eau, polluée, inutilisable pour autre chose si ce n’est comme matière première pour une entreprise de nettoyage de l’eau. En tant que produit directement accessible, c’est terminé. L’air ne sera jamais dépollué autrement que par une action et il est définitivement dénaturé quand on l’a pourri par un excès de pollution par les gaz qu’on y déverse. Ça c’est la première caractéristique qu’on peut identifier. C’est à dire que du point de vue des règles des rapports sociaux, le bien commun, res nullius, est approprié et dénaturé, soustrait à la communauté humaine.
Projets désirables ?
Le grand projet inutile ne se présente jamais comme autre chose sinon comme une décision évidente, comme quelque chose qui va de soi, qui est une nécessité. Par exemple : gagner du temps. Beaucoup de gens adhèrent à l’idée qu’il faut gagner du temps sans que le rapport critique au temps ne leur vienne spontanément à l’esprit. Mais ils pensent « gagner du temps ». En réalité, ils essayent de faire une synchronie des rythmes. Vous voulez gagner du temps pour que le rythme de votre existence corresponde à celui des structures qui vous sont imposées ? Gagner du temps pour aller chercher vos enfants dans de meilleures conditions à la sortie de l’école. Gagner du temps, c’est à dire passer moins de temps dans les transports de toute nature entre deux activités, faire ses courses et ensuite les ranger à la maison, les utiliser, et cetera. Ce qu’on appelle le « gain de temps » en réalité, est une quête éperdue des individus dans la tentative d’obtenir de la synchronie des temps sociaux dans lesquels ils sont impliqués. Si on pense la vie et l’organisation de la cette vie de la société comme une juxtaposition de rythmes, on comprend mieux ce que le capital vend. L’apparence d’un gain de temps, donc d’une synchronie gagnée. Évidemment, il n’y en a pas. Pour l’A69 par exemple vous partez du point de départ et vous n’avez pas d’autre solution que d’aller au point d’arrivée parce qu’il n’y a pas de sortie en cours de route. Par conséquent, il n’est même pas sûr que vous gagniez de la synchronie. On vous vend ensuite l’idée que « le temps, c’est de l’argent ». D’une certaine manière, oui. Mais pour le capital, pas pour vous. Et le capital ne s’occupe pas de gagner de l’argent avec le temps. Dans la mondialisation capitaliste, c’est une répartition à l’échelle de la planète, de la production et des compartiments de la production. Le problème n’est pas de gagner du temps dans le transport. Je tiens la formule d’un grand transporteur franco-libanais. Il disait : « On n’a pas besoin de bateau qui aille plus vite. On a juste besoin qu’il arrive à temps, c’est à dire au moment où la production en a besoin ». Toute leur affaire est donc précisément de domestiquer, coloniser le temps collectif, pour faire en sorte que l’un arrive chez l’autre au bon moment.
