Jeudi 3 mars, je visitais une ferme bio, « le P’tit Gallo », en Ille-et-Vilaine, à 20 minutes de Rennes. J’ai préféré aller à la rencontre des paysans qui mettent en œuvre l’agriculture à laquelle je crois plutôt que de participer à cette cohue violente qu’est devenu le salon de l’agriculture à Paris. La presse locale et France 3 m’ont bien accompagné sur place. Je pardonne aux médias nationaux leur indifférence en béton armé pour tout ce qui est au-delà du périphérique car je sais bien que ce sont des entreprises et que ça coûte cher… blablabla… même avec des esclaves en CDD, stagiaires et ainsi de suite. Cependant, une équipe de France 5 m’accompagnait et je parie sur de belles images pour l’émission de Caroline Roux à laquelle je participe dimanche 13 mars.
À vrai dire, je me suis trouvé comme un poisson dans l’eau, si j’ose dire, parmi les vaches. Les connaisseurs de ma bio savent que j’ai été, il y a longtemps, le rédacteur du Jura rural, supplément hebdo du journal Les Dépêches. J’ai donc un œil sur la chose rurale depuis très longtemps. En tous cas depuis assez longtemps pour avoir vu comment se vérifiaient, ou non, bien des pronostics et bien des stratégies de développement. Le hasard a d’ailleurs fait de moi l’illustrateur (à l’époque je gagnais aussi ma vie en dessinant) d’une brochure hostile à la mise en place des quotas laitiers… Ceux-là même dont la suppression vient de plonger les producteurs de lait dans le chaos. Puis à la création du Parti de Gauche, j’ai eu le bonheur de travailler avec Laurent Levard, l’actuel secrétaire national chargé des questions agricoles, spécialiste avancé de ce domaine qui l’a pratiqué non seulement en France mais dans un pays du « sud ». Grâce à lui et de façon paradoxale, le premier programme complet dont le Parti a disposé, du temps où je le présidais avec Martine Billard, était son programme agricole. Depuis 2009 je suis donc assisté de ses conseils, avis et mises à jour. Je ne dis pas que ça me rend incollable et je sais qu’il me reste beaucoup encore à apprendre, mais du moins je sais de quoi on parle quand il est question d’agriculture.
Je livre donc ici quelques éléments sur la crise actuelle dans les élevages de vaches laitières. C’est avec le marché de la viande de porc le principal secteur en crise. Justement, ce sont les deux secteurs les mieux « déréglementés ». Le cas du lait est emblématique. Le prix du lait payé aux producteurs est en baisse continue depuis 2014. Le prix moyen était de 365 euros par tonne de lait en 2014. Il est tombé à 309 euros par tonne en 2015. Et il est actuellement à 270 euros par tonne, 25% de moins qu’il y a deux ans ! 270 euros la tonne, cela signifie moins de 30 centimes le litre de lait ! Demandez-vous où passe la différence entre ce prix payé au paysan et le prix que vous payez pour une bouteille de lait en supermarché ! N’empêche que désormais, le prix d’achat aux paysans est nettement en dessous des coûts de production de nombreux éleveurs. L’investissement massif, la maltraitance des animaux, l’acharnement au travail dans des journées interminables, tout aura été vain pour des milliers de paysans. Le désastre social est garanti. Mais cette crise ne tombe pas du ciel.
Au fond, c’est une crise de surproduction assez classique. La production de lait dépasse la demande et l’ajustement entre les deux se fait par les prix selon la loi du marché. Si l’on veut faire mieux que de distribuer des pansements et subventions, il faut donc prendre le problème dans sa globalité. La crise actuelle est directement liée à la course à l’industrialisation de l’agriculture et à la dérégulation des marchés. Le marché européen du lait est désormais totalement libéralisé. En effet, depuis mars 2015, il n’y a plus de quotas plafonnant la production européenne de lait. J’avais voté contre cette décision au Parlement européen. Elle était contenue dans la nouvelle Politique Agricole Commune validée en 2013 par François Hollande et avait été préparée dès le mandat de Nicolas Sarkozy. Dès lors, chacun produit comme il veut, tant qu’il veut. La course au gigantisme des élevages est d’ailleurs sans limite.
Le but est de lier le marché européen au marché mondial. Il s’agit de faire du marché mondial l’aire de jeu de l’agriculture productiviste. Ce que l’on appelle ici des « surplus » qu’il faudrait bien pouvoir écouler sur le marché mondial, raison pour laquelle les prix devraient s’y aligner, sont en réalité l’objectif visé par le modèle de production agricole actuel. Dès lors s’impose sans pitié l’indexation du prix sur le prix du marché international du lait, essentiellement à travers la poudre de lait et le beurre qui sont les matières premières échangées au niveau international. Les défenseurs de la fin des quotas mettent d’ailleurs en avant les perspectives de développement des exportations, notamment vers les pays émergents, et en particulier la Chine. Cette stratégie est absurde. D’abord parce que le marché mondial des produits laitiers est un marché marginal qui ne concerne que les très gros producteurs. Ensuite parce que sur ce marché international, l’offre est relativement abondante notamment du fait de la Nouvelle-Zélande qui a des dispositions de production favorables avec de grands élevages herbagers. Sans oublier que la demande mondiale à court et moyen terme est en baisse : les importations chinoises se sont fortement ralenties avec la moindre croissance dans le pays et la demande russe est tarie par l’embargo sur les fromages européens décrété par la Russie en rétorsion des sanctions de l’UE contre elle.
