Je me trouve à La Réunion où j’ai voulu célébrer l’abolition de l’esclavage ce 20 décembre. Alors je veux réagir aux propos du Président de la République à ce sujet dans son entretien fleuve avec le journal « L’Express ». Pour le reste des questions qu’il aborde, j’y vois une ration de cette « mélasse » de bavardages confus qu’il dénonce « en même temps » qu’il les pratique. Je veux donc me limiter à dire un mot de désaccord à propos de sa lecture de l’Histoire de France. De quelle Histoire parle-t-il ?
La botanique comme la poésie parlent de fleurs. Pourtant, la vérité de leur récit fonctionne dans des registres distincts et l’un annulerait l’autre s’il s’en mêlait. Ainsi le Président confond-il la photo d’un territoire, nécessairement exhaustive, et la carte, nécessairement sélective. L’Histoire est une photo quand elle se présente comme science de ce qui a eu lieu. Elle est à jamais incomplète et pour toujours en complément d’écriture. Alors elle nomme, explique, éclaire chaque pli et repli sans trier à l’odeur. Mais l’Histoire est aussi un récit qui sélectionne et juge quand il s’agit de se donner des références collectives.
Confondre les deux plans ne peut que tromper et cela n’est jamais innocent. Ainsi quand le Président parle de ce que « la France a infligé aux aïeux des populations d’outre-mer quand ils ont été esclavagisés ». Se rend-il compte du récit qu’il superpose à l’histoire des faits ? Ah bon ? Les esclavagistes c’était « la France » ? Les maîtres blancs, descendant des éloignés de droit commun dont le royaume ne voulait plus, étaient « la France » ? Cela parce que le roi leur avait donné le droit des posséder d’autres personnes comme des objets ? Et les esclaves, grands chefs dans leur pays, nobles et poètes, gens de tous métiers, arrachés de force et vendus, seraient les allogènes de notre Histoire ? Voyons cela de plus près.
Trois siècles d’esclavagisme ont pris fin un jour et personne n’éprouve à ce sujet autre chose que du dégoût pour les maîtres, et de la compassion pour leurs victimes.
Qui récuserait la liberté acquise à l’abolition de l’esclavage ? Mais comment cette liberté a–t-elle été acquise ? Non par la bienveillance des maîtres, ni celle du système dominant, qui au contraire s’accrochèrent contre vents et marées pour maintenir la servitude et la prolonger par tous les moyens. Elle le fut par la lutte des esclaves pour leur liberté. Celle-ci a rendu impossible le maintien de la servitude. Alors ? Le Président se rallie à juste titre à l’idée d’une Nation française comme « nation idée », décrite par la devise « liberté égalité fraternité ». Où est alors la France dans cette histoire d’esclavage ? Évidemment du côté des révoltés, des marrons dans leurs camps retranchés, des insoumis à la servitude, hommes et femmes martyrisés mais se tenant droits, debout grâce à la révolte.
Si la France est d’abord une idée politique, ce que je crois, ce n’est donc pas l’histoire du code noir qu’il faut enseigner. Et sûrement pas pour en relativiser la portée en « contextualisant » son abjecte cruauté. C’est l’histoire du marronnage, révolte des esclaves fuyant et combattant les maîtres. Celle des « negros franceses » dans les Caraïbes comme les nommait les Bourbons d’Espagne. Ceux-là, à peine libérés, se lancèrent dans la libération des autres. Ils envahirent jusqu’au Venezuela de l’époque pour y imposer ce que leurs ennemis nommaient la « loi des Français » : abolition de l’esclavage et République.
Alors, « Prenons Colbert » comme le lance Macron. Si du point de vue de l’Histoire, Colbert est un ministre remarqué c’est au service du roi qui saigna la France dans des guerres interminables et pour la construction de son château à Versailles. Au plan personnel, c’est un Tartuffe. Car où, dans l’Évangile chrétien dont il se réclamait, son « code noir » se justifie-t-il si peu que ce soit ? Il savait donc ce qu’il faisait. Dans la légende chrétienne, le mage Balthazar est noir. Il est libre. On le voyait dans les imageries de la crèche. C’est elle qu’allégua en 1760 un jeune officier de cavalerie à Champagney dans la Haute-Saône, pour convaincre les gens du lieu de signer une lettre au roi, pour demander la liberté des esclaves. Ils les nommèrent leurs « semblables ». Colbert était coupable autant alors que maintenant. Dans la controverse de Valladolid, sous l’impulsion de Las Casas, les espagnols avaient prouvé qu’on pouvait conclure contre l’esclavage concernant au moins les amérindiens ! Colbert servait un ordre social et politique au mépris de ses propres valeurs.
Seule la conjugaison des principes et de l’action fait sens dans l’Histoire. C’est celle de Maximilien Robespierre déclarant dans le débat de 1791 : « périssent les colonies plutôt qu’un principe ». Périsse l’ordre économique plutôt que les êtres qu’il met en servitude et l’idée que nous avons de la France. Car déjà à l’époque, certains « contextualisaient » le recours à l’esclavage en invoquant l’ordre économique mondial et l’usage des autres nations qui ne reconnaissaient aucun citoyen dans les « personnes non libres ». Robespierre concluait « sitôt que vous aurez accepté le mot esclavage dans l’un quelconque de vos textes, vous aurez ruiné en un instant toute votre Constitution et la liberté de la France acquise par la Révolution ».