Besoins superficiels, besoins essentiels
Le capital créé des besoins. Razmig Keucheyan les appelle les besoins artificiels. Je les appelle pour ma part les besoins superficiels. L’idée étant que dans l’existence, nous rencontrons des besoins essentiels puisqu’on ne peut pas les contourner. Il nous faut boire, manger, dormir et ainsi de suite. Et il y a des besoins fabriqués. Et il est dans la logique du capital de créer sans cesse des besoins parce que la simple satisfaction des besoins essentiels ne lui suffirait pas, quand bien même il les sophistique. Pour Marx celui dont l’appétit est satisfait par de la nourriture consommée avec des couverts dans une assiette, n’apaise pas sa faim avec de la chair crue déchirée avec les ongles. Quand on grignote, on peut absorber des quantités supérieures à ce qu’on doit absorber pour un repas. Mais comme nous avons le sentiment d’avoir grignoté pas de s’être nourri. Et ainsi de suite. Tous nos comportements dépendent d’une transition entre les besoins essentiels et la forme sociale et culturelle dans laquelle ils s’accomplissent à l’époque considérée. Cela change à chaque époque. Le premier besoin insatisfait modifie son accomplissement à la fois d’après. Ceci est le premier fait historique. Je pense que cela contient une vérité qui est toujours à l’œuvre. Donc être livré plus rapidement pour acheter des marchandises qu’on a choisi sur un site fait partie de ce qu’on peut appeler des besoins superficiels. Parce que souvent, ce que nous allons acquérir n’est pas essentiel. J’ai préféré essentiel à artificiel, parce que le mot artificiel suppose que quelque chose en nous pourrait ne pas être artificiel. Ce n’est pas une critique que je fais de ce distinguo. Mais quand on y réfléchit bien, qu’est ce qui n’est pas artificiel dans la vie d’un être humain ? L’humanisme considère que l’homme ou la femme, est son propre auteur. L’humanisme est par nécessité, une auto-construction libre. Cela n’empêche pas les gens de s’auto-construire autour de règles morales religieuses qu’ils ont choisi librement. Mais cette auto-construction nous montre que à peu près tout ce que nous faisons est à la portée d’une modification par la publicité, par la culture dominante, par toutes ces injonctions extérieures qui nous font penser que oui, c’est ça qu’on veut et rien d’autre. Et à la fin, évidemment, nous avons la bêtise de croire que les machines performantes nous proposent des choses qui nous conviennent comme si c’était juste pour nous et que la machine avait réfléchi à savoir ce qui nous plaît à nous ! Pas du tout. Elle fait des moyennes, car les êtres humains sont terriblement banals et en moyenne, ils veulent souvent les mêmes choses, tout simplement parce qu’ils vivent à la même époque et donc leur choix se limite à quatre ou cinq figures.
De même, la logique du grand projet inutile est toujours vendue comme accomplissant un besoin prétendu indépassable. On constate bien vite une mise en scène de besoins dévoyés que personne n’avait formulée jusque-là. Alors on croit satisfaire un besoin. En réalité, on satisfait une exigence du capital et pas du tout un besoin personnel. Je prends l’exemple de l’A69 pour résumer cette idée avec l’idée qu’on y gagnerait du temps et que le temps étant de l’argent, il est normal que cela nous coûte. Fondamentalement, le grand projet inutile n’est utile qu’à l’accumulation et il est toujours un moment d’asservissement de l’État, c’est à dire de la machine de la République, du bien commun, de la chose publique au service de l’intérêt privé. Alors on peut exiger : « il faut le démontrer ». Moi je demande l’inverse, c’est à dire quand il y a un grand projet, qu’on nous démontre qu’il est fait pour le bien de chacun plutôt que de nous demander sans cesse qu’on démontre que ce n’est pas fait pour le bien particulier du capital. Car si on n’y réfléchit, il n’y a pas d’exemple où un quelconque de ces grands projets satisfait un besoin essentiel de la population. Il n’y a pas un exemple ou un grand projet n’est pas une colonisation d’un bien commun. Ce sont toujours ces caractéristiques là et elles sont toujours marquées par la domination.
LES EFFETS IDEOLOGIQUES DES LUTTES CONTRE LES GRANDS PROJETS
Révolutionnaire
Les luttes contre les grands projets inutiles sont typiques, caractéristiques du processus que j’appelle la révolution citoyenne. En quoi est-ce révolutionnaire ? Parce que la lutte met en cause le droit de propriété qui prétend à chaque fois être un droit supérieur intangible ! « De quoi vous vous mêlez ? Ça ne vous appartient pas ! Ce n’est pas à vous. Pourquoi vous venez vous en mêlez ? La loi, la Constitution, la Déclaration des droits de l’Homme garantissent la propriété privée le droit d’user d’abuser d’un bien. Alors, les luttes contre les grands projets, inutiles par définition comme par leur objet, par la manière dont elles se déroulent et par ce qu’elles mettent en cause, sont des luttes anticapitalistes. Elles sont même de ce point de vue des prototypes des luttes qui font le lien entre l’anticapitalisme, le refus du capitalisme comme mode de production et l’exigence, l’impératif écologique. Il me paraît que c’est un point à souligner parce que sans être trop politique c’est un des sujets qui se posent aujourd’hui sur la scène publique de savoir s’il existe des luttes écologiques qui ne soient pas des luttes anticapitalistes. Et si dans ce domaine, des compromis sont possibles. Pour ma part, je pense que non. Je pense que toute lutte écologique est une lutte anticapitaliste.
