J’ai pu constater au fil de ma vie militante que certains évènements marquent davantage que d’autres dans l’activité internationaliste. Il y a, bien sur, les analyses, les conférences, les prises de position et les rencontres officielles. Elles ont chacune leur dignité et leur rôle dans le combat. Mais il y a aussi des moments plus simples, unis à des gens simples, pour des causes simples et tragiquement douloureuses. Ici il s’agissait de participer à un acte politique de mobilisation de quartier pour obtenir justice dans les meurtres des personnes assassinées par des policiers et des voyous de la jeunesse fasciste parfumée. Les cris de cette femme hurlant dans les larmes qu’on lui a tué son fils et qu’elle réclame justice ne sont pas prêts de quitter ma mémoire. Ils entrent dans ce panthéon des souvenirs où sont d’autres moments de cette sorte auquel j’ai été lié. Mais pour faire comprendre le cas il faut faire un petit retour en arrière dans l’histoire bolivienne récente.
En Bolivie, après les élections générales d’octobre 2019, l’opposition d’extrême droite, mécontente des résultats et appuyée par les États-Unis et l’Union européenne ont fomenté un coup d’État. Des bandes armées ont convergé vers la capitale pour créer une ambiance de pseudo-insurrection populaire. Bien vite, la police s’est jointe aux factieux. La violence a alors atteint des sommets inconnus ici depuis plus de vingt ans dans ce pays autrefois si tourmenté. Les factieux ont mis le feu à des permanences électorales, attaqué les domiciles privés des figures du mouvement du président Evo Morales, multiplié les pogroms d’indiens et les humiliations publiques de militants femmes et hommes des quartiers.
Dans ce contexte, dans la nuit du 10 novembre 2019, sous la pression des forces armées et de la police bolivienne, Evo Morales président réelu démissionne. Les factieux se déchaînent. Des bas-fonds de la police surgissent des névropathes qui vont faire régner la terreur dans les rues. Yeux crevés, membres arrachés, tirs à balles réelles, arrestations et gardes-à-vue sans mandat accompagnées de tortures, racket et enlèvements contre rançon se sont abattus de tous côtés pour terroriser la population. La ville de La Paz a été l’épicentre de cet assaut. Depuis Cochabamba et Santa Cruz, la jeunesse dorée portant des armes artisanales, des casques, des boucliers est arrivée dans ses belles voitures pour casser du rouge et de l’indien. Sur place ils organisaient aussi des blocages de rues, coupant la circulation de tous.
Lundi 11 et mardi 12 novembre 2019 ont lieu les premières confrontations avec les citoyens de ces quartiers pauvres qui doivent sortir pour travailler, notamment ceux du bâtiments, les maçons, mais aussi les vendeurs de nourriture dans la rue, les employés précaires des petits commerces. Aussitôt les affrontements se répandent entre travailleurs et nervis fachistes. Ceux-là reçoivent aussitôt le renfort des policiers pour tabasser ou tuer les gens.
J’étais ce jour-là à l’un des endroits où ont eu lieux ces blocages, et attaques en bandes : en zone sud de La Paz. C’est un secteur où cohabitent des familles de la classe moyenne et des familles de l’extrême pauvreté. En tirant dans le tas, la police et les bandes armées ont tué dans tous les milieux. Devant le désastre, les criminels ont crânement affirmé que les morts venaient de règlement de compte entre habitants du quartier. Dans le secteur où nous sommes allés, trois personnes ont été assassinées : Percy Romer Conde Noguera, 32 ans, Beltrán Paulino Condori Aruni, 23 ans, et Juan Martín Pérez Taco, 18 ans. Tous sont morts de multiples blessures par balle. Et dans le quartier, des dizaines de personne ont été blessées et arrêtées. D’autres séquestrées, torturées et rackettées. Josué Pillco, un jeune homme, a reçu 8 balles en caoutchouc dans le corps. Il a subi sa dernière opération il y a une semaine seulement. Il vit seul avec un enfant, s’occupait d’un garage automobile pour vivre. Il ne peut pas reprendre le travail. Oscar Pacheco Quispe, blessé par balle, a perdu la mobilité de son pied droit. Il était maçon. Il ne peut pas reprendre son travail. Aurelio Maraza, a été arrêté, torturé et emprisonné pendant un an, sur la seule accusation sans preuve d’avoir mis le feu à des bus de la municipalité. C’est à chaque fois les mêmes terribles histoires de peur, de chute dans la misère la plus totale.
