Dans les heures qui ont suivi l’annonce du résultat des élections aux USA, je me suis bien demandé comment l’affaire serait perçue dans le profond du profond, cette couche de la sensibilité publique où je passe mes sondes et cherche des ancrages. La réponse est simple : un haut le cœur hébété chez les uns, un secret sourire narquois chez les autres. Je dois écrire ici que je savais que Madame Clinton allait « prendre une taule ». Immodestie, prophétie après coup ? Non ! Deux journalistes au moins peuvent attester du fait que je le leur ai écrit noir sur blanc en SMS.
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Pourtant je ne suis ni devin, ni super sondeur, ni présent sur place (encore que…). Juste ceci : je fais de la politique, comme on disait autrefois, non pour désigner une carrière mais une façon de regarder et de raisonner.
L’élection de Trump est un évènement qui concrétise cet autre aspect de la réalité, cet autre moment plus global et plus universel. Il faut le nommer. Chantal Mouffe le désignait à notre conférence commune : « le moment populiste ». J’appelle ce moment « l’ère du peuple ».
« L’ère du peuple » se présente comme une déferlante universelle aux aspects certes très divers mais aux formes souvent comparables et au contenu le plus souvent très profondément similaire. Cette vague mondiale est passée sur toute l’Amérique. Non seulement au sud du continent, vous le savez depuis le temps qu’il en est question ici. Mais aussi au nord.
Après l’ère Bush, l’élection d’un afro-américain du Parti Démocrate, Barack Obama, ne le perdons pas de vue est un évènement dont il ne faut pas après coup diminuer le sens. Ce qu’il révélait ne s’est pas éteint avec la déception que cette présidence a générée. Et il ne faudrait pas perdre de vue l’impact démoralisant de ses batailles abandonnées ou perdues et, à l’inverse, l’importance de ce qu’il mettait en scène à propos de la sécurité sociale. La suite de ce phénomène a été plus forte que les formes politiques qu’il avait d’abord prises. Le phénomène populaire n’est pas rentré dans son lit comme on le dirait d’un fleuve après la crue. Non. Il s’est étendu. D’abord exclusivement ancré dans la « gauche », il s’est propagé dans la droite. Les deux familles politiques aux USA ont été travaillées en profondeur. Le résultat de l’élection montre le chemin qu’a pris la vague pour passer.
D’un côté, la droite. Elle a été submergée par le candidat aux thèmes ancrés dans la question sociale : Trump. C’est le point non-dit, non vu, non analysé par les commentateurs en chambre qui se sont recopiés les uns les autres pendant des mois. (Attention : je n’écris pas que Trump est un candidat au service du social. Ni qu’il soit social, ni que je l’approuve d’aucune manière.) Je précise entre parenthèse car la meute est aux abois depuis cette nouvelle déroute de ses prédictions et injonctions. Sans oublier la petite gauche hargneuse qui s’en prenait à Ignacio Ramonet il y a tout juste trois jours avant le vote sous le titre racoleur infamant « Ramonet trumpisé ». Il s’agissait de montrer que l’analyse lucide d’Ignacio Ramonet sur les ancrages populaires du discours de Trump revenait à l’approuver.
Terrorisme intellectuel ordinaire des derniers psalmodiants d’extrême gauche. Les faits restant têtus, Trump a gagné pour les raisons que montrait Ramonet. Il a bien mobilisé l’électorat populaire de la droite. Les dégoûtés du peuple hier sont les dégoutants d’aujourd’hui. Une fois leurs diagnostics et pronostics mis en déroute, ils reviennent se prévaloir de leurs erreurs pour mieux continuer à réciter leurs couplets anti-populaires. Trump aurait été élu par un rassemblement de débiles mentaux selon eux. Une posture qui a déjà bien montré ses limites aux États-Unis eux-mêmes. Car en jouant l’indignation comme seul ressort de contre-attaque, la caste médiatico-démocrate a renforcé l’emprise de Trump.
En effet, les gens de droite en milieu populaire haïssent le clan Clinton, (exactement comme une bonne part des milieux populaires). Car ses méthodes politiques, ses pratiques personnelles, ses liens contre nature (n’oublions pas que les « Démocrates » font commerce de leur compassion pour les travailleurs) avec le big business et son arrogance leur semblent bien plus immorales que les cuistreries sexistes de Trump qui « au moins assume sa grossièreté et sa fortune ». (Attention, je ne dis pas que ce soit mon avis. Je décris ici ce que je sais être la pensée de ces gens-là, là-bas).
