pauvreté

Pauvreté, mouvement, auto organisation

La pauvreté a de l’avenir en France. On va voir bientôt de combien de basculements individuels sera responsable la conjonction entre la baisse de l’APL, l’augmentation de la CSG et des différents autres tarifs de l’existence quotidienne comme le transport, le gaz, l’électricité. Nous sommes contemporains de l’entrée dans un nouvel état de la pauvreté dans la vie du pays. Ce n’est plus une pauvreté conjoncturelle, liée à un état individuel provisoire de difficultés personnelles. C’est une pauvreté structurelle. Une pauvreté durable et transmise d’une génération sur l’autre. Elle est enkystée au cœur de la société et développe progressivement son emprise dans des secteurs de plus en plus large.

Car la descente aux enfers de la pauvreté se commence à partir de tous les échelons de la société. Même si à l’évidence c’est toujours à partir des gros bataillons des plus fragiles et des bas salaires que viennent les nouvelles cohortes de pauvres, il faut voir aussi comment dans les hautes échelles de salaires de même, un dérapage hors de l’emploi, sa conjonction avec un moment personnel difficile, peut conduire tout droit vers l’abîme. La précarisation des classes moyennes fournit donc elle aussi un ample réservoir de pauvres. Plus systématiques sont les dispositifs de précarisation, plus le filet social est percé de trous, plus l’entrée en pauvreté fonctionne comme une trappe à sens unique. À partir du moment où elle cesse d’être le phénomène marginal qu’elle a été pendant tant de décennies, la pauvreté devenue visible et incontournable modifie les relations sociales de tous ceux qui en sont rendus témoins et protagonistes d’une façon ou d’une autre.

Par exemple, l’impossibilité dans laquelle se trouve chacun de secourir les pauvres qui l’entourent finit par créer une atmosphère et une culture d’indifférence humaine et d’endurcissement face au malheur des autres. Car en pensant à la pauvreté, il ne faut jamais oublier combien elle n’est pas « seulement » une question de revenu. Les pauvres ne sont pas seulement des gens qui ne « gagnent pas assez ». La pauvreté provoque des dizaines d’autres impasses douloureuses dans l’existence quotidienne. Les pauvres sont mal logés et finissent par ne plus être logés du tout. Ils tombent plus facilement malades et ne peuvent se soigner. Et ainsi de suite. La pauvreté augmente le nombre des personnes sans domicile fixe qui errent dans les rues, celui des enfants sans toit, celui des malades contagieux et ainsi de suite. Un nombre important de gens peuvent devenir pauvres en très peu de temps. Mais pour ressortir de la pauvreté il faut du temps et même parfois beaucoup de temps. Par exemple, pour un an passé dans la rue sans domicile fixe, il faut deux ans pour retrouver les habitudes de socialisation liée à l’occupation d’un logement.

Dans ces conditions le passage d’une société sans pauvres à une « société paupérisée » est un changement général bien plus vaste que ce que laisserait croire la statistique du seul nombre des pauvres. Toute la société est contaminée par les malheurs qui s’y répandent. Mais attention : une société paupérisée n’est pas une société nécessairement pauvre. C’est une société dans laquelle le nombre des pauvres est en augmentation. Et ce phénomène peut être en concomitant avec celui de l’augmentation du nombre des riches. Ainsi la France peut-elle être à la fois record d’Europe du nombre des millionnaires et compter dorénavant 9 millions de pauvres. Ainsi la France est devenue une « société paupérisée » alors que la richesse du pays a augmenté. Elle ne pourra donc ressortir de cette situation sans faire beaucoup d’efforts de partage.