Conscience élargie
Alors ça, c’est une caractéristique nullement abstraite. Elle est présente dans la conscience de ceux qui luttent. Car on doit le rappeler, ce sont des êtres humains conscient qui luttent. Ces êtres humains sont équipés d’un cerveau : ils pensent à ce qu’ils sont en train de faire. Donc la lutte elle-même les éduque à la conflictualité. Ils apprennent comment c’est le conflit qui change l’ordre des choses. Le consensus ne peut que le reproduire indéfiniment. Et même quand il y a un consensus sur une idée révolutionnaire, cela transite par la conflictualité. Je m’excuse de vous infliger ça, mais comme on m’a souvent fait le reproche de cette idée qui me remonte tout simplement et bêtement au début même du mouvement ouvrier, qui a toujours pensé que c’était la lutte qui créait la conscience. Je suis très étonné aujourd’hui, mais je le comprends, de me voir reprocher la stratégie de la conflictualité. En réalité on me reproche le conflit lui-même et je n’y suis pour rien, je suis obligé de le dire. La lutte de classes se déroule sans moi et sans aucun entre nous et elle a lieu mécaniquement, de même que la gravitation universelle ne dépend d’aucun entre nous. C’est une caractéristique du réel social.
Citoyennes
Ces luttes révolutionnaires sont des luttes citoyennes. Là encore, il faut que les mots parlent vraiment. De même qu’humaniste ne veut pas dire humanitaire, et bien citoyen ne veut pas dire civil. Ne pas jeter de papiers par terre c’est civil pas citoyen. La citoyenneté ne veut dire qu’une chose : exercer le pouvoir. Évidemment, le pouvoir de prendre en compte le bien commun. Le citoyen pratique la vertu, c’est à dire qu’il considère que du point de vue du citoyen, est bon pour lui, ce qui est bon pour tous. Une lutte citoyenne, c’est une lutte qui cherche exercer le pouvoir pour le bien de tous. Donc dans les phases de révolution citoyenne sont en réalité des luttes pour le contrôle. L’exercice du pouvoir c’est la capacité de contrôler. Le pouvoir se confond avec le contrôle. Il y a 1000 manières d’organiser le pouvoir, nous en sommes tous d’accord. C’est pourquoi j’ai été conduit à dire que dans la lutte contre un grand projet inutile, l’objet essentiel est le contrôle, le contrôle de quoi ? Du bien commun par conséquent immédiate. La lutte contre les grands projets inutiles, intègre une dimension révolutionnaire et citoyenne qui met en scène l’existence du bien commun et d’une société humaine ayant des droits en tant que société sur ce que sont ces biens communs.
Républicaine et collectiviste
C’est pourquoi ces luttes sont des luttes républicaines au sens de « chose publique ». Pas au sens particulier de telle ou telle forme de Républiquemais de : la chose qui appartient à tout le monde. Révolutionnaire, citoyenne, républicaine, elle a encore un dernier caractère. C’est que par définition ce sont des luttes collectivistes. C’est à dire qui ont pour objet, comme pour méthode, l’action collective, qui ont pour objet un intérêt collectif et qui ont pour finalité l’instauration du collectivisme. D’une certaine manière, si vous vous battez pour protéger un bien commun, c’est donc que vous supposez qu’il appartient à tout le monde et que pour finir, il sera géré collectivement. C’est pourquoi le mot collectiviste est le plus adapté. C’est justement pour ça qu’on a choisi ce mot, parce que ça provoque le débat. Donc ce sont des luttes collectivistes.
