Dans un moment comme celui-ci, il faut prendre au sérieux la parole politique lorsqu’elle présente des propositions sur la scène publique. C’est un devoir de citoyens, mais aussi de responsables politiques. Il y a matière en ce moment. Nous avons eu une proposition politique d’Europe Écologie-Les Verts (EELV). Et nous aurons lundi qui vient un discours qu’on nous annonce également « fondateur » de la part du président de la République.
Premier, sur le plan de la chronologie, Yannick Jadot a déclaré qu’il souhaitait un Grenelle du « monde d’après ». À sa suite, Julien Bayou, nouveau secrétaire général de EELV a repris l’expression de ce « Grenelle ». Mais il propose de le réunir à Matignon même. J’avais d’abord le confort de l’ambiguïté du discours de Yannick Jadot. On pouvait comprendre qu’il s’agissait d’un colloque. Pourquoi pas ? D’autant que son interview comportait bien des aspects qui rendent possible un dialogue constructif. Je veux dire une discussion où l’on ne buterait pas sur des mots tabous comme « nationalisation », « relocalisation », « souveraineté », etc. En effet ces mots sont désormais dans la bouche du dirigeant écologiste. Mais Julien Bayou m’a vite privé de ce confort de situation. Sa proposition est bien précise. Il s’agit de réunir à Matignon, autour du Premier ministre qui s’y trouve, tous ceux qui veulent concourir à un programme commun. Sauf le Front National.
Je laisse de côté la question de savoir si c’est une bonne idée de redessiner le paysage politique où on aurait d’un côté tout le monde et de l’autre comme seule alternative seulement l’extrême droite. Voyons plutôt le fond. Je laisse de côté la sempiternelle référence au programme de la résistance et aux vers d’Aragon contre ceux qui sous la grêle feraient le tri entre les secouristes. Non que ce n’ait pas été un moment essentiel. Au contraire. Mais parce que je suis dégoûté de voir que l’on puisse dire que « tout le monde » s’est mis d’accord. Car c’est faux. Le Conseil National de la Résistance réunissait seulement ceux qui luttaient contre l’occupation. Et ils combattaient les armes à la main les autres, ceux qui collaboraient avec l’occupant et partageaient ses sales besognes sous les prétextes mielleux qui sont toujours dans la bouche des traitres. Mais je laisse tomber pour l’instant ma critique de cette comparaison qui n’agace que moi.
Ceux qui parlent aujourd’hui d’union nationale ou bien se proposent de la mettre en place devraient pourtant se rendre compte des limites de la métaphore à propos de « la guerre » qui obscurcit le problème posé plutôt qu’il ne l’éclaire. Nous affrontons une épidémie. Une épidémie est un phénomène biologique. Mais c’est surtout un phénomène social, car sa propagation, son impact sur la population et les moyens que l’on met en œuvre pour lutter contre sont directement liés aux conditions sociales qui rendent tout cela possible. Le débat sur la façon de lutter aujourd’hui contre le virus ne peut donc être débarrassé de la question sociale dans tous ses aspects. C’est en ayant cette dimension à l’esprit que je veux répondre à la proposition d’un « gouvernement d’union nationale », que ce soit Julien Bayou ou Emmanuel Macron ou qui que ce soit qui la propose.
Ce que propose Julien Bayou, la conclusion d’un programme d’action commun liant tous les partis – sauf le RN – pour construire le monde d’après, c’est un gouvernement d’union nationale. Ou de « grande coalition ». « GroKo » comme disent les Allemands. Les « verts » pratiquent cette formule dans un certain nombre de pays d’Europe et de Länder en Allemagne. Nous y sommes opposés. Et cela pour des raisons concrètes que je veux présenter rapidement ici.
Les raisons qui nous séparent de « La République en Marche », des libéraux de toutes les variétés, de la droite et du centre républicains traditionnels ne sont pas des malentendus ou des questions d’égo. Ce sont des divergences de fond qui portent sur les principes à mettre en œuvre en relation avec une vision du monde et un projet de société. Et tout cela non plus n’est pas suspendu dans le ciel des idées. Cela porte sur la scène politique la confrontation des intérêts matériels des catégories sociales différentes et parfois antagoniques qui composent la société. Si nous étions tous dans le même gouvernement ce serait la pagaille et l’inefficacité. On ne serait jamais d’accord sur rien puisque les finalités ne sont pas les mêmes.
Il ne suffit pas d’être d’accord pour pédaler ensemble pour que cela donne la destination de la bicyclette. Dans une « grande coalition » comme dans « l’union nationale » ce n’est pas seulement un compromis dont il est question, ni même de compromission. Il faut tout simplement renoncer à être soi-même au profit d’un programme commun conclu entre la chèvre et le chou. Mais celui-ci est nécessairement bâti sur le moins-disant pour que chacun puisse supporter. « Mais, me dira-t-on, cela s’est vu dans le passé et en particulier pendant la première guerre mondiale ». Précisément, encore une fois, nous ne sommes pas « en guerre », ni envahis par notre voisin comme ce fut le cas dans le passé récent à trois reprises. Il s’agit de combattre une épidémie. Cela veut dire que l’on combat les causes qui l’ont produite, que l’on prend les dispositions pour empêcher qu’elles se renouvellent. Les méthodes que l’on emploie expriment une manière de voir la vie en société pour ce qui concerne la production et l’échange autant que pour les libertés publiques et les conditions générales de la vie commune.
