Nous vivons un grand moment de pédagogie de masse. Le blocage n’est pas là où le gouvernement et ses relais veulent le faire croire. Et tout le monde en prend une conscience toujours plus nette : l’origine du blocage, c’est la loi El Khomri elle-même. Et la brutalité de la méthode employée par Manuel Valls pour l’imposer de force à l’Assemblée nationale. Le problème principal de la France à cette heure n’est pas la pénurie d’essence. C’est la pénurie de démocratie avec un Premier ministre minoritaire qui n’a plus que l’autoritarisme et le chantage comme méthodes de gouvernement. Le recours à l’article 49.3 de la Constitution pour imposer la loi El Khomri sans vote à l’Assemblée le 12 mai dernier est un cours magistral pour tous ceux qui sont mobilisés avec les syndicats ou dans les Nuits Debout.
La Constitution de la 5e République rend possible la violence du 49.3. Elle est une arme pour imposer un texte de loi sans débat, sans majorité parlementaire et contre la majorité populaire. C’est à cause de la monarchie présidentielle que cette loi El Khomri risque de s’appliquer comme je l’ai dénoncé ainsi que d’autres comme le Mouvement pour la 6e République. La lutte sociale contre la loi El Khomri et la lutte démocratique pour la 6e République sont donc totalement liées. Puisque la Constitution actuelle permet ce coup de force antisocial, changer la Constitution est donc une priorité sociale autant que démocratique ! Quelle pédagogie de masse ! Quelle validation du combat que je mène avec d’autres unifiant la lutte pour la 6e République et celle pour le progrès social !
Le 49.3 est une brutalité anti-démocratique. François Hollande lui-même sait. Il le disait avec ces mots-là en 2006 au moment de la lutte contre le Contrat première embauche du gouvernement Villepin. A l’époque, il dénonçait le recours à l’article 49.3 de la Constitution. Il disait que « le 49.3 est une brutalité, le 49.3 est un déni de démocratie, le 49.3 est une manière de freiner ou d’empêcher le débat parlementaire ». En 2008, c’est Manuel Valls qui déposait un amendement à une révision constitutionnelle pour supprimer le droit de recourir à cet article en-dehors des votes du budget. Aujourd’hui, ces deux tartuffes utilisent l’arme qu’ils dénonçaient hier. Quel cynisme !
Quelle validation de tant de combats ! Pour lancer le combat pour la 6e République en 1991, nous avions choisi comme mot d’ordre « la 6e République pour le changement social ! ». Déjà à l’époque, certains trouvaient que parler de la 6e République était une lubie d’intellectuels coupés des réalités de la lutte sociale des travailleurs. Depuis, que de démonstrations de la validité de notre point de vue ! Nous avions pour notre part mesuré combien la 5e République pouvait bloquer les aspirations et les conquêtes sociales. Elle protège l’oligarchie et lui donne de puissants leviers pour contourner ou étouffer la souveraineté populaire. Qu’il s’agisse du pouvoir de blocage du Sénat ou de la toute-puissance du Conseil constitutionnel pour protéger les actionnaires au moment des nationalisations par exemple. Depuis, chacun a pu voir combien cette Constitution permet aussi de bafouer un référendum comme celui de 2005 sur les traités européens. Et évidemment d’imposer une régression sociale sans vote des députés comme on l’a vu en 2006 avec le CPE, l’an dernier avec la loi Macron et donc ces derniers jours avec la loi El Khomri !
Le lien entre la bataille républicaine et la bataille sociale est encore plus fort que cela. Il ne se limite pas à la procédure utilisée pour brutaliser le Parlement et passer en force. La philosophie de la loi El Khomri est une mise en cause des principes républicains. Je résume à grand trait : elle met en cause l’égalité devant la loi et la liberté des salariés.
