Le jour des petites cuillères

L’annonce des socialistes avait été noyée dans l’habituel flot de paroles confuses qu’est la manière socialiste elle-même : c’est dit, mais pas vraiment, et ça peut être compris autrement, mais c’est dit et on peut dire qu’on l’a dit mais pas comme ça. Dit d’une façon qui exige de chaque journaliste une ou deux heures de décryptage. Mais dès le lendemain matin, les médias avaient été mis en alerte et quelques-uns ne laissèrent pas passer. 

Le PS passa aux aveux en bonne et due forme. Mais qui connaît l’histoire politique de notre pays sait que le vocabulaire social est un champ de mines parfaitement balisé. Tout compte. Les uns disent « charges sociales », les autres « cotisations sociales » ; ici « coût du travail », là « prix du travail ; et ainsi de suite. Dans le vocabulaire simple des militants politiques et syndicaux, dire « passer à un autre système » à propos des retraites, c’est l’équivalent d’une gifle en pleine figure. 

  • L’expression est « sur la table » depuis trente ans ! Trente ans qu’elle veut dire la même chose : abandon de la retraite par répartition. Trente ans que la retraite par points est l’un des points clefs des libéraux. Trente ans que le démembrement du système des assurances sociales organisé par la Sécurité sociale est leur combat central. Ici l’enjeu pour les libéraux de tous poils est la perspective de voir revenir des milliards et des milliards d’euros sur la scène des marchés financiers par l’intermédiaire de fonds de pension. Trente ans que la « gauche » politique et syndicale combat cette idée à coups de tracts, manifestations, meetings, blocage parlementaire, et ainsi de suite. Tout le monde connaît la liste des arguments et peut la réciter dans un sens ou dans l’autre et du milieu vers la fin, ou bien l’inverse.
     
  • La méthode des socialistes est choquante parce qu’ils n’ont prévenu aucun d’entre nous de leur virage sur l’aile à ce sujet, parce qu’ils créent une confusion sur un sujet très sensible alors même qu’ils avaient signé des textes clairs avec nous dessus. Et alors, eux et nous savions parfaitement ce que représentaient ces engagements du point de vue électoral ! En effet, aucun d’entre nous insoumis ne peut voter pour élire un député sous label de gauche, qui propose de détruire le système de la Sécurité sociale. Et dans l’immédiat, le retour de la retraite à points dans le débat est une diversion quand la question posée est celle de la destitution du président de la République pour avoir refusé de reconnaître le résultat des élections législatives. Il ouvre une division explosive sur un sujet que l’on avait tranché et amodié par des discussions sérieuses et approfondies des heures durant.
  • Pour le faire, Olivier Faure a sorti les vieilles ficelles dont nous accablaient déjà les macronistes et leurs prédécesseurs à chaque reprise du projet de retraite à points : la menace du trou de la Sécu et, au choix, soit de la banqueroute, soit de la baisse des pensions. De nouveau, il a invoqué la menace d’un trou de 15 milliards dès l’an prochain. Or précisément, la réforme Borne pour la retraite à 64 ans imposée par 49.3 était censée empêcher ce trou de se former. Et si la réforme Borne avait un sens aux yeux des macronistes de l’époque, c’est bien au minimum celui-là. Dans ce cas, que s’est-il passé ? Comment le trou est-il revenu ? Les macronistes nous le diront peut-être. Ou bien, ils avoueront avoir également truqué ces comptes-là pour masquer des déficits comme pour le budget de l’État.
     
  • Le retour de chiffre de 15 milliards est d’autant plus surprenant que c’est par sa négation que commençait l’intervention de Faure à la tribune de l’Assemblée dans ce débat. Pour rafraîchir la mémoire d’Olivier Faure et permettre aux personnes qui me lisent de se faire une idée plus précise de l’évolution du PS sur le sujet, voici un extrait du journal officiel des débats à l’Assemblée nationale quand Olivier Faure parlait à la tribune contre la retraite à points proposée par Macron. 

« M. le président : La parole est à M. Olivier Faure.

Olivier Faure : « Toucher à notre système de retraites, ça n’est pas rien. Forgé dans l’épreuve héroïque de la Résistance, créé à la Libération, il a fait ses preuves : le nombre de retraités pauvres en France est deux fois plus faible que chez nos voisins et les inégalités salariales se réduisent au moment du départ à la retraite. Également est également incontestable – le système est perfectible. Cela tombe bien : en 2024, le Gouvernement disposera d’une opportunité historique ! Le fameux « trou de la sécu » sera comblé et ce sont entre 18 et 20 milliards d’euros qui seront alors disponibles chaque année pour financer les retraites et la dépendance, et soulager l’hôpital public, tout cela sans aucun prélèvement obligatoire supplémentaire. Vous disposez là d’une occasion dont aucun gouvernement avant vous n’a bénéficié »

Donc après avoir condamné la retraite à points de Macron et Édouard Philippe il y a deux ans, il la réclame aujourd’hui. Après avoir demandé l’abrogation de la réforme Borne, il en demande la suspension. Et pour remettre le sujet sur la table après avoir nié le trou de la Sécu il y a deux ans, voici que Faure en reprend l’argument !

