Si vous n’aimez pas la philosophie politique, laissez tomber ce Post. Ce n’est pas grave. Sinon, embarquez vite.
Nous sommes nombreux à savoir à quel point le moment politique est dominé par le changement climatique. Mais beaucoup s’en représentent les effets selon les anciennes façons de penser, comme à l’époque des cycles longs et réguliers de la nature et des activités humaines qui s’y attachaient. Pourtant, l’affaire ne se limite pas au passage d’un climat à un autre. Cela n’aura pas lieu comme ça. Tout change. Même le changement. Nous sommes désormais immergés dans une toute nouvelle situation, celle d’une incertitude permanente et « structurelle », c’est-à-dire tenant désormais à la nature même du déroulement des événements.
Je rassure mes lecteurs : je ne vais pas engager ici une méditation sur la nature du temps à la suite de ce que j’en ai déjà écrit du point de vue politique dans mon livre « L’ère du peuple ». J’en rappelle seulement l’idée générale : le temps est une propriété de l’univers social dans lequel il se déroule. Il y a donc des temps dominés et des temps dominants. Dans cette façon de penser, la planification écologique est une reconquête du temps long que l’on arrache à la dictature du temps court qui gouverne la société capitaliste de notre époque. J’ai parlé de « propriété collective du temps long » par la planification écologique. Je l’opposais à la propriété privée du temps telle qu’elle existe quand les rythmes courts du marché et de la société marchande « à flux tendus » s’imposent à chacun. Ces prémisses étant posées j’en viens aux défis que cette façon de voir reçoit elle-même dans l’ère de l’incertitude actuelle.
La propriété collective du temps long, sa priorité dans les rythmes sociaux, ouvre la possibilité d’harmoniser les cycles de l’activité humaine avec ceux de la Nature. C’est même le but principal sous la règle verte. D’ailleurs, l’énoncé de celle-ci le dit en creux : « ne plus prendre à la nature davantage que ce qu’elle peut reconstituer ». Dans ce cas, le cycle de la production est aligné sur la temporalité spécifique (la durée) qu’il faut à la nature pour « reconstituer ce qui lui a été prélevé. Tout cela présuppose quelque chose d’essentiel : la capacité à prévoir. Et la prédictibilité à son tour requiert une condition initiale : il faut une stabilité de la relation d’une cause à un effet.
Dans la réalité concrète, cette relation paraît souvent directe et automatique. Cependant, elle n’en reste pas moins seulement très hautement probable. Mais on ne s’en rend pas compte. Si à une cause A correspond un effet B dans 90 % des cas, la possibilité de ne pas le voir se produire est quasi nulle. Pour autant, cette relation, même dominée par un déterminisme connu et scientifiquement établi, reste seulement très probable. Mais pas totalement certaine, même si nous ne le savons pas. Cette incertitude (faible ici) est une propriété de l’univers matériel. Elle est insurpassable. Le changement climatique brise l’enchaînement fort des causes et des effets. Par exemple quand les saisons ne produisent plus les mêmes effets de pluies, de vents ou de températures. Je dis bien « par exemple ».
Ainsi se trouvent pris à revers la plupart des savoirs traditionnels fondés sur l’observation des associations de faits et les constatations de régularités. D’ailleurs, ces régularités ont été notées, retenues et transmises progressivement grâce à leur coïncidence avec des positions stellaires ou solaires. À la levée de l’étoile de Sirius correspondait la crue du Nil. À la survenue de celle-ci correspondaient toutes sortes d’évènements naturels comme des floraisons, des saisons animales. Mais aussi toutes sortes d’évènements sociaux et politiques. Par exemple l’établissement de l’impôt après la mesure des nouvelles surfaces augmentées par les alluvions. Ou encore la reprise du transport fluvial des grandes pierres de construction grâce à la montée des eaux et donc des chantiers qui les utilisaient. Dans ce cas, la prédictibilité et l’harmonie des temporalités naturelles, religieuses, politiques, économiques se réalisaient avec un très haut niveau de certitude/probabilité. Peut-être est-ce pourquoi les périodes de la civilisation égyptienne antique sont chacune de si longues durées. Comme si la stabilité des conditions essentielles en était une sorte de métronome imparable.
De même, la circulation des eaux de la mer entre les pôles et l’équateur détermine depuis des millénaires le cycle des évènements climatiques et donc agricoles et par conséquent sociaux. La fonte des glaciers aux pôles et le réchauffement aggravé aux tropiques dénouent les correspondances entre la position des astres et la survenue des évènements essentiels comme la pluie et le beau temps, la période favorable aux labours ou à la cueillette de telle ou telle baie… Cette situation m’a été enseignée par les discussions que j’ai eues avec les chercheurs scientifiques français et boliviens que j’ai rencontrés sur le lac Titicaca en avril dernier. Mais ils m’ont ramené aussi sur le sentier d’une très ancienne réflexion personnelle.
Mon premier livre, paru en 1991 (À la conquête du Chaos), traitait des phénomènes dont le déroulement n’est pas linéaire, c’est-à-dire non régulièrement progressif. Ou, dis autrement, dont les effets ne sont pas proportionnels aux causes. Ce type de phénomène est celui que l’on résume souvent par l’exemple du battement d’aile d’un papillon à Madrid qui déclenche une tornade à Tokyo. Mais je sais que cette définition est très malcommode en dépit de sa brillante simplicité. Pour ma part, je lui préfère celle du véhicule qui roule à vitesse constante sur une route droite dont le chauffeur… est piqué par une guêpe. Un seul paramètre infime intervient et tout le système connaît un changement de trajectoire. Et celui-ci provoque à son tour des dizaines d’évènements totalement imprévisibles sur son nouveau parcours. Ce genre de phénomènes, loin d’être marginaux, sont au contraire extraordinairement nombreux dans la réalité. Du point de vue d’un système en dynamique on résume d’un mot : cela produit une bifurcation. Dans cette circonstance, l’incertitude qui accompagne le lien des causes et des effets est très grande.