La peur de la répression pendant l’année du gouvernement du coup d’État en a fait taire plus d’un, par peur d’être arrêtés. Depuis le rétablissement de la démocratie, chaque jour de nouvelles victimes se révèlent et racontent des histoires glaçantes sur les violences policières. Les problèmes avec le système judiciaire ne sont pas simples. Pendant toute l’année de la dictature putchiste les enquêtes n’ont pas pu être menées. Et depuis ce n’est pas plus simple car les auteurs présumés sont des membres de la police. Et par conséquent la police doit enquêter sur la police elle-même. On connait ça en France et on sait quelle grossière impunité cela rend possible.
L’association qui nous a invité ce jour-là construit, comme elle peut, une pression sociale, politique et médiatique pour obtenir enquêtes et justice. Elle a donc entre-autre fait réaliser une fresque murale intitulée « Vérité, justice, réparation et non-répétition ». Cette œuvre relate sur 40 mètres les événements de haute violence factieuse des policiers, les ingérences politiques externes, les discours de haine et de racisme qui ont été exprimés pendant les conflits. L’association veut lutter contre l’oubli, contre les structures bureaucratiques de la justice, contre l’impunité politique et les récits mensongers pour dissimuler les actes commis. Son message de lutte est « Vérité, Justice, Réparation et Non-Répétition ».
Ma participation a la mobilisation a été proposée par les animateurs du Mouvement d’Evo Morales pour aider à mettre en lumière la continuité du combat pour la justice. Ce qui est en jeu c’est tout simplement l’existence d’un État de droit dans la durée. Cela suppose que justice soit rendue. C’était le sens du discours que l’on m’avait demandé de faire sur place. Comme une contribution venue de loin pour soutenir une construction patiente.
Discours prononcé à La Paz (Bolivie) le lundi 19 avril 2021 :
« Mesdames et messieurs,
D’abord et avant tout, je vous demande de m’excuser si je ne parle pas parfaitement espagnol. Mais il est très important pour moi de vous parler directement pour vous dire ce que je ressens. Et d’abord pour vous remercier toutes et tous de votre invitation. Et afin de vous saluer toutes et tous, je commence par vous saluer vous, madame la présidente de l’association des victimes, les autorités représentées, et vous mes collègues députés.
Nous nous trouvons aujourd’hui dans un lieu de douleur : le lieu du crime. Je veux présenter mes condoléances les plus affligées à ceux qui ont perdu des frères, des sœurs, des enfants tant aimés. À vous, les familles, les proches, et plus que tout à vous, les peuples de Bolivie qui ont souffert de nouveau ces violences, je veux dire combien je vous admire pour votre patience infinie au milieu de tant de cruautés.
Ayez la certitude que quand je parle, c’est le peuple français qui parle. Et il dit sa solidarité, son amour, pour les humbles, ceux qui luttent et meurent, parfois, uniquement pour leur dignité d’êtres humains, de citoyens. Ce qui nous importe tant à tous.
Ayez la certitude que je parle aussi, au nom de mon groupe parlementaire à l’Assemblée nationale française.
Toujours mon peuple, toujours mes camarades, toujours mes amis ici, en Bolivie aussi, avons été ensemble dans toutes les luttes pour la dignité et la souveraineté des peuples. Et maintenant, à ce moment précis, en vous écoutant, comprenant votre souffrance, vos douleurs, je me sens Bolivien.
Et je veux dire, comme témoin venu de l’extérieur, la leçon que nous connaissons dans ce type de cas : le silence à propos du crime n’efface aucune blessure. Nous ne gagnons rien, en tant que société, comme communauté humaine, au silence et à l’impunité. Parce que sinon, dans les veines du peuple et du pays continuent à courir les venins de l’impunité. C’est-à-dire la rancœur, la haine que nous avons dans notre cœur quand on voit l’injustice de l’impunité. Et aussi quand on sait que les persécuteurs qui ne sont pas punis continuent leur chemin avec arrogance, continuent leur sale besogne. Cela ne peut contribuer d’aucune manière de se taire pour pardonner. Cela ne nous aide pas tant que le mal n’a pas été reconnu publiquement, tant que la Justice n’accomplit pas la mission que lui a confiée la société.
Mais en même temps, aucune sanction n’a d’effet utile si elle ne vient pas d’une justice pleine et entière. Une justice honnête, impartiale, qui ne soit pas une justice de classe.