Pour l’instant, nous avons un certitude : notre pays va se paupériser davantage. Il court avec méthode et organisation. C’est le revers concret du projet mythique sur lequel est fondée la politique du nouveau gouvernement qui aggrave celle du précédent. Depuis trois présidences consécutives, au moins, est mise en œuvre une logique folle. C’est la théorie incroyable selon laquelle plus les riches sont riches, plus le « ruissellement » de la richesse du haut vers le bas se produit ! Pris à la gorge par la colère froide qui s’est exprimée à travers le désaveu massif contre Hollande puis l’abstention abyssale aux élections, le système Macron accélère à une vitesse vertigineuse dans la direction qui a pourtant échoué partout. Elle échouera encore et se traduira par une explosion de la pauvreté jamais vue. Je l’affirme parce que je l’observe dans tous les pays où ont été appliquées les recettes que Monsieur Macron est en train de généraliser.

Dans ces conditions, je crois utile de nous alerter. J’ai bien vu les difficultés que je rencontrais à installer le thème de la pauvreté dans le débat public. Je l’ai engagé avec force dans mon discours à la « Fête de l’Humanité » en septembre dernier. Puis j’y suis revenu régulièrement au fil de mes discours de campagne présidentielle. Je pense être parvenu à retenir l’écoute. Pour autant, cela ne me suffit pas. Encore une fois, la pauvreté n’est pas seulement à étudier et à comprendre sous le seul angle de l’échec des politiques libérales. Les pauvres forment un nouveau continent de pratiques, d’attentes, d’auto-organisation. Quand je rappelle qu’il y a 9 millions de pauvres dans notre pays, je veux aussi rapprocher ce chiffre du nombre d’ouvriers et d’employés qui est de 13 millions. Nous parlons donc ici d’une catégorie sociale considérable, la plus importante de celle qui est définie par les rapports sociaux de notre pays.

Je pense depuis longtemps que la famille politique dont je suis issu, la « gauche », n’a jamais bien su comprendre et traiter cet aspect global du problème de la pauvreté et des conséquences de son émergence en masse dans les sociétés développées. Je veux dire par là qu’elle n’a pas su donner de perspective au traitement politique de la pauvreté dans une démarche de mobilisation politique des pauvres eux-mêmes. Les pauvres dans notre société n’ont jamais été pensés comme une catégorie particulière porteuse de méthodes et d’objectifs spécifiques à l’intérieur du combat général de la société contre la prédation capitaliste. Ce n’est pas le même combat, dans les mêmes formes, avec les mêmes mots, que celui qui consiste à défendre des conquêtes sociales et celui qui consiste à être dans l’obligation de trouver les moyens de survivre. Cette action pour la survie ne doit pas être regardée comme un antichambre avant d’entrer dans la voie glorieuse des luttes sociales. Tout au contraire. Mettre en place les moyens de la survie c’est dessiner la contre-société vers laquelle nous voudrions nous diriger.

Cette question de la pauvreté doit revenir sur la table. Au fil des discussions de la session extraordinaire au Parlement, nous avons eu droit, en effet, de nouveau, à l’exaltation du modèle allemand vers lequel nous devrions nous diriger. Cette propagande inépuisable n’a jamais voulu tenir compte des réalités sociales et écologiques désolantes de ce fameux modèle. Le moment n’est-il pas venu d’en faire le bilan ? J’ai fait un livre sur le sujet comme on s’en souvient : Le Hareng de Bismarck. Les diagnostics que j’avais posés dans ce livre sont tous non seulement confirmés mais amplifiés. Je ne ferai pas ici le bilan détaillé des bonnes anticipations que ce livre contient. S’il traîne encore chez vous, jetez un œil sous l’angle de ce que l’actualité vous a appris depuis qu’il est paru à propos de la réalité du « modèle allemand ». Mais ce qui m’impressionne par-dessus tout à cet instant c’est la vitesse avec laquelle l’extrême pauvreté s’est répandue dans la société allemande. Le journal Marianne vient de produire un article qui décrit une situation épouvantable. « L’Allemagne, le pays où les pauvres se cachent ».