Dès lors on doit voir une autre conséquence à cette situation. Si les savoirs traditionnels sont pris en défaut par le changement climatique qui délie des coïncidences millénaires, ils ne sont pas les seuls savoirs mis en cause. Les savoirs scientifiques concernant les relations et fonctionnements entre les éléments d’un système global comme le climat s’appliquent à des dynamiques qui deviennent à leur tour « hautement non linéaires » et sujettes à bifurcation. Le climat est un système global « métastable » c’est-à-dire à la frontière fragile de l’équilibre. Dévié de sa trajectoire, il passe à un autre état global. Mais ce nouvel état peut-être lui-même encore plus instable dans son évolution. L’incertitude règne dans des délais et sous des formes imprévisibles. À partir de là, le temps et la conduite de la politique, mais aussi le contenu de la planification se présentent d’une tout autre manière. Ils sont placés sous le signe d’une incertitude particulière. C’est une incertitude indépassable. Cette incertitude ne dépend pas de nos outils ou raisonnements pour comprendre ce qui se passe. Elle tient au caractère même des évènements. J’ai fait une tribune parue dans le JDD sur cette incertitude tandis que je me trouvais en Bolivie. Je regrette qu’elle n’ait pas été discutée par les écologistes planificateurs (car il en existe beaucoup).
J’y reviens parce que cette prise de conscience doit engendrer un renouveau de la pensée sur la façon de gouverner. La pandémie montre comment un système global intégré comme le système économique dans lequel nous vivons peut entièrement prendre une nouvelle trajectoire en raison d’une cause minime (un virus) et fortuite (même si le maintien des causes économiques des zoonoses augmente considérablement la probabilité de sa survenue). À l’heure qu’il est, toutes les conséquences de cette bifurcation n’ont pas encore révélé leurs effets. Et nous avons la certitude que de prochains impacts de cette nature affecteront de nouveau le système monde. Pour l’instant j’en ai tiré une leçon partielle. La voici.
La planification met en œuvre des processus matériels de constructions, productions, consommations. Elle ne peut suffire, car elle-même sera frappée en cours d’exécution par les conséquences directes ou indirectes des changements climatiques imprévisibles. Il est donc urgent de réorganiser notre pensée et de comprendre que la gestion de choses ne vaut rien sans l’implication des personnes non dans un plan en particulier, mais dans son ensemble. La longue ère des technocrates et des bureaucraties nous a accoutumés à réduire la politique aux « mesures », données chiffrées, comme si l’essentiel était toujours dans ce qui peut se traiter par quantités.
Les quantités sont le royaume des technocrates. Mais leur production leur transport et leur répartition sont les plus vulnérables face à l’incertitude. C’est donc le moment de se dire que l’effort le plus fécond et le plus réaliste doit plutôt se porter sur la gestion des personnes plutôt que sur l’administration des choses. Autrement dit, une société mobilisée est la réponse efficace la plus durable face à la survenue d’évènements imprévus nombreux. Pour que cette mobilisation puisse se faire en profondeur et d’une façon informée, sachante et spontanément solidaire, il faut en réunir les conditions.
Le débat politique se concentre à mes yeux sur ces conditions à réunir. D’abord en abaissant le niveau des inégalités qui minent la confiance et le respect mutuel dans la société et surtout, donne à quelques-uns l’illusion que le « chacun pour soi » pourrait être efficace. « Chacun pour soi » suppose des objets acquis pour son propre usage : citernes, groupes électrogènes, stocks . Dans la réalité tout cela dépend de chaînes d’assemblage et d’acheminement qui sont précisément les premiers réseaux démantelés par les évènements du dérèglement climatique. En ce sens cette option est largement illusoire et tout à fait hasardeuse. Cependant il est aussi probable que ses partisans soient les éléments les plus indisciplinés et les plus portés au recours à la force contre les contraintes de l’action collective. Autrement dit, ils doivent être considérés comme une partie du problème et non de la solution.
D’autre part, il faudrait élever le niveau de qualification technique de la population dans son ensemble pour pouvoir disposer de nombreuses personnes-ressources en face des destructions et des reconstructions à organiser. Et cela dans tous les environnements sociaux. Cela signifie un redéploiement ample des structures de l’enseignement professionnel public où les métiers seraient enfin compris comme des sciences pratiques. Il me semble que l’augmentation des capacités d’auto organisation spontanée de la population est à ce prix.
Enfin il nous faudrait des instruments puissants de solidarité humaine alimentant une éducation de masse à l’entraide inconditionnelle. C’est de ce côté que je dédierai l’idée de la nouvelle conscription des jeunes : nous répartirions tout le monde dans des brigades d’intervention de sécurité écologique et civile. Mais c’est aussi de ce côté qu’il faudra solliciter la contribution de la production artistique et culturelle et celle du sport. Car elles sont un des vecteurs essentiels de la construction des êtres humains et de leurs affects solidaires. La formule de l’Harmonie à construire entre les êtres humains et avec la nature se concrétise ainsi dans le défi écologique et ses dangers. Et elle dépend d’une plus grande humanisation des humains.