De fait, Macron à sa façon semble l’apercevoir quand il reprend à son compte qu’il est des manières de penser et d’agir qui rendent la France impossible. « Être français, écrit-il, c’est une citoyenneté définie par des valeurs “liberté, égalité, fraternité, laïcité” qui reconnaissent l’individu rationnel libre comme étant au-dessus de tout. […] Quand certains attaquent notre socle, le remettent en cause, nient nos valeurs, l’égalité entre les femmes et les hommes, la laïcité, ils rendent impossible le fait d’être français. Car ils viennent contester ce qu’il y a de plus fondamental ». Reste à dire que notre socle ne se résume pas à cela. La République n’est pas un régime neutre sur le plan social puisqu’il ne l’est pas au plan philosophique. S’il faut donc ajouter quelque chose aux trois mots de la devise que ce soit la Sécurité sociale puisqu’elle les rend concrets.
Le récit de l’Histoire de France bifurque avec la Révolution de 89. C’est la République qui fonde la Nation en France. Les continuités qui se notent s’effacent derrière la rupture qui donne son sens nouveau à la Nation succédant au Royaume. Au demeurant c’est toujours sous un régime républicain que l’esclavage a été aboli. L’empereur et les rois l’ont au contraire codifié, ou rétabli, ou prolongé, à chaque occasion.
Si le récit français suit le fil rouge vers l’horizon émancipateur commencé avec la Révolution de 1789, alors non seulement la France est celle des esclaves qui se libèrent et non de leurs maîtres, mais elle est aussi du côté des victimes juives insurgées dans la MOI (Main-d’œuvre immigrée) contre le pétainisme. Et oui, parce qu’il a collaboré et organisé la relégation et l’assassinat de dizaines de milliers de juifs, Philippe Pétain est traître à la patrie de toutes les façons possibles. Oui, il est du côté du mal absolu et il ne saurait être réhabilité si peu que ce soit.
Je récuse donc tout à la fois la question de « L’Express » et la réponse d’Emmanuel Macron. Je les rappelle. « Pourquoi, selon vous, même notre Histoire ne semble-t-elle plus avoir le droit d’être ambivalente, d’avoir des zones grises ? », demande l’hebdomadaire, en sollicitant une réponse relativiste. « Parce que, répond le Président, nous sommes entrés dans une société de l’émotion permanente et donc de l’abolition de toute acceptation de la complexité. Nous sommes devenus une société victimaire et émotionnelle. La victime a raison sur tout. » Oui, monsieur le Président, ne vous en déplaise, l’esclave a raison contre le maître et l’antifasciste contre les collaborateurs de l’occupant assassin. Oui, nous sommes nombreux à vouloir être ce que vous condamnez. Car oui, à nos yeux, au contraire de vous, «celui qui a tenu un discours antisémite ou a collaboré tombe forcément dans le camp du mal radical». Non, nous ne voulons pas être dans vos files quand vous écrivez : « Je ne peux pas nier qu’il fut le héros de 1917 et un grand militaire. On doit pouvoir le dire. À cause de la société de l’indignation, qui est bien souvent de posture, on ne regarde plus les plis de l’Histoire et on simplifie tout. » Nous regardons les plis de l’Histoire, et nous vous y trouvons en mauvaise compagnie.
Appliquez-vous à vous-même votre exigence de cohérence historique : « C’est crucial, soulignez-vous à juste titre. Le relativisme délitant tout, il nourrit la défiance et affaiblit, à la fin, la démocratie. Chacun doit donc prendre ses responsabilités pour changer cela. » Prenez les vôtres. Et alors vous saurez reconnaître sous les traits du « travailleur détaché » d’aujourd’hui, le visage douloureux des « engagés » que l’on avait recrutés à très vil prix pour remplacer les esclaves libérés et indociles. Alors vous apprendrez à ne plus jamais dire que la France a infligé à qui que ce soit l’esclavage. Car chaque fois que le peuple a eu la parole sur ce sujet, il s’est prononcé pour les esclaves, à Champagney comme dans la bouche de Robespierre. Et vous saurez reconnaître sous les traits de la première mondialisation productiviste que fut l’économie du sucre au 18ème siècle, le visage de la mondialisation financière de notre temps. Sous les discours lénifiants du « réalisme » et de la « contextualisation », vous reconnaîtrez l’invitation à baiser la main qui nous frappe. Vous renoncerez à justifier les discours de capitulation qui égarent notre Histoire hors du récit qui fonde la France. Les capitulations que demandaient les députés des colons au 18ème siècle par réalisme économique. Celle de Philippe Pétain par prétendu réalisme militaire. Sans oublier, à présent, celles que proposent vos bons amis de la droite allemande qui sous couleur de fraternité européenne nous infligent à longueur d’années le fouet de la prétendue concurrence libre et non faussée.
Alors vous saurez comme nous ceci : le futur français n’est pas la « reconnaissance » par une improbable population « d’origine » blanche et chrétienne de la myriade des origines qui tissent notre peuple. Il ne s’agit pas « d’être français » mais de faire la France de tous bois. La vie ne demande pas la permission d’aller où la pousse l’énergie des vivants. Notre futur est la créolisation, c’est-à-dire la création en commun de l’avenir. Ainsi, les si diverses populations moulues par l’esclavage se firent peuple français à La Réunion par la lutte commune pour leur liberté commune et pour l’égalité des droits. Ils le firent en fabriquant une langue commune, le créole, qui rompit la chaîne du silence mutuel, par des musiques et des danses comme le maloya et le merengue. Des maîtres il ne reste rien que leurs héritiers en domination et le dégoût qu’ils inspirent. Des esclaves nous vient notre liberté, et tous les mots pour nommer la vie qui est passée dans nos veines.