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La nouvelle révolution

Les évènements en cours en Algérie forcent l’attention. Ils ont pris une puissance et ils écrivent une histoire qui ont une valeur en état d’instruire et d’inspirer partout dans le monde. À mes yeux, ils se déroulent sur le canevas des révolutions citoyennes dont les prototypes sont apparus en Amérique du sud à la fin du siècle précédent et au début de celui-ci. Le modèle s’était conforté dans le process de la révolution Tunisienne. Jusqu’à cette étape-ci, la révolution citoyenne en Algérie fonctionne dans une forme quasi chimiquement pure. On reconnait en elle les traits communs des autres mouvements insurrectionnels de ce type. Mais elle les affiche avec une puissance qui met tous les traits connus à nu. Et ils prennent en Algérie une forme plus claire et nette que dans bien d’autres cas auparavant.

Ces traits communs sont une matière première incontournable pour notre compréhension théorique. Certes, ils ne suffisent pas à l’entendement de chaque cas national particulier. Mais ils permettent de vérifier l’existence d’un scénario caractéristique. D’un déroulé constant. C’est ce modèle dont la « théorie de la révolution citoyenne » essaie d’établir les traits. Encore une fois il ne s’agit pas de réduire à un schéma pré-établi la complexité toujours singulière d’une situation insurrectionnelle. Et encore moins d’en déduire je ne sais quelle improbable « juste ligne » comme on le faisait autrefois en référence à la théorie de la révolution socialiste. À ce point, nous pouvons seulement récapituler ce qui est évident et vérifier si nous avons bien vu tout ce qu’il fallait voir. Premier constat : le mouvement a un acteur. C’est le peuple. C’est-à-dire que ce n’est ni une catégorie sociale particulière, ni les affiliés d’un parti ou d’un syndicat.

Deuxième constat : le mouvement commence par la volonté claire et nette des citoyens de récupérer leur droit au pouvoir. C’est la dimension « citoyenne » qui anime cette action. Ce processus commence par une étape « destituante ». Il s’agit d’obtenir le départ des occupants du pouvoir. Puis le processus s’élargit à tout ce qui de près ou de loin touche à l’ordre établi et a ceux qui le maintiennent. Toutes les structures politiques, syndicales ou institutionnelles sont visées. Le mot d’ordre : « dégage » et « qu’ils s’en aillent tous ». Le Figaro raconte : « dans les rues, les manifestants scandent “ils doivent tous partir” ». Ces phases sont celles déjà vécues en Tunisie où est né le slogan « dégage » et le concept de dégagisme. Mais avant cela il y avait eu les mêmes slogans en Argentine ou en Equateur (« que se vayan todos »).

En France, le dégagisme c’est le « Macron démission » qui bat le pavé depuis vingt-et-une semaines. Évidemment, c’est le niveau de mobilisation populaire qui fait la différence de situation et le niveau de capacité de verrouillage par le pouvoir. En France, le niveau de mobilisation est évidemment bien moins fort qu’en Algérie. Mais sa durée soulève d’autres questions inédites sur sa nature. Il n’existe aucune comparaison d’une telle durée. Ni des conséquences que cela peut avoir sur le contenu et la suite d’un tel mouvement. L’interférence du mouvement avec une séquence électorale en France est également une nouveauté. Est-ce là que va s’exprimer politiquement le sens de l’histoire portée par le mouvement ?

Là encore, l’insurrection citoyenne en Algérie met à nu le problème inhabituel que pose ce type de mouvement par rapport à ceux du passé. S’il n’y a aucun représentant accepté par le mouvement populaire, comment celui-ci peut-il produire une alternative politique ? Nous avons vécu cela ici en France avec les « nuits debout », puis à présent avec les « gilets jaunes » d’une façon spectaculaire. La question que cela soulève me semble dorénavant incontournable.