L’introduction résume le propos : « Outre-Rhin, le chômage baisse, et la pauvreté s’envole. Obnubilés par les performances économiques du pays, les gouvernants ne se soucient guère des inégalités qui se creusent de plus en plus. Et de la misère qui se cache. » Le constat est accablant. Et dans ces conditions les comparaisons avec la France ne fonctionnent plus du tout dans le même sens. Voyez plutôt : « Outre-Rhin, 22,5 % des actifs gagnent moins de 10,50 € de l’heure contre seulement 8,8 % pour la France. Masquée par les énormes surplus commerciaux des entreprises, la hausse du niveau de pauvreté commence à menacer la cohésion de la société allemande. “L’Allemagne a atteint un nouveau record depuis la réunification, avec un taux de pauvreté de 15,7 %, soit 12,9 millions de personnes”, s’inquiète Ulrich Schneider, secrétaire général de la Fédération allemande des organisations caritatives. Même le Fonds monétaire international s’alarme de la situation dans son dernier rapport annuel : “Malgré un filet de sécurité sociale bien développé et une forte progression de l’emploi, le risque de pauvreté relative [en Allemagne] demande une attention continue.” Début juillet, c’est la fondation syndicale Hans Böckler qui a montré à son tour que le nombre de travailleurs pauvres, c’est-à-dire gagnant moins de 60 % du revenu médian, est passé d’environ 2 millions de salariés en 2004 à 4 millions en 2014 (9,7 % de la population active) ! ».

Le papier de Marianne est stupéfiant ! Il confirme absolument la thèse de mon livre. Je ne le dis pas pour la seule satisfaction d’avoir produit un ouvrage qui touchait juste et visait plus loin que la pluie d’injures dont je fus accablé ne le disait. Le « modèle allemand » est appliqué à toute l’Europe. Ces composantes sont l’objectif de toutes les politiques européennes. Tous les gouvernements du vieux continent s’efforcent d’y parvenir. La politique actuelle de l’équipe Macron, toutes les décisions qui viennent d’être prises et celles qui se préparent ont pour objectif d’égaler et parfois de dépasser les prescriptions qui ont été appliquées en Allemagne. Dans les conditions particulières de la France, c’est-à-dire d’un pays où l’État et les services publics et d’une façon générale la mutualisation de nombre de dépenses essentielles dans l’existence quotidienne forme la trame intime de la société, ce qui va se généraliser c’est l’émergence d’immenses zones de « non-droit ». Non-droits sociaux, non-droits civiques, non-droits d’existence.

J’ai sous les yeux à Marseille une image concentrée de cette situation. Peut-être est-ce la seule ville de France où ce qui est laborieux ailleurs existe en centre-ville ici. Si cette image est si saisissante, c’est justement parce qu’elle juxtapose des réalités qui, dans le reste du pays, sont plus clairement compartimentées. Pour autant, la grande pauvreté, les territoires et les populations abandonnés de tous services publics et de tous moyens de vivre en commun sont désormais répandus de tous côtés et dans les secteurs les plus traditionnels de ce que l’on appelait la France profonde.

Il faut donc en tirer les conclusions stratégiques qui s’imposent. On ne doit plus contourner cette question. J’ai observé dans d’autres pays comment la mobilisation des pauvres avec leurs propres méthodes pouvait être un levier fantastique de la révolution citoyenne. Et parfois même son déclencheur avant d’être ensuite son vecteur essentiel. Tout commence par le fait que l’on soit capable, dans les états-majors, de comprendre cette réalité. Puis de l’accepter en tant que telle. En Amérique latine, ce processus a été facilité par la référence aux Évangiles qui forment la base de la culture populaire. Il y est alors plus facile de se dire « pauvre », ce qui ne se conçoit pas dans des sociétés comme les nôtres. La difficulté est alors accrue comme chaque fois que l’on ne peut se nommer soi-même. C’est pour cela qu’il est si important de prendre en charge dans le discours public une réalité qui sans cela n’est pas nommée et ne peut se nommer elle-même.