DES LUTTES À LA CROISÉE DES TARES DU SYSTÈME
Négationnisme écologique
Ces luttes ont évidemment le caractère central indiqué tout à l’heure : elles sont anticapitalistes parce qu’elles sont fondamentalement au croisement de toutes les tares du système capitaliste. D’abord, l’appropriation privée permanente, considérée comme un droit suprême et au sommet de la hiérarchie des normes. Ensuite, la production de biens de besoins qui n’existent pas. Enfin c’est le négationnisme écologique. C’est à dire tout se passe comme s’il n’y avait pas de raison écologique de ne pas faire le grand projet inutile. Non, il n’y a pas de problème écologique pour ceux qui décident de faire des grands travaux. Il peut se perdre des milliers des millions de mètres cubes d’eau dans le Lyon-Turin. Eh bien, ceux qui l’ont décidé le continuent. Ils font comme si ça n’existait pas. Comme si ce n’était pas un problème. Pourtant l’eau est à notre époque particulièrement essentielle.
Compétition des territoires
Je vous livre ensuite une autre idée. Vous avez peut-être remarqué comment les élus de gauche ou supposés tels évoquent désormais souvent le mot « territoire ». C’est un mot qui pose un problème théorique. C’est que, en réalité, la gauche ne représente pas les territoires, elle représente les populations. Le territoire n’existe pas. Je veux dire, bien sûr, il y a des montagnes, il y a des vallées. Bien sûr, il y a des hauts et des bas. Mais le territoire est d’abord une production sociale. Une rivière, vaut par le pont qui l’enjambe. Sinon, c’est juste une séparation. De quoi ? De deux prairies. Donc, dans la conception traditionnelle, matérialiste, les territoires, sont le lieu où se fabriquent les relations sociales. La ville aujourd’hui, par exemple c’est une création à chaque étape du mode de production dominant. Je vous renvoie aux travaux de David Harvey. « Territoire » est seulement pour l’élu une manière de se vendre comme des managers de territoires, dont ils veulent améliorer les performances. Donc il y a une conception managériale du territoire qui est la reproduction pure et simple de l’application des normes du capitalisme à la vie de ces territoires. La concurrence des territoires, voilà encore une des dimensions du capitalisme de notre époque, Car évidemment, les territoires sont en concurrence comme tout le reste. Pourquoi eux seuls ne seraient pas en concurrence vu que tout le système capitaliste repose sur la concurrence et la formation de monopole ? Avec le résultat que vous connaissez tous, l’application au territoire des règles de performance du capitalisme vous donne des déserts médicaux, des déserts alimentaires, des déserts éducatifs, des déserts de santé, et cetera. C’est à dire à la reproduction à échelle du sol des caractéristiques du capitalisme : l’organisation de la rareté et l’accumulation sur le lieu voué à produire l’accumulation. C’est à dire quand vous vous êtes déplacé pour aller jusqu’au centre commercial jusqu’à tout ce dont vous avez besoin tout le temps, en consommant évidemment de l’essence.