La loi El Khomri met en cause l’égalité devant la loi. Elle attaque la hiérarchie des normes sociales, fondement du droit et de l’État social républicains. La loi El Khomri prévoit en effet qu’un accord d’entreprise ou de branche pourra être moins favorable aux salariés que la loi et qu’un accord d’entreprise pourra être moins favorable que l’accord de branche. Cela signifie que le contrat entre salariés et employeur l’emporterait sur la loi, pourtant expression de la volonté générale et de la souveraineté populaire en République. C’est appliquer à l’économie l’idée de l’Église de la « subsidiarité » déjà reprise dans les traités européens. Faire « au plus près » serait un gage de progrès alors que c’est juste un gage de plus grande vulnérabilité des travailleurs et de mise en cause de l’égalité républicaine. J’avais longuement alerté sur ce danger dans ma campagne présidentielle de 2012. La loi El Khomri mettrait ainsi fin à l’égalité entre les salariés. Mais aussi entre les entreprises ! Raison pour laquelle, de très nombreux petits patrons réclament, au moins, la protection de l’accord de branche contre les accords d’entreprises. Ils craignent à juste titre une généralisation du dumping social et une concurrence déloyale entre entreprises de la même branche professionnelle !
D’autant qu’un autre principe républicain fondateur est mis en cause par la loi El Khomri : la liberté ! En effet, le projet de loi prévoit plusieurs mesures pour que l’employeur contraigne les salariés à accepter une régression contre leur volonté. C’est le cas par exemple des accords de compétitivité dit « offensifs ». L’employeur pourra exiger des salariés qu’ils travaillent plus ou plus intensément sans augmenter leurs salaires. Bien sûr, formellement il faudra l’accord des syndicats majoritaires. Mais ceux-ci pourront être contournés par un référendum d’entreprise. Et comme à chaque fois dans ces cas-là, la négociation ou le référendum ne se dérouleront pas librement. C’est la menace du licenciement, le chantage à la fermeture de l’entreprise, la peur du plan social qui domineront comme ils dominent déjà aujourd’hui dans les cas où de telles dispositions sont prévues. Ce sera encore plus vrai demain car les salariés refusant ces changements pourront être licenciés encore plus facilement avec la loi El Khomri. Où est la liberté des salariés de refuser un tel chantage ? C’est oublier que le contrat de travail n’est pas un contrat d’égal à égal mais un acte de subordination du salarié à son employeur. On voit bien ici combien Lacordaire avait raison en disant que « entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». En l’occurrence, la liberté de l’employeur opprimera encore plus celle des salariés. Et avec le projet El Khomri, la loi cessera d’affranchir un peu les salariés et de les protéger pour en faire une variable d’ajustement à la merci des chantages patronaux.
Les dirigeants syndicaux qui mènent la lutte font parfaitement le lien entre les droits sociaux et les principes républicains. C’est une vraie force pour aujourd’hui et pour demain. Tous dénoncent l’inversion de la hiérarchie des normes sociales. Le dirigeant de Force Ouvrière Jean-Claude Mailly a même poussé la logique plus loin. Il a proposé que le gouvernement recoure à un référendum sur la loi El Khomri plutôt qu’au 49.3. On voit ainsi bien qui veut la démocratie réelle dans ce pays et qui préfère les passages en force ! Jean-Claude Mailly a pris le gouvernement au mot. Le gouvernement prétend imposer des référendums pour contourner les syndicats majoritaires dans les négociations d’entreprise ? Que Manuel Valls applique lui-même cette logique en permettant aux citoyens de contourner le parti majoritaire à l’Assemblée nationale et son gouvernement par un référendum plutôt que d’imposer la loi sans majorité parlementaire.
Comme je l’ai dit dans Le Journal du Dimanche, c’est une proposition intéressante. Mais ne comptez pas sur Valls et Hollande pour vous le donner de bonne grâce. Ils jouent le blocage en espérant tenir plus longtemps que les ouvriers qui perdent la paye des jours de grève. Pour l’obtenir, la mobilisation sociale va continuer ! Tout va se jouer en quelques jours, quelques heures. La victoire est possible. Car si Hollande reprend son texte, l’Euro et les Jeux Olympiques passeront dessus la reculade. Sinon l’Euro et les Jeux seront les témoins de l’agonie qui trouvera son mot de la fin en juillet au Parlement avec la motion de censure.