Le second aspect est la vigilance et l’attention à l’égard des formes d’action déjà existante contre les conséquences de la pauvreté, soit de la part des pauvres mêmes soit de cette partie de la population qui a compris l’enjeu et qui vient au secours des autres. Entre ces deux moments de l’action, la prise de conscience et l’observation des points d’appui dans la réalité, on peut encore introduire une méthode de travail. C’est celle qu’a mise en œuvre notre système de « caravane ». Dans ce cas nous sommes allés au-devant des gens dans les quartiers avec notre logiciel de recherche des droits sociaux. Ce contact simple permet à chacun de s’auto-définir en utilisant le logiciel. Il permet souvent de récupérer des droits et prestations que les gens concernés ne connaissaient même pas. On peut alors décrire cette initiative comme une « enquête-conscientisation ». Car ce n’est pas rien de commencer à oser dire.

Nous avions assorti la caravane d’un travail d’inscription sur les listes électorales. Ce fut un grand succès. Nous recommençons cet été. Mais l’intention des équipes qui m’entouraient, avec qui j’ai fait le point sur ce travail, est en train de s’élargir. Nous envisageons de nouvelles formes d’intervention toute aussi directe mais qui aurait le double avantage d’une part de rendre service, de l’autre de flétrir le système et la caste des importants qui méprisent la pauvreté en ignorant et en se moquant des conséquences des décisions économiques qu’ils prennent. Une bonne façon par exemple de constituer des équipes de personnel bénévole soignant qui intervienne pendant une petite période dans les secteurs des populations abandonnées. Ce travail doit être organisé avec les méthodes et la vie de silence qui sont de mise par exemple lorsqu’on intervient dans des pays du « tiers-monde ». En effet le « quart-monde » de la pauvreté dans les pays riches relève de soins particuliers. Mais donner à voir de telles interventions d’urgence sanitaire en plein milieu de la cinquième puissance du monde, voilà qui est le meilleur camouflet que l’on puisse infliger aux « importants » et au « très intelligents » qui gouvernent ce pays et prétendent le faire d’une manière rationnelle et performante. S’il le faut d’ailleurs, nous demanderons de l’aide à des pays étrangers. Pourquoi pas l’Allemagne, puisqu’elle est censée nous servir de modèle !

Si notre mouvement doit être l’expression politique du grand nombre populaire, il lui faut s’inscrire au cœur de ce phénomène de masse de la pauvreté et de la paupérisation. La réplique ne peut être exclusivement revendicative. Bien sûr elle doit l’être. Pas question de relâcher l’action pour exiger le respect des droits élémentaires de chacun : droit à la scolarisation, droit à la santé, droit à la mobilité et ainsi de suite. Le problème posé est celui de notre capacité à mettre en mouvement des masses de gens sur des objectifs communs. On ne peut y parvenir seulement avec des pétitions dans les secteurs de la société dévorés par les tâches des luttes pour la survie.

Il nous faut donc nous y construire comme une contre-société. Autrement dit : développer et organiser autant que nous le pouvons toutes les formes d’auto-organisation populaire destinée à remplacer l’État disparu, la municipalité défaillante, le service public absent et ainsi de suite. La meilleure manière de revendiquer et d’exiger ces droits serait alors d’en mettre soi-même en place les moyens. Hors de cette façon de faire, que pourrions-nous proposer ? Et pourrions-nous nous suffire d’être les porte-parole aptes à bien décrire, à bien rappeler ? Bien sûr, cela est nécessaire. Mais cela n’est pas suffisant si l’on en revient à l’idée qui est le cœur de la stratégie de la révolution citoyenne : l’implication de toute la société dans la transformation à opérer. On ne peut imaginer que plusieurs millions de personnes dans le cas d’un grand changement seraient seulement appelées à en attendre les effets pour eux-mêmes. Si l’augmentation des minima sociaux est bien inscrite dans notre programme, pour autant, ce n’est pas le projet de vie que nous proposons à ceux qui vont en bénéficier. Ce projet de vie, nous pouvons commencer à le mettre en œuvre nous-mêmes sur le terrain, dans des actions qui incarnent les valeurs que nous voulons mettre au poste de commande de l’organisation de la société.

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