C’est un cercle vicieux qui n’en finit plus. Comme les prix baissent, il faut produire plus, donc s’endetter pour augmenter la taille de l’élevage et de l’exploitation, ce qui contribue à la crise de surproduction et donc à une nouvelle baisse du prix, etc. À ce jeu de massacre, le « modèle allemand », danois et hollandais est particulièrement destructeur avec de très grands élevages intensifs et une forte concentration de la production, comme je l’ai montré dans Le Hareng de Bismarck. Au final, ce système pousse les éleveurs à l’endettement, à l’hyperspécialisation et au gigantisme. Tout le contraire de la qualité des produits, du bien-être animal et d’un modèle stable et capable d’absorber les difficultés par une diversification des cultures.
La France, longtemps première nation agricole de l’Europe est au cœur de la tourmente. Le modèle est spécialement destructeur pour elle. Il y a aujourd’hui 66 000 exploitations laitières en France, contre 100.000 il y a dix ans. La crise actuelle mènera mécaniquement à une réduction encore plus rapide du nombre d’exploitations. C’est l’agenda des libéraux, agenda explicite dans le cas des grands groupes industriels. Et comme ils ne peuvent ignorer tout cela, nous pouvons dire qu’il s’agit de l’agenda caché de la bande des trois qui a les doigts dans le système : LR, PS et FNSEA.
Dans ce contexte, les élevages laitiers bios résistent beaucoup mieux. Bien sûr tout n’est pas rose pour eux non plus. Mais ils proposent un contre-modèle qui est sans doute la seule voie viable pour l’élevage à l’avenir. Ils sont moins touchés aujourd’hui par la crise des prix, et pour plusieurs raisons. D’abord, la qualité du lait produit leur permet de le vendre un peu plus cher. Ensuite ils se tiennent pour la plupart à distance du marché mondial et préfèrent les circuits courts, la vente directe, les circuits de distribution plus respectueux des éleveurs.
Ainsi, à la ferme du « P’tit Gallo », où j’étais, on transforme le lait en fromage, yaourt, riz au lait et on vend tout cela sur place autant que dans la restauration collective environnante. Ici, on évite la marge de celui qui ramasse le lait, celle du transformateur, celle du distributeur et la course aux quantités que tout cela implique… À noter aussi que les élevages bios sont souvent plus autonomes en matière de production des aliments pour le bétail. Et ces élevages plus autonomes, bios ou pas d’ailleurs, résistent beaucoup mieux que les élevages les plus intensifs à la baisse des prix payés aux producteurs. La vache qui broute dans le pré coûte moins cher à entretenir que celle nourrie avec des tourteaux de soja importés de pays qui rasent leurs forêts et détruisent leurs production vivrières pour les faire pousser, de maïs dévoreur d’eau, le tout empoisonné aux pesticides. Et je ne dis rien de celles qu’on a mis à manger des farines animales… Evidemment, la diversification des exploitations avec plusieurs cultures ou plusieurs élevages permet aussi d’amortir les chocs lorsqu’un marché s’effondre. C’est du bon sens non ? Les paysans ont fait comme ça pendant les millénaires où la survie de la communauté humaine dépendait de la diversité des productions pour faire face aux aléas du climat sur les cultures…
La crise actuelle montre la fragilité du système d’agriculture productiviste. Tant que les prix sont à un certain niveau, les éleveurs pratiquant une agriculture intensive, productiviste, s’en sortent mieux, car même s’ils gagnent moins par litre de lait, ceci est compensée par la grande quantité produite par éleveur. Le peu de valeur ajoutée par litre de lait est compensé par la très forte productivité. Et il faut le dire, par des aides de la Politique Agricole Commune qui sont d’autant plus importantes qu’un éleveur produit beaucoup. Mais, quand le prix baisse, et surtout lorsqu’il baisse jusqu’au-dessous du niveau des coûts de production unitaire de l’agriculture productiviste, comme en moment, la crise fait des ravages chez les éleveurs les plus intensifs et les plus capitalisés : ils perdent d’autant plus qu’ils produisent davantage. Dans le même temps, les éleveurs plus autonomes continuent à dégager de la valeur ajoutée par litre de lait car leurs coûts unitaires sont plus faibles. David résiste mieux que Goliath !
Tous les arguments rationnels plaident pour sortir de ce modèle agricole productiviste : le bilan écologique des productions, la qualité nutritive et sanitaire des productions, le bien-être des animaux, l’épanouissement et les revenus des paysans, le nombre d’emplois créés. La percée continue de l’agriculture biologique montre que c’est possible. Les chiffres sont très encourageants. Ils révèlent l’absurdité de l’entêtement dans le modèle productiviste. En 2015, l’agriculture biologique représentait 1,3 millions d’hectares, soit 4,9% des surfaces agricoles. Aujourd’hui, le bio occupe une surface agricole cinq fois plus grande qu’en 2005. L’an dernier, on comptait 28 725 fermes bios, soit 6,5% des exploitations sur un nombre total de 440 000. C’est près de trois fois plus qu’il y a 10 ans.
