Les révélations sur l’évasion fiscale ont sévèrement heurté la sensibilité du grand nombre dans notre pays. S’ajoutant à ce qui se savait déjà sur la fraude fiscale le choc est violent… Au point que le journal Le Monde, qui participe au dépouillement des informations sur ce sujet, adresse une sévère mise en garde aux profiteurs du système. « Si faute d’élémentaire justice, l’impôt n’a plus de cohérence ni de sens, c’est pourtant la légitimité des États qui au bout du compte est en jeu. L’histoire devrait leur rappeler que les peuples ne supportent pas éternellement les privilèges de caste ». Il interpelle même un de se principaux actionnaire monsieur Niel.
Si l’éditorialiste d’un journal de centre-droit juge nécessaire de signer une aussi grave admonestation à la classe possédante au point de la qualifier de caste qui se soustrait à tout devoir citoyen comme dans l’Ancien Régime, c’est que l’affaire est grave. Pourtant, à l’heure des propositions concrètes, le silence a été pesant. Mais moins que certaines remarques particulièrement inopportunes, destinée à botter en touche. Ainsi quand le secrétaire d’Etat Benjamin Griveaux a déclaré : « Sur la lutte contre la fraude fiscale, les tartuffes sont ceux qui imaginent régler le sujet sans l’Europe ». Régler un problème en comptant sur l’aide d’une de ses principales causes, c’est annoncer qu’on ne fera rien. Là est le vrai Tartufe.
Car les révélations ont bien mis en avant, comme d’autres avant elles, à quel point la fraude et l’évasion fiscale se fabriquent au cœur de l’Union européenne. Par exemple, on connait la place de l’Irlande dans les montages fiscaux d’Apple. On découvre que Malte, un autre État membre de l’Union européenne, est la destination préférée des milliardaires pour soustraire leurs yachts à l’impôt. La fuite des Luxleaks, permise par le lanceur d’alerte Antoine Deltour, a montré comment le Luxembourg volait les ressources fiscales de ses voisins européens en négociant l’impôt de gré à gré avec les multinationales. Et même un État aussi important que les Pays-Bas est une plaque tournante centrale dans les combines de la multinationale Nike pour échapper à l’impôt qu’elle doit en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient.
Non, l’évasion fiscale n’est pas qu’un à côté regrettable du fonctionnement de l’Union européenne. Elle est au cœur même de ses traités. En effet, ils promeuvent sans restriction la libre circulation des capitaux, non seulement entre les États membres de l’UE mais également avec les pays tiers. Ce sont donc bien les règles même de cette Europe qui permettent aux multinationales, aux hyper-riches de transférer leurs revenus d’États en États pour trouver la fiscalité la plus accommodante. Et d’ailleurs ils ne s’en privent pas.
L’ONG Oxfam a calculé que les 20 plus grandes banques européennes déclarent un quart de leurs bénéfices dans des paradis fiscaux lointains, comme Hong-Kong ou plus familiers comme l’Irlande et le Luxembourg. Elles réalisent même la prouesse de déclarer 600 millions d’euros de bénéfices dans des pays où elles n’ont aucun salarié. Cette situation fait dire à Oxfam que ces banques « délocalisent artificiellement leurs bénéfices pour réduire leur contribution fiscale, faciliter l’évasion fiscale de leurs clients ou contourner leurs obligations règlementaires ». La porosité volontaire à l’égard des paradis fiscaux extérieurs à l’Union se combine avec celle qui a cours à l’intérieur de ses frontières. Et cela aussi est rendu possible par les traités européens.
Pour inverser la tendance cela supposerait de faire converger vers le haut les fiscalités des différents pays. Or, les traités conditionnent toute initiative fiscale au niveau européen au fait qu’elle soit justifiée par la suppression d’obstacles à la concurrence à l’intérieur du marché unique. La lutte contre l’irresponsabilité fiscale des puissants ne fait pas partie des objectifs de l’Union. Et ce n’est pas près de changer car la règle de l’unanimité des États membres pour adopter une telle initiative s’applique. Autrement dit : pour imposer des règles communes contre les paradis fiscaux dans l’Union, il faut l’accord des paradis fiscaux, c’est-à-dire du Luxembourg, de l’Irlande, de Malte, etc.