La nature, dont nous apprenons tant, vit de l’équilibre qui la maintient. Mais les sociétés humaines, pour atteindre leur équilibre, ont besoin de la loi et de la justice. Pour garder ce cadre que nous choisissons, nous avons besoin d’un engagement total de chacun d’entre nous. De cela vient la légitimité de l’État de droit, qui ne peut jamais se confondre avec la loi du plus fort. La justice ne doit pas distinguer entre le pauvre et le riche, entre celui qui est habitué à donner des ordres et celui qui doit supporter d’avoir toujours à obéir. La justice, c’est l’ordre humain idéal. Et de ce but, nous sommes tous totalement responsables.
Je vous remercie, vous, les familles des victimes, d’être ici présentes et de témoigner avec courage. Je m’adresse à vous avec l’expérience d’un homme qui a de l’âge et un témoin engagé avec les Argentins, nos frères, qui nous ont donné un exemple essentiel. En se libérant d’une dictature cruelle et sauvage, le peuple argentin a renoncé à la vengeance, parce qu’il a choisi la justice. Une justice qui pourrait vous paraître insupportable, parce que les assassins, si sadiques et cruels, ont eu le droit de se défendre. D’avoir des avocats qu’aucune de leurs victimes n’avaient pu avoir, ni même n’avaient eu le droit de se défendre. Oui, cela paraissait insupportable. J’ai été l’un des témoins de ce jugement. Et je veux, à ce moment dans lequel tant de fois nous avons dénoncé les coupables et sommes capables de dire leurs noms, je veux, pour la gloire de sa mémoire, mentionner le procureur Strassera, qui était dans ce tribunal durant tant d’heures, écoutant la défense de ces assassins, démontrant le crime, appelant les témoins un par un, et les écoutant tous, des heures et des heures durant.
À ce moment-là, l’Argentine a surmonté le crime, elle a surmonté la mort des siens, elle a surmonté la barbarie des assassins. Les Argentins firent vivre alors, au-dessus de tout, leurs valeurs, celles auxquelles ils croyaient tous ensemble en tant que peuple. Leurs valeurs à leur plus grande force, les valeurs au nom desquelles ils avaient lutté jusqu’au sacrifice, et pour lesquelles tant d’entre eux perdirent la vie si cruellement. De cette manière, la nation argentine s’est renforcée. Elle ne s’est pas affaiblie, contrairement à ce que disaient quelques-uns qui demandaient qu’il n’y ait pas de jugement. La nation argentine s’est renforcée, ses enfants se sont éduqués et se sont davantage préparés, ses principes ont été renforcés.
Nous vous regardons, peuples de Bolivie.
De si loin que nous étions dans les moments de novembre, vous devez savoir que nous avons souffert avec vous, que nos pensées se dirigeaient vers vous, face aux souffrances qui se constataient. Maintenant, nous pleurons avec vous. Et je veux dire comme il est important que vous ayez témoigné. Comme vous, monsieur, qui avez pleuré. Comme vous, madame, j’ai pleuré en l’écoutant. Et dans ce moment, je me sens être ton frère. Et le tien également.
Nous savons que l’Histoire continue. Nous savons que les peuples de Bolivie ont déjà démontré leur grandeur, dans un passé récent. Ils ont contribué à l’Histoire de l’humanité toute entière. Quand ils ont fait adopter le droit à l’eau par les Nations unies. Quand ils ont proposé la création d’un Tribunal climatique international, proposition que j’ai faite également à mon peuple en lui disant qu’elle venait de Bolivie.
Face aux coups d’État lamentablement si fréquents, face à la violence exercée sur le peuple par ceux dont le devoir est de le servir et de lui obéir, nous connaissons votre réponse – comme tu l’as dit, camarade, comme vous l’avez dit, madame – : « Nous ne demandons pas la vengeance – si difficile que cela soit de ne pas la demander – nous ne demandons pas la vengeance ! Nous demandons la justice et que se termine l’impunité ». Alors nous savons que, de nouveau, vous allez nous apprendre quelque chose de neuf dans ce monde : désirer la justice. Et donc, nous verrons sous peu, de nouveau, la gloire des peuples de Bolivie. Nous y trouverons, nous autres les Français, une source d’inspiration. Et d’avance, je vous en remercie, j’en remercie vos familles, j’en remercie vos juges qui vont avoir à connaître ces cas. Je vous en remercie parce que le monde va apprendre des peuples de Bolivie, cette façon si lumineuse de devenir un être humain. Il n’y a pas de pardon possible sans justice. Et quand nous faisons des progrès de justice, nous faisons des progrès d’humanisation de la société. Et de nous-mêmes, chacun d’entre nous. Ainsi, la justice nous conduit sur ce chemin si lumineux d’être humain, plus humain, toujours plus humain. C’est là le projet politique qu’ont choisi la Bolivie et ses peuples.
Merci à tous. »