Grands projets imposés par la violence d’état et médiatique
Il a été convenu d’ajouter « imposé » pour définir les grand projets déjà qualifié d’inutiles. Relever comment tous les grands projets se caractérisent par des passages en force et de la violence d’Etat souligne leur nature profonde. Sans utilité sociale sans besoin d’intérêt général il assure un investissement public pour un intérêt privé borné. Quand éclate la contradiction le grand projet passe par la force. Une violence d’état se déchaine, disproportionnée a la mesure de la panique et de l’intention de faire peur plutôt que de convaincre. Un cas prototype fut constaté avec la répression de la marche cintre les megabassines de Sainte Soline. Le déchainement de la violence d’état y fut absolument sidérant. Un gendarme pour deux manifestants, une grenade tirée par personne marchant dans une colonne de protestataires, deux personnes mises en danger de mort dont une en coma de longue durée. Le déchaînement médiatique y fut à la clef. L’introduction d’Alan Popelard le rappelle et je le cite car ce dénigrement lui aussi prend des proportions jamais observées. « On se souvient peut-être qu’en 2017, le JDD, dont le propriétaire était alors parfaitement recommandable, avait publié de fausses photos pour indiquer – à tort – l’existence de caches d’armes à NDDL. Deux ans plus tard, toujours à propos de NDDL, l’expert médiatique Eric Delbecque théorise une « salafisation des esprits » : « Reflet certes déformé, note-t-il, mais reflet quand même du discours salafiste […], Les procédés sont les mêmes dans les deux camps. L’ultragauche fait de l’entrisme dans divers milieux, tente d’évangéliser les plus jeunes et les plus fragiles. » Aussi, note Pauline Perrenot dans Les médias contre la gauche, « lorsqu’en novembre 2022 le ministre de l’intérieur GD accuse les manifestants de Sainte Soline de se livrer à de l’écoterrorisme, il ne fait qu’ajouter un néologisme à l’arsenal de la presse réactionnaire pour enterrer la question écologique. » Il est vrai qu’alors on a condamné « les violences de l’éco gauchisme » (Le Figaro), Qu’on a ciblé des écologistes « ultra » (Paris Match) voire « ultra radicaux » (Le Point). Qu’on a criminalisé des activistes « dogmatiques totalitaires » (RMC) pratiquant le « terrorisme à basse intensité » (RMC toujours) Autant d’étiquettes conclut Perrenot que délaissent les médias dominants pour désigner le capitalisme fossile ». Dernier exemple, de ce qu’il convient bien d’appeler un « journalisme de préfecture » : après un week-end de manifestations contre l’A69, le directeur du Journal d’ici, propriété du groupe Fabre, se lâche : « De même que les Palestiniens sont d’abord victimes du Hamas, le désenclavement du bassin Castres-Mazamet est devenu l’otage des écoterroristes ».
L’enjeu de la lutte
Voilà ce qu’affronte la lutte contre les projets inutiles. Le dernier élément que je veux évoquer avant de conclure définitivement, c’est combien la lutte produit de la conscience de haut niveau. C’est essentiel du point de vue qui est le nôtre, c’est à dire de militants politiques qui ont à prendre en charge une bifurcation de l’ampleur de celle que nous avons à prendre en charge. En effet nous sommes entrés dans une nouvelle phase de l’histoire humaine où nous n’avons plus le temps. Nous avons des délais. Pendant des générations, on avait du temps. Par exemple, on pouvait perdre une élection. On se retrouvait à la suivante. Et on pouvait dire il n’y a pas de République sans républicains, ça prendra le temps qu’il faut de les former. Il n’y a pas de socialisme sans conscience socialiste. On fait le travail et puis le suivant prendra la suite. Et jusqu’à des gens comme moi qui terminent en disant « on fait mieux ». Mais je suis tout à fait lucide sur le fait que nous n’avons pas le temps puisque nous avons déjà franchi sept des limites sur neuf, considérées comme faisant basculer dans une désorganisation totale de l’écosystème mondial. Donc nous avons des délais et nous les connaissons si nous nous ne sommes pas capables d’interrompre certains processus. La question de la substitution du temps à des délais en politique, entraîne des conséquences gigantesques. Parce que comme ce que nous avons à faire est forcément révolutionnaire, il s’agit pour nous de conquérir la conviction démocratique du grand nombre pour qu’il accepte ces règles de bifurcation. Je pense que cela viendra dans la discussion de la journée. Il est absolument impossible de penser une révolution sociale à notre époque, c’est à dire une révolution qui abolirait l’accumulation privée, et cetera, et sans la joindre à une obligation de révolution culturelle. Or, si sur la révolution sociale, nous avons fait de nombreux essais ratés et que nous avons quand même une base d’expérience. En matière de révolution culturelle, notre expérience est voisine de zéro et du peu qui a été fait il vaut mieux ne plus en parler parce que ça a été une catastrophe. Comme le serait toute tentatives de transformation de force des individus. Car on découvrirait combien les besoins qu’ils expriment font partie de leur personnalité et que cela ne se négocie pas dans un claquement de doigts.