Par conséquent nous ne croyons pas du tout que ce type de grande coalition soit concrètement praticable. De plus, nous ne croyons pas qu’il soit nécessaire. Pour bien le comprendre, il ne faut pas confondre « l’union nationale » ou pire « l’union sacrée » et « l’unité d’action ». L’unité d’action est nécessaire pour combattre une épidémie. Elle est possible, puisqu’il s’agit de discuter de la valeur opérationnelle des décisions qui concernent le sujet et lui seul. Elle est praticable par le débat, la proposition et la vérification de la mise en œuvre. Cela n’a rien à voir avec un programme commun de gouvernement qui prendrait nécessairement en charge tous les aspects de la vie de la société.
Les parlementaires insoumis ont dit – depuis le premier jour – que pour combattre l’épidémie ils étaient disponibles pour l’unité d’action. Et cela même après que l’on ait dû constater que jusqu’à présent aucune de leurs propositions n’a été retenue. Ainsi à propos des nationalisations des entreprises comme Luxfer et Famar qui devraient l’être parce que sinon elles resteront fermées alors qu’elles ont la capacité d’effectuer des productions essentielles. De même pour les réquisitions dans le secteur des productions textiles pour fabriquer les dizaines de millions de masques dont nous avons besoin. Et ainsi de suite. Ces propositions ont un contenu compatible avec notre vision de l’économie dans le futur et il est vrai aussi qu’elles procèdent de principes qui vont à l’inverse de ceux des libéraux. Mais ce n’est pas la question. La question posée est de savoir si elles sont utiles ou pas. Cette question et la réponse ne sont pas idéologiques. En tout cas ce n’est pas de cette manière que nous proposons de la traiter. Il n’empêche qu’il y a unité d’action quand, par exemple, l’opposition que nous sommes aide par ses conseils et son action à faire respecter le confinement. Et cela alors même que le confinement n’est organisé qu’en raison des mauvaises décisions prises depuis le début par le gouvernement qui n’avait ni prévu ni voulu comprendre l’ampleur de la crise sanitaire.
Si j’ai décidé d’argumenter sur la « grande coalition » et sa malfaisance, c’est parce qu’un deuxième fait politique allant dans ce sens pourrait survenir. Il s’agit du prochain discours du président de la République. Il pourrait, lit-on, remettre à l’ordre du jour cette proposition. On nous annonce en effet un discours « fondateur ». Rien de moins. Il n’est pas très difficile de deviner son contenu.
Dans un premier temps nous aurons des annonces concernant le rallongement de la durée du confinement et sans doute l’annulation des élections municipales prévues en juin prochain. Puis ce sera l’annonce bienfaisante de l’usage qui va être fait des 100 milliards que le gouvernement vient de décider de mettre sur la table pour empêcher l’économie de s’effondrer. Bien sûr tout cela sera bien emballé de neuf. On entendra une dissertation où seront repris les mots d’ordre et les concepts que notre famille politique (au sens large du terme) utilise et défend depuis deux décennies. On connaît cet exercice. Sarkozy nous l’a déjà fait en 2008 pour sortir de l’affreuse crise financière qui avait éclaté. C’était un discours anticapitaliste, fustigeant le « règne irresponsable de l’argent roi ». De tout cela il n’est rien resté de concret. Cette ruse a tout de même permis de se donner un délai pour permettre au capitalisme de reprendre son cours. Macron fera mieux. C’est-à-dire qu’il fera pire en matière d’usurpation. Mais il n’arrivera pas au même résultat. Car la violence de la récession qui s’annonce non seulement en Europe mais surtout aux États-Unis va déployer des effets dont je vois bien qu’on ne mesure pas encore l’ampleur. Pas davantage d’ailleurs que ceux de la catastrophe sociale qu’elle va engendrer. Et bien sûr des effets politiques prévisibles. Et c’est sur ce point que porte l’inconnu du discours qui vient.
Le régime macronien doit impérativement élargir son assise politique. Il avait déjà perdu bien du monde entre la crise des gilets jaunes puis celle de la réforme des retraites, non seulement dans les secteurs populaires mais aussi des pans considérables des classes moyennes. La gestion calamiteuse de la réplique contre l’épidémie a propagé une indignation outrée dans les classes moyennes supérieures avide d’efficacité du management. L’idée de former une grande coalition, rebaptisée gouvernement d’union nationale, pour affronter l’épidémie pourrait donc bien surgir comme le moyen pour les macronistes de joindre l’utile à l’agréable. Mais s’il est impossible de faire taire les critiques politiques en associant à la décision ceux qui les font, il est alors possible au contraire que le régime décide de durcir ses pratiques. Notamment en réduisant encore le champ des libertés, en augmentant les contrôles et les méthodes de répression policière et judiciaire qu’il a déjà portée à des extrêmes significatifs depuis plus d’un an et demi.