Sur ce point, dans ma visite à la ferme du « P’tit Gallo », il y avait un top ! On élève 70 vaches sur 50 hectares. Et 9 personnes en vivent. C’est un nombre considérable si on le compare aux normes en vigueur dans l’agriculture dominante. J’en profite pour dire que mon réflexe d’ancien ministre de l’enseignement professionnel m’a été bien utile dans cette visite. Au lieu de m’émouvoir de toute cette belle ruralité aux sourires frais et aux joues rouges, j’ai demandé à la crémière et à quelques autres quels étaient leurs niveaux de diplômes, donc de qualifications. La crémière est juste BTS et Licence pro (je me félicite d’avoir créé ce diplôme !), la chef de production (et du magasin) est une ingénieure agricole, le paysan qui m’accueillait un BTS de même que celui qui s’occupe de la commercialisation ! Des têtes bien pleines, au top des connaissances de leurs métiers. Et je crois que si leur produits frais comme les yaourts et le reste ne contiennent aucun conservateurs ni adjuvants, c’est bien parce que ces gens-là maitrisent de A jusqu’à Z le savoir qui est mis en jeu à chaque étape de la chaine de production du chaud et du froid et ainsi de suite.
Je souligne ce point pour clore le bec aux ignorants qui croient que le bio et l’écolo seraient des régressions scientifiques et techniques alors que c’est exactement l’inverse. Je veux préciser que ces gens-là sont heureux et que ça se voit. Cette question du contenu en emploi de l’agriculture bio est très importante. Car si l’agriculture bio n’occupe que 4,9 % de la surface agricole du pays, elle représente 10% des emplois. Dans l’après-midi j’ai dialogué aussi avec un maraicher bio. Lui et sa famille vivent sur deux hectares seulement. Donc l’agriculture écologique crée de l’emploi en masse. D’après le programme de Laurent Levard, nous devrions créer de cette façon 3 ou 400 000 emplois ! D’ores et déjà, au total, l’agence Bio estime que 100 000 emplois sont liés directement ou indirectement à l’agriculture bio si on ajoute les entreprises de transformation, distribution etc. Le bio, ça marche !
C’est bien. Mais il va falloir trouver les gens pour aller y travailler. Cela veut dire que la condition de vie paysanne doit s’ajuster aux standards de vie communs. Au « P’tit Galo », il y a des week-ends et des vacances annuelles pour chacun. Nul n’est condamné à passer sa vie au cul des vaches. Ce n’est pas anecdotique. Il ne suffit pas de dire « nous voulons une agriculture bio » sans se soucier de savoir qui va la faire et dans quelles conditions. Notre nouveau modèle paysan doit répondre à la question sociale de la condition de vie des travailleurs de la terre. Ce que j’ai vu au « P’tit Gallo » prouve que c’est possible. Nous n’avons pas à inventer un modèle comme disent les bavards qui pullulent dans les réunions de la « gôche tellement déçuuuue » mais qui ne s’est intéressée à rien de ce qui murissait au cœur même de notre temps. Ce modèle, d’autres l’ont fait naitre déjà. Le travail consiste à l’étendre et à l’adapter d’une région à l’autre d’une ferme (« exploitation agricole ») à l’autre. Pour cela il faut savoir, vouloir, planifier !
Bien sûr, reste la question du surcoût de production. En soi ce n’est pas un problème. Mais la conséquence ce serait une augmentation du prix de l’alimentation qui romprait avec une baisse continue qui a fortement aidé à maintenir le pouvoir d’achat des salariés urbains et même à l’augmenter dans certaines périodes. On sait à quel prix mais quand même ! En tous cas, les coûts de production bio ont déjà beaucoup baissé du fait des économies d’échelle rendues possibles par le développement de la production et de la consommation de produits bios. Il baisserait encore nettement si les milliards d’euros engloutis dans les subventions au modèle actuel en faillite étaient réorientés et si une politique volontariste de développement était mise en place. Mais il ne faut pas biaiser, le développement d’une agriculture bio implique des prix rémunérateurs pour payer ses emplois.
A ce propos, il faut noter une démocratisation certaine de la consommation de bio. Selon un sondage commandé par le ministère de l’agriculture, en 2015, 89% des consommateurs ont consommé au moins une fois du bio au cours de l’année. C’était seulement 54% en 2003. 65% des consommateurs disent même avoir consommé des produits bios régulièrement. C’est un chiffre très important : même si cela ne représente pour certains qu’une faible partie de leur consommation, cela témoigne d’une habitude réelle. Et 58% des consommateurs de produits bios le font notamment pour préserver de l’environnement. La question de la démocratisation du bio n’est donc plus d’abord une question de communication ou de conviction. L’enjeu numéro un est désormais clairement la question des moyens financiers des acheteurs, et de partage du prix entre producteurs et distributeurs. C’est-à-dire une question sociale.