Par exemple, quand on a dit « Qu’est-ce qu’une politique de décroissance » ? Martine Billard, régulièrement, revient à la charge pour parler de la décroissance. Je sais la difficulté que ça soulève, mais je pense qu’intellectuellement, c’est elle qui a raison. En quoi consiste la décroissance ? À partir du moment où les besoins sont différents, on va répondre aux besoins par une offre différente (pour employer le vocabulaire traditionnel). Alors on nous a dit qu’il faut sortir le plus possible de production du marché. L’idée se tient parce que si on sort du marché, on va le sortir de la concurrence, on va le sortir de la publicité, on va le sortir de la surconsommation et du gâchis. Donc je ne l’ai pas du tout l’intention de critiquer cette idée, mais j’en vois bien aussi les limites. Par exemple, sortir les objets à usage unique, ce n’est pas vraiment sortir du marché parce qu’on continuera à les vendre, sans doute sur un marché, à moins qu’on ne décide qu’on dispose d’un moyen d’allocation à chaque personne de ses besoins exactement calculé pour lui. J’ai entendu aussi cette utopie. La machine va savoir ce dont chacun a besoin. Si cette idée vous amuse et vous intéresse, je vous renvoie à un livre de science-fiction : Un bonheur insoutenable par Ira Levin. Une machine calcule combien est prévu pour chacun. Pas de chance, il y a toujours quelqu’un qui n’est pas comme les autres. C’est la singularité d’où vient la liberté humaine et qui crée la novation. Alors, le héros du roman de Levin a un gout très fort pour le dessin. Mais ce n’est pas prévu qu’il dessine autant. Il fait autre chose dans la vie. La machine lui refuse les carnets de dessin supplémentaires. Ce livre raconte comment cette histoire tourne mal à partir de ce type d’individu. Il raconte comment le système est capable de s’arranger pour que ces rebelles aillent à un endroit. Et au bout d’un moment, les rebelles s’aperçoivent que l’endroit a été prévu pour qu’ils s’enferment eux-mêmes dedans. C’est une idée très intéressante. Des zoos sont prévus pour la plupart d’entre nous dans leur goût particulier. Revenons au concret actuel. La révolution culturelle nécessaire pour limiter la production par une prise de conscience pour permettre, par exemple la condamnation des objets à usage unique, il y a quelques hommes dans la salle qui se rasent. Comme moi, je parle d’une expérience qu’on a en commun. Jamais je n’aurais imaginé en voyant mon grand-père et son coupe chou, qu’un jour on aurait des rasoirs avec les lames aussi fines. Mais alors encore moins que on aurait des rasoirs qu’on jetterait.
Règle verte et rythme
Nous avons propulsé le slogan « la règle verte ». Le mot circulait, personne n’avait la moindre idée de ce que ça pouvait être. Mais c’était frappant de parler de « la règle verte » en opposition à « la règle d’or » des néo-libéraux capitalistes. Mais quand même, quand vous écrivez un programme et que vous avez l’intention de gouverner, vous ne pouvez pas vous contenter de slogan. Donc on a essayé de décrire ce qu’était la « règle verte ». Là on revient directement sur les grands projets inutiles. C’est ne pas prendre la nature plus que ce qu’elle est capable de reconstituer. Ce bilan n’est jamais fait. Quand vous construisez un pont, creusez un trou ou que vous bétonnez une surface, vous ne vous demandez jamais combien de temps ça prendra pour reproduire tous les matériaux que vous avez utilisés, ni ce que vous avez détruits pour les extraire. Donc la règle verte nous donne quand même une grille d’analyse. Mais pour être honnête, elle n’est pas complète, elle n’est pas suffisante. On peut pourtant proposer une solution beaucoup plus simple et facile à éduquer sans faire d’injonctions qui consisterait à dire aux gens de façon autoritaire « tu n’as pas besoin de ça. Donc moi j’ai décidé que tu ne le consommeras pas ». Cela serait très mal supporté, surtout par les Français, peuple par culture rebelle. Heureusement ! Ce qui est possible en revanche, c’est de faire appel à la conscience, mais pas comme au sens d’une sorte d’injonction morale dans l’absolu : « tu dois comprendre, c’est pour la planète ». Cependant, tout le monde peut comprendre le choc des rythmes. Ça c’est une chose concrète. Exemple :produire un sac en plastique demande une seconde le détruire quatre siècles. Une canette de bière aux alentours de trois ou quatre secondes pour le formatage. Il faut un millénaire pour qu’elles se dissolvent dans la nature. Par conséquent, on peut caler une production et donc lui donner une valeur d’échange qui va être différente évidemment, suivant la quantité qui en est disponible. Ceux qui aiment l’économie de marché ne vont pas me dire le contraire. Donc les canettes vont être moins nombreuse à être fabriquée, et plus nombreuse à être recyclée de manière ce qu’on ait une production qui corresponde à des capacités de renouvellement de la nature et aux demandes. Donc ça inclura beaucoup de recyclage et ainsi de suite.