L’expérience semble montrer comment le moment qui produit l’alternative ou au moins sa possibilité est ce que nous nommions la « phase constituante ». Celle-ci englobe tout ce qui construit l’expression politique positive autonome du mouvement. C’est-à-dire ce qui donne au peuple, acteur de la séquence, une possibilité d’exister politiquement par lui-même. Cette formule nécessairement générale n’en est pas moins concrète. Le sentiment d’être un tout et un acteur unique sans besoin d’intermédiaire est largement entretenu par les succès du recours aux réseaux sociaux. C’est par eux que tout a été mis en mouvement et c’est par eux que se mènent les discussions qui accompagnent chaque mobilisation. De fait, les réseaux sociaux fonctionnent comme une agora permanente qui institue la réalité politique du peuple en tant que sujet de l’action, sans délégation de pouvoir à un parti ni une personnalité.  La forme aboutie de cette phase a été jusque-là la tenue d’une Assemblée constituante. Sa convocation, d’abord, puis son déroulement, ensuite, sont les moments où la scène populaire produit des porte-paroles que les combats d’assemblée rendent nécessairement légitimes aux yeux du commun.

Au demeurant, quelle autre possibilité de réorganiser le système de décision dans la société ? Dans l’ancienne doctrine révolutionnaire du mouvement « socialiste », le Parti entrait en action. Il était censé incarner la nécessité historique et prendre les décisions fondatrices. Il est inutile de discuter ici la pertinence ou non d’un tel schéma. Il n’a aucun moyen de se réaliser dans les situations contemporaines où intervient en masse le peuple. Posons cette question sur la base des évènements actuels de France ou d’Algérie. Alors sautent aux yeux l’obsolescence et l’absurdité totale du schéma avant-gardiste ancien. C’est sans doute ce qui parait le plus désorientant à maints observateurs. La racine de la sidération est toujours la même. Ces observateurs ne croient pas à la capacité autonome du peuple à se constituer en pouvoir politique. C’est pourtant la fonction que remplit la demande de convoquer une Constituante.

Les évènements Tunisiens l’ont bien démontré. La Constituante a été le lieu d’identification et d’affirmation du mouvement populaire, produisant ses propres leadeurs de parole et ses thèmes de débats. On ne dira pas ici que cette Constituante tunisienne a réglé tous les problèmes posés. Et sans doute même n’en a-t-elle réglé qu’une part bien délimitée hors du champ social des questions du partage de la richesse. Mais elle a démontré comment les choses pouvaient se dérouler, se mettre en place et se prolonger dans les débats et les mobilisations de la société. Elle a montré comment elle avait pu mettre en échec la tentative de conquête du pouvoir par le parti totalitaire local. Ce n’est pas le moindre des avantages de la formule.

Car partout où un processus insurrectionnel se déclenche, il est habituel qu’il mette aux prises les courants forts de la société antérieure tels qu’ils sont amplifiés par la décadence du pouvoir politique établi. Dans ces conditions, l’extrême droite est alors bien présente quel que soit l’habillage laïque ou religieux de celle-ci. Le fonctionnement de la Constituante met en échec la possibilité d’un coup de force par surprise en rendant public et en mettant en débat tous les enjeux portés par chacun des protagonistes. Dans le cas de l’Algérie comme dans celui de la France, on peut se dire que ce serait la voie la plus fluide et non violente permettant au mouvement populaire de s’imposer comme maître de la scène politique. On verra bientôt si cela se confirme et si c’est bien le canal par lequel la nécessité politique historique fait son chemin dans la révolution citoyenne telle que nous l’observons en Algérie et en France.

Je clos ce petit chapitre sur le thème de la place de la revendication de la Constituante dans le processus de révolution citoyenne. Il me semble qu’on doit surligner le trait. La Constituante n’est pas le simple réceptacle de la mobilisation citoyenne, son champ clos une fois sa convocation acquise. Elle est le lieu et le corps de la révolution citoyenne elle-même. La question du leadership, de la légitimité de la prise de parole se règle dans son élection puis dans sa tenue. Un mouvement incapable de convoquer une Constituante est condamnée à rester sans cesse tributaire des formes politiques anciennes qu’il combat. La Constituante régénère la Nation en lui rendant un peuple. Elle fait de même avec les anciennes formes politiques, partis et syndicats. C’est la réponse que je fais à cette heure, quand, comme tout le monde, je me pose la question de l’articulation entre le mouvement de masse insurrectionnel et son expression politique.