Je viens de dire ce que je pense de la mystification et de l’inefficacité de ces « grandes coalitions » d’union nationale. Mais à cet instant mon centre d’intérêt est plus large. Je comprends que la société cherche à se rassembler. Et je sais qu’elle le fera sur ce qui lui semblera être : concrètement efficace et juste. L’union nationale est une façon d’enfermer cette aspiration dans une combinaison politicienne qui amnistie les libéraux de leurs responsabilités passées et de leur incapacité présente. Pour autant la volonté de ce rassemblement existe. Et j’observe que pour la première fois depuis bien longtemps une nouvelle hégémonie idéologique se dessine.
Oui, on peut observer une évolution extrêmement importante des concepts et principes qui deviennent hégémoniques dans le discours politique. Quand Aurore Laluque, députée européenne du PS, dit que pour atteindre les objectifs écologiques de la période il y a un outil : « le plan », c’est bon ! Quand le secrétaire général des « républicains » dit qu’on « a assez décrié l’État et les services publics », quand il dit que « le plan est une nécessité », c’est bon ! Quand Yannick Jadot prend à son compte l’idée de la relocalisation du protectionnisme pour les productions essentielles à la vie du peuple, c’est bon. Tout cela ne fait naturellement pas un programme commun. Mais c’est un nouveau fond de scène, une nouvelle compétition qui s’offre à la société. Et quand de tous côtés chacun en appelle à une réflexion sur « le monde d’après », c’est dans ce cadre intellectuel que tous semblent se situer.
C’est alors que nous avons une contribution – décisive je crois – à proposer.
Nous mettons sur la table une base concrète à la discussion. C’est le programme « L’Avenir en commun ». Il a rassemblé 7 millions de suffrages en 2017. Il est organisé entièrement et uniquement autour des concepts montants de la période actuelle. Que ceux en doutent se réfèrent au texte lui-même. Je place ici un lien pour pouvoir l’atteindre. Nous avons décidé de le remettre en circulation dans l’ensemble des médias du mouvement « la France insoumise ». Je ne dis pas que ce soit à prendre ou à laisser. Je ne doute pas que les récentes contributions des intellectuels qui ont décidé d’entrer dans ce débat nous éclairent et exigent de nous des propositions supplémentaires et sans doute de réorganiser celles que nous portons déjà. Mais j’insiste : « L’Avenir en commun » n’a pas été écrit pour occuper un moment médiatique, ni pour sacrifier à un simple rite électoral. Il a été construit par des mois de préparation dans le dialogue sur notre plate-forme. Et surtout par de très nombreuses auditions de toutes sortes avec des représentants de tous ordres associatifs et syndicaux. Il avait été très positivement noté par toutes sortes d’O.N.G. Il est vrai que nous avions emprunté beaucoup à leur propre programme.
« L’Avenir en commun » est notre référence et un programme concret pour « le monde d’après ». Il se conçoit de la première à la dernière page comme une alternative au capitalisme financier, au productivisme, à l’ordre géopolitique actuel, à la hiérarchie des normes et des valeurs du monde néolibéral. Avec ses 40 livrets additifs organisés thème par thème, il exprime une vision globale du monde concrétisée en mesures gouvernementales susceptibles d’être mis en œuvre immédiatement.
Dans la période qui vient, nous restons disponibles pour l’unité d’action qui est indispensable pour combattre l’épidémie. Pas pour un gouvernement d’union nationale. Mais nous voulons être davantage encore à la hauteur du moment en proposant une alternative gouvernementale cohérente, globale et concrète. En ce sens aussi, à nos yeux, le « monde d’après » commence maintenant. Et d’ailleurs c’est bien ce que font les néolibéraux en instaurant une « société du contrôle » qui semble ne plus devoir connaître aucune limite dans le domaine des restrictions des libertés individuelles. C’est pourquoi, à l’inverse, toutes nos propositions et notre pratique doivent faire vivre les principes du collectif, de l’entraide, de la vision humaniste de la société à laquelle nous aspirons. Nous ne devons pas renoncer à incarner cette alternative fusse dans l’inconfort d’être les moutons noirs de la période.
J’ai dit en interrogeant le Premier ministre, à la commission d’information, qu’à notre avis l’expérience de l’Histoire et l’observation du présent nous enseignaient que les pires difficultés sont encore devant nous. C’est vrai sur le plan sanitaire comme sur le plan économique social et politique : je viens de le dire. Mais le changement climatique en cours surchargera toutes ces questions d’une exigence supplémentaire de cohésion et de discipline de la société pour affronter les épreuves qui vont s’ajouter les unes aux autres. Je ne crois pas que nous ayons devant nous, les délais de débats à notre convenance. C’est pourquoi « L’Avenir en commun » est un atout dans le contexte : nous savons où aller et comment. Ce n’est pas rien. Ce programme n’est pas la propriété de notre Mouvement. Il appartient aux 7 millions de personnes qui voulaient le voir mettre en œuvre dès 2017. Et je sais qu’elles sont prêtes à tendre la main à tous ceux qui voudraient faire cause commune avec.