Ceci explique pourquoi la Commission peut travailler depuis 2001 sur une directive pour faire converger l’assiette sur laquelle les États se basent pour calculer l’impôt sur les sociétés sans que jamais cela ait avancé d’un mètre. À la place, c’est la concurrence fiscale entre les États qui s’impose comme seule règle. Avec à la clef des cadeaux toujours plus grands pour les riches et, bien sûr, pour compenser le manque à gagner, des coupes dans les dépenses publiques qui servent au plus grand nombre. Du coup, chacun tente de s’aligner sur les pires pratiques. La menace des paradis fiscaux servant même opportunément de menace pour justifier de supprimer l’ISF ou baisser la fiscalité sur les revenus du capital.
Au moment où éclatait le précédent scandale, celui des « Panama Papers », la Commission européenne avait voulu montrer à tous qu’elle tentait quand même d’agir pour endiguer ces pratiques. Son approche était alors entièrement tournée vers la transparence. Autorisons les pratiques fiscales agressives, le vol entre États de recettes fiscales, mais faisons-le au moins ouvertement. Elle a donc lancé deux initiatives. 20 mois après, aucune d’entre elles n’a encore été adoptée. La première vise à obliger les entreprises à déclarer leurs activités pays par pays (chiffre d’affaire, bénéfices, ventes, etc.). Cette directive a été adoptée par le Parlement européen mais avec une énorme faille : les multinationales sont autorisées à y déroger si elles jugent que les informations concernées sont « commercialement sensibles ». Dans tous les cas, cette directive n’est toujours pas adoptée par le Conseil.
De même, la liste européenne des paradis fiscaux n’existe pas pour l’instant. Suite aux révélations des « Paradise Papers », elle est maintenant annoncée pour le 5 décembre. Mais elle ne pourra concerner aucun États membre de l’UE. Aucun d’entre eux ne pourra y figurer a déjà annoncé le commissaire Pierre Moscovici. Et on ne sait pas exactement quelles seront les conséquences pour un pays de figurer sur cette liste. En 2009, le G20 avait pris la même initiative. Elle s’était finie dans le ridicule. Les conditions pour sortir de la liste noire du G20 étaient tellement simples à remplir que quelques mois après sa publication il ne restait officiellement plus aucun paradis fiscal.
À ceux, comme Benjamin Griveaux et plus généralement la majorité LREM, qui invoquent l’Europe pour régler le problème, l’économiste Gabriel Zucman, spécialiste de la question des paradis fiscaux, répondait cette semaine dans la presse : « Il ne tient qu’à nous de faire différemment. On n’a pas besoin de l’accord du Luxembourg, on peut taxer Apple en prenant leurs profits mondiaux consolidés et en calculant la portion de ses profits réalisés en France en regardant les ventes que fait Apple en France. On peut le faire nous-mêmes à partir de l’année prochaine. ».
Il y a en effet bien des choses à faire au niveau national. Nous pourrions tout d’abord renforcer les moyens humains, ceux de la justice et de l’administration. Le parquet national financier ne compte que 15 magistrats. La direction générale des finances publique a perdu 3100 agents depuis 2010. Quant au service des douanes, il compte aujourd’hui 5000 agents de moins qu’en 2007. Avec les députés insoumis, nous avons proposé plusieurs amendements très concrets à l’Assemblée qui ont été systématiquement refusés par la majorité. Par exemple l’interdiction pour les banques françaises d’avoir des filiales dans les paradis fiscaux. Où est la difficulté ? Ou l’impôt universel qui empêche qu’on puisse fuir son pays dans le seul but d’échapper à l’impôt. Où est la difficulté ? L’interdiction pour les dirigeants d’entreprises ayant exercé dans un paradis fiscal d’avoir un mandat social dans un conseil d’administration d’entreprise. Où est la difficulté ? Enfin supprimer l’injuste verrou de Bercy qui empêche que les fraudeurs ne soit poursuivis en justice comme n’importe quel citoyen. Où est la difficulté ? Même question pour la création d’un délit d’incitation à la fraude fiscale.
Pour moi, il est temps d’alourdir le traitement pénal des fraudeurs en augmentant le délai de prescription qui s’applique à eux à 30 ans. Nous pourrions aussi inverser la charge de la preuve : si vous détenez des actifs dans un paradis fiscal, c’est à vous de prouver que vous y faites autre chose que d’échapper à l’impôt. On doit aussi prendre des mesures de rétorsion commerciales envers les paradis fiscaux. Ce n’est pas si difficile ! Lionel Jospin l’avait fait en 2002 en imposant un blocus financier à l’île de Nauru, un paradis fiscal spécialement fétide. Au total, il n’est pas vrai que la lutte contre l’évasion fiscale soit impossible ou irréaliste. Quand bien même resterait-il ensuite des trous dans le filet du contrôle, les représailles sont toujours possibles et souvent très nécessaires.