En Algérie, l’insurrection citoyenne a élargi son emprise dans la société. Elle atteint des niveaux de mobilisation qui en font un modèle du genre. Cette semaine, elle aura obtenu le but politique majeur initial au nom duquel le processus a commencé. Le départ du président en exercice. Évidemment, elle n’en reste pas là. Pas davantage que nos « gilets jaunes » en sont restés à l’abrogation de la surtaxe sur le carburant après qu’il l’ait obtenue. La caractéristique de ce genre de situations, c’est son aptitude à la transcroissance des revendications démocratiques en revendications sociales et vice versa. Ce phénomène ajoute aux causes de l’imprévisibilité du cours des événements. Dans les deux pays, sous les formes nationales spécifiques évidentes propres à chacun, cette transcroissance est à l’œuvre. Elle féconde la prise de conscience populaire, alimente la mobilisation, attise les rapports de force.

En Algérie, tout est si neuf, si massif côté populaire qu’il est impossible de prévoir les rebonds. La construction du récit politique populaire se fait au quotidien dans l’action concrète de gens que leur succès rend chaque jour plus confiants en eux. Côté système, le terrain est, là aussi, si mouvant et parfois si tortueux qu’on ne doit rien exclure. Sur ce point aussi il y a matière à leçon. On doit se souvenir que c’est l’agitation et la division au sommet face à la base citoyenne de la société qui a ouvert la brèche victorieuse au mouvement populaire. En Algérie, on voit plus distinctement qu’en France comment une situation insurrectionnelle est un tout où s’articule les mouvements du sommet de la pyramide des pouvoirs et celle de la base sociale d’un pays. Pour autant, en France, cet aspect n’est pas absent. Le pouvoir macroniste aussi a eu son moment de panique en décembre. Et depuis cette date, les purges et violences au sommet de l’appareil de l’État et de la répression ont ouvert des failles dont on n’a pas fini de constater les effets délétères.

Un dernier fait me semble indispensable à mentionner. L’affirmation du peuple en tant que tel prend une forme qu’il est bon de noter. Pour dire « je suis le peuple », chacun se drape dans le drapeau national qui est la manière neutre de dire à la fois « je suis tout le monde », et « je suis de ceux qui ont des droits sur le pouvoir ». C’est ce qui se passe avec une vigueur frappante en Algérie mais aussi en France. En France cela se superpose avec l’uniforme du gilets jaunes (« je suis tout le monde »). Mais le drapeau national dans lequel on se drape des pieds à la tête en Algérie prend la même double signification. En Algérie comme en France, le drapeau est un symbole très vivant lié à une histoire populaire révolutionnaire. Sans doute le sens en est-il plus frais en Algérie. Là le drapeau est l’emblème de la lutte de libération nationale qui a construit et institué le peuple algérien en tant que tel. En France, le sens du drapeau tricolore est le même, certes. Mais le temps l’a surchargé d’épisodes controversés dans certains secteurs de la société. Cela n’est jamais le cas en Algérie où le drapeau est un identifiant individuel et collectif absolu.

Cette dernière observation nous ramène à la considération initiale où le peuple est défini comme l’acteur de la révolution citoyenne par différence avec les actions de classe ou de parti. Le peuple se constitue dans l’affirmation de sa souveraineté. En cela est citoyenne la révolution qu’il engage. C’est-à-dire de sa volonté d’établir son pouvoir sur un territoire et sur le groupe humain qui l’occupe selon la définition de ce mot. Une personne dans le drapeau national algérien ou Français ne dit pas autre chose, en résumé.

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