Au fil des heures, mon intention était de répondre à des besoins particuliers que l’expérience de situations similaires m’a fait connaître. Les chocs de la nature des massacres de la nuit du 13 novembre sont amples et profonds. C’est bien le but des meurtriers. Leur façon d’assassiner est faite pour cela. Ils ne visent ni une institution, ni un bâtiment, mais la société elle-même à l’endroit où elle se construit et s’organise selon des règles de vie communes : en nous-mêmes. Car, par empathie, dans les premiers instants, nous sommes frappés bien davantage que dans le cas de n’importe quelle autre situation qui mettrait en cause une institution ou ses personnels. Nous sommes tous couchés à terre dans le Bataclan, assis à la terrasse du café où la mitraille passe, puis, ensuite, parents, frères, sœurs, cousins, amis personnels, de ceux qui ne reviendront pas, dont les sourires ne se verront plus qu’en photos pour toujours.
De la sorte, ce qui s’est passé n’est pas un évènement extérieur à nous, cela n’est pas seulement arrivé « aux autres » mais à nous-mêmes aussi d’une certaine façon. Ce choc diffuse en chacun de nous des réactions qui se modifient d’heures en heures, de jour en jour, et nous font faire un parcours toujours unique où maintes douleurs enfouies sont réveillées, et bien des connexions intimes mises à vif et reconfigurées. L’instinct nous pousse à attribuer une cause à la douleur que nous ressentons. Nous voulons alors la nommer, lui donner un visage. L’ennemi, qui est-ce ? Que peut-on vouloir contre lui ?
C’est le moment de ne pas se tromper. Ce processus est un enjeu. Pour les amis du choc des civilisations le moment est trop beau. La figure de l’arabe musulman est immédiatement proposée à la vindicte publique. Et cette proposition se fait de bien des manières parmi lesquelles bien des insidieuses. Au bout du compte, il s’agit toujours de construire un lien qui part de l’arabe pour finir dans le terroriste comme s’ils allaient plus ou moins de soi. Il n’en est rien. D’aucune façon. C’est bien pourquoi sont si dangereux ces groupuscules prétendument identitaires qui lynchent des passants, attaquent des mosquées, et font des scènes d’hystérie collective contre les populations marginalisées. Pour ne rien dire des politiciens à deux balles qui proposent des solutions qui n’en sont pas et ne se distinguent que par leurs exagérations. Ceux-là comptent sur les frustrations que provoque le refus de leurs délires.
J’en reviens aux personnes que nous sommes. Nos réactions au lendemain des faits portent un double contenu : on ressent très fort et on réfléchit de façon tourbillonnante aussi. Affect et raison, le vieux couple est en scène. L’aide que je pense utile d’apporter par la parole veut se placer dans les deux registres. D’abord accompagner la sidération et l’angoisse tétanisante qui naît dans l’instant et s’infiltre partout ensuite des jours durant. Je ne suis pas spécialiste de cet état. Je connais juste l’importance de se tenir présent et proche et de tenir la main pendant que chacun fabrique ses anticorps et panse des plaies dont le voisin n’a pas idée. Et je sais que cela doit être fait, non seulement à titre privé, mais sur la scène publique quand on a l’honneur de s’y exprimer.
Après quoi il faut aussi venir à la discussion rationnelle. Donc aussi à la politique. Parler de politique participe aussi des soins car cela va mettre l’évènement à sa place dans le grand tout des faits qui font une vie. Là encore la parole est une action. Expliquer aide. Nommer l’ennemi et montrer ses buts pour proposer des façons de les déjouer et de les mettre en échec, c’est aussi replacer le monde dans la réalité concrète. C’est l’arracher aux brumes poisseuses des fantasmes et des cauchemars. C’est proposer une grille de lecture pour comprendre et affronter la suite des évènements qui vont se produire. Apprendre sur soi et sur le monde libère. Mais bien-sûr, au-delà de l’expérience individuelle, il y a le devoir d’agir en société. Mieux vaut affronter de face une réalité dangereuse. Point par point il faut déjouer la stratégie de l’ennemi. Il faut la traquer partout où elle agit. En soi et dans le monde. Nous avons besoin d’une approche rationnelle de la situation. Ici il s’agit de penser un combat : comment ôter à l’adversaire ses points d’appuis et de quels moyens nous doter pour marquer nos points contre lui ? Il faut pour cela se doter d’une vision ample et aussi globale que possible des paramètres de la situation.