  • Je reprends donc les arguments des insoumis sur le sujet il y a deux ans, puisque nous n’en avons pas changé. L’argument des 15 milliards est bidon et le PS à l’époque le contestait comme nous. C’était déjà en 2020 une manipulation grossière des chiffres pour imposer une réforme inutile. D’abord d’où sort ce chiffre de 15 milliards de trou par an ? C’est l’évaluation d’Édouard Philippe. C’était son refrain à l’époque pour justifier la réforme. Selon lui, en l’absence de réforme, il y aurait 180 milliards de dette supplémentaire d’ici à 2035. Et cela fait donc 15 milliards par an environ. Voilà la nouvelle référence du PS ! Édouard Philippe avait trouvé ce chiffre en cumulant les prévisions de déficit du COR (conseil d’orientation des retraites). Mais il avait choisi de cumuler les scénarios les moins favorables par rapport aux autres du même COR ! Car le COR, d’autre part, démontrait que 7,5 milliards d’euros de déficit par an s’expliquait par les mesures d’austérité envers les fonctionnaires qui grèvent les ressources du système ! Renoncer à cette politique de gel des salaires dans la fonction publique ferait donc baisser la facture de la sécu de moitié. En toute hypothèse, le Fonds de réserve pour les retraites (créé par le gouvernement Jospin) possédait alors déjà 26 milliards d’euros destinés à combler « les déficits conjoncturels » du système. Et d’ailleurs les réserves de ce système progressaient déjà à 26,4 milliards d’euros en 2021. Enfin, dans cette comptabilité truquée, Édouard Philippe ne chiffrait pas ce que coûtait le recul de l’âge de départ. Il s’agit de 4 à 5 milliards d’euros pour les caisses de chômage (les seniors s’embauchent moins facilement et se licencient plus couramment) et au budget de l’État. Et cela sans compter les prises en charge santé, car vieillir au travail n’arrange pas la santé des travailleurs.
  • Quoi qu’il en soit, le système n’est pas en faillite ! En prenant les chiffres les moins favorables, dans les 25 prochaines années, le déficit du système de retraite serait d’environ 0,4 % du PIB (9 milliards d’euros). À condition bien sûr que l’État maintienne sa contribution actuelle de remboursement des cadeaux fait aujourd’hui aux entreprises en matière de cotisations sociales. Et pour finir, si l’on fait un compte global entre les branches de la Sécu, comme c’était le cas à sa fondation, les prévisions montrent que la Sécu, toutes branches confondues, sera en excédent en 2030, même avec un déficit des retraites ! Terminons sur la fable du trou de la Sécu en rappelant que le COR, à qui Edouard Philippe prenait les chiffres qui l’arrangeaient le mieux, se trompe souvent : par exemple, pour l’année 2022, il avait prévu un déficit de 10 milliards d’euros alors qu’il y a eu, dans la réalité, un excédent de 3 milliards.
  • Disons comment le programme des insoumis finance les réformes proposées par le programme « L’Avenir en commun » pour améliorer la situation des retraités tout en refusant de reporter sans cesse l’âge du départ ! Voici la liste des financements prévus par notre plan d’action retraite : il dégage 25 milliards de recettes !
    • Revenir sur les exonérations de cotisations non-compensées (sur les heures supplémentaires par exemple). Deux milliards par an pourraient ainsi être récupérés
    • Soumettre à cotisation les sommes dédiées à la retraite par capitalisation. Cela représente trois milliards par an. 
    • Soumettre une sur-cotisation sur les salaires de plus de 3 500 euros. Cela donne quatre milliards d’euros.
    • Égalité salariale femme / homme à poste égal et temps de travail égal : rapporterait 5 milliards d’euros. 
    • Augmentation de 0,25 points de cotisation sociale chaque année pendant 5 ans = 16 milliards.
  • Nous avons noté avec satisfaction les réactions du PCF et d’EELV au revirement du PS sur les retraites. Ils restent fidèles au programme que nous avons signé ensemble et sur lequel tous nos députés ont été élus. Le PS est isolé. Il est donc le seul à vouloir « mettre sur la table la retraite à points » comme l’a dit clairement un dirigeant PS à Sud Radio et comme l’avait confirmé un autre comme Patrick Kanner en revenant sur le déficit de 15 milliards en prenant la pose du « parti de gouvernement » autoproclamé. On peut imaginer qu’il reste des élus et des adhérents PS pour refuser un tel reniement de la position historique du « mouvement ouvrier ». On le saura bientôt. En effet, elle n’a jamais été discutée au PS.

    Que personne ne compte que les insoumis cèdent si peu que ce soit sur le sujet. Tout le monde peut être rassuré, il restera au moins un bulletin de vote pour exiger le retrait de la retraite à 64 et même pour revenir à 60 ans. Et il y aura, de l’autre côté, tous les autres, en concurrence entre eux sur le même sujet. Les candidats aux municipales ne pourront échapper au sujet puisque la retraite de leurs propres employés communaux en dépend. Bien sûr, le silence des confédérations syndicales sur le sujet doit avoir un sens. Mais cela a-t-il valeur d’approbation ? Ce n’est pas sûr du tout, en dehors de la CFDT si j’ai bien compris. Mais ferait-elle le choix d’entrer en ce moment sur un tel débat pour aider la macronie à survivre, alors que celle-ci bloque toutes les autres négociations ? Rien n’est moins sûr !

    Au total, c’est déjà assez dégâts faits et de confusion répandue par le PS pour une pauvre manœuvre politicienne. Il est temps de cesser cette danse du ventre devant Bayrou où, de jour en jour, le PS rabat le niveau de ses revendications.

    Socialistes : allez gouverner avec Bayrou ou assumez l’opposition ! Aucun de vos électeurs ne vous a donné le rôle de remplacer les syndicats pour négocier l’existence de la Sécurité sociale ! Vos électeurs vous ont donné le mandat clair et net de la défendre. Et cessez de vouloir entraîner toute la gauche politique et syndicale dans la confusion et les divisions que vous créez. Et quand vous passez à table à Matignon ou Bercy, souvenez-vous du conseil : « Quelle que soit la cuillère, la soupe trop salée ne changera pas ». Et comme nous on le sait, on ne dîne pas même avec une longue cuillère.
https://x.com/L_insoumission/status/1877677622777258312

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