La question des rythmes est centrale du mode de production dans lequel il a lieu. Comment on traite la question des rythmes en tant qu’objet social et en tant que décision politique et sans doute nous rapprocheront nous d’une bifurcation écologique plus praticable, plus efficace. Il est clair que dans le domaine des grands projets inutiles, j’ai parlé tout à l’heure de négationnisme écologique. Tout cela n’est pas pris en compte. Rien de tout cela n’existe. Combien De temps il faudra pour renouveler l’eau qui aurait été perdue dans la montagne. Pour le Lyon-Turin, personne ne s’en est jamais soucié, ni même à poser la question alors que ce sont des choses qui sont évaluables. De la même manière, les hectares qui sont gelés par la A69. Combien de temps il faudrait pour retrouver la même quantité de surface ailleurs ? Je ne sais pas. On pourrait imaginer qu’après avoir détruit autant d’espace agricole, on pourrait créer une agriculture urbaine, des hectares en ville. À supposer que l’idée de compensation soit une bonne idée en matière écologique. Mais ceux qui ont fait tout cela aurait pu se poser la question comme ça. C’est pourquoi j’ai eu l’audace de parler de négationnisme écologique. C’est qu’il se comporte comme si la question n’était même pas posée et en cela, il contribue eux, à la formation d’une conscience collective irresponsable. Ils contribuent, eux, à la formation, à la formulation de besoins qui n’existaient pas avant.
Un autre futur possible ?
J’ai passé toutes ces caractéristiques en revue. J’ai pensé que ça pouvait être utile de faire une introduction qui formule l’objet de la journée. Nous avons vécu pendant plusieurs générations, nous aussi, dans le négationnisme écologique, pensant que tout finirait par s’arranger. Et je pense qu’aujourd’hui, ce sont les luttes centrales, la lutte contre les grands projets inutiles qui sont les plus productives d’une conscience (je mets des guillemets) « révolutionnaire ». Il y a peut-être 40 ou 50 ans on considérait que la lutte sociale était celle qui produisait la conscience de la nécessité d’un autre futur possible.
Je pense que « un autre futur est possible », commence par la façon même avec laquelle est menée la lutte. Pourquoi ? Parce qu’on a des militants multisites, si j’ose dire. J’ai des camarades qui participent aussi bien à la lutte contre le Lyon-Turin qu’à la lutte contre l’A69. Ensuite elle produit dans leur esprit et dans l’esprit de ceux qui sont dans la lutte, directement l’idée de quel genre de société on pourrait faire qui empêche le saccage.
Et à partir de là, vous pensez plus concrètement à une autre société que nous ? Nous ne l’avons jamais fait du temps où on pensait au socialisme dans la version qu’on en avait à l’époque. C’est-à-dire comme développement des forces productives et mises à disposition de tout le monde, des biens dont pouvaient profiter seuls les riches. Ce qui est une aberration. Car profiter des biens des riches, c’est à coup sûr tout détruire.
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