Un autre ressort essentiel de la campagne de Trump a été également soigneusement mis sous le tapis dans les analyses depuis sa victoire. C’est que sa campagne a incarné le dégoût et le rejet des médias dans les milieux populaires. Pourtant, chaque incident a été relayé et amplifié jusqu’à la nausée (attention je ne dis pas que c’est une erreur, je dis juste ce qu’ont ressenti les gens devant le corporatisme médiatique). On aurait pu penser que cela suffirait à montrer clairement où se trouvaient le bien et le mal. Il semblerait bien que cela produise l’effet contraire. Il faut bien dire que le style de la presse nord-américaine qui sert de modèle et de rêve à la nôtre c’est le style « presse frontale ». Je les taquinerais volontiers en faisant remarquer que ce n’est pas seulement Trump qui ne leur parlait plus et les faisait huer dans ses meetings. Madame Clinton aussi a refusé la plupart des invitations et des contacts de presse. Je pense pour ma part qu’en changeant le peuple et les politiques on doit pouvoir trouver une place raisonnable pour les médias.
Un autre aspect de la campagne de Trump a été de narguer le système de la caste oligarchique de l’intérieur. Cela parait incroyable mais il y est parvenu. Il faut donc se demander comment il s’y est pris. La méthode est renversante. Il a argué de sa propre fortune ! Il pouvait alors montrer du doigt ceux à qui il a prêté de l’argent ! Il a dit et répété que lui n’en avait pas besoin et que du coup il ne serait pas sous l’influence des lobbies qui arrosaient d’argent ses concurrents dans la primaire. Et comme ensuite les mêmes lobbies ont arrosé madame Clinton. On comprend mieux la gêne de bien des « analystes ». Comment peuvent-ils dire que la haine de leurs patrons et de leurs médias est un moyen de gagner une élection ? Bien sûr, les amis des importants, que Trump a montrés du doigt, se sont dépêchés de parler d’autres choses. Évidemment, on ne peut pas lire non plus dans la presse que Trump a trouvé un sacré propulseur dans le dégout que les médias inspirent aux gens ! Ses sorties (inadmissibles il est vrai !) lui ont gagné bien des sympathies (certes dans des milieux très grossiers). Mais il faut s’en souvenir pour comprendre, si bien sûr on cherche à comprendre. Dans cet esprit, je vais encore donner quelques repères dont vous aurez peu entendu parler. Car ce n’est pas tout.
Le signal du sens « populaire » de la candidature Trump a été très vite donné. Notamment quand Trump a gagné la primaire qu’il ne « pouvait pas gagner ». La caste médiatico-démocrate se frottait les mains ! Un bon gros droitier bien repoussant était en piste. Clinton n’en ferait qu’une bouchée. Il aurait fallu regarder de plus près. Qui Trump a-t-il battu ? Étaient-ils moins racistes que lui, moins sexistes, moins membre de la classe des fortunés ? Non bien sûr. Mais c’étaient tous des bigots ostentatoires. Des candidats obsédés de prêches et de sentences morales. Aucun ne parlait de traités de libre-échange parce que tous les approuvaient. Aucun ne parlait de salaires, aucun ne parlait du poids des guerres car tous les approuvaient toutes. Et le peuple de droite est comme celui de gauche dans ce domaine : le salaire, les guerres et les autres questions sociales sont le quotidien indépassable.
C’est donc à droite aussi que le social a vaincu le religieux. Et il aura suffi à Trump de quelques déclarations anti-avortement pour satisfaire cette masse confuse d’aigres misogynes. Cette mise a l’écart des religieux aurait dû être perçue par les « analystes ». Elle m’a été signalée dès son arrivée dans la campagne à la base par mon envoyée sur place, Sophia Chikirou, l’actuelle directrice de la communication de ma campagne. Ce fait confirmait ce qui s’observait de l’autre côté de l’échiquier, dans le camp démocrate. « L’ère du peuple », « le moment populiste » submergeait le pays. Comme une vague. Mais dans les sommets, personne n’en avait entendu parler, personne ne le voyait car tous vivaient entre eux. Où étaient les correspondants de presse ? Dans l’état-major de campagne des Clinton. Chez les parfumés, dans la noblesse d’ancien régime, courant d’un cocktail à l’autre et remâchant entre exquis les analyses des sondeurs qui donnaient « Clinton élue à 90% de chance ».
Pendant ce temps, je recevais mes rapports du terrain. Sophia Chikirou se trouvait, elle, dans la campagne de Sanders. Pas dans l’état-major ! Mais sur le terrain : au porte-à-porte et au téléphone, parmi les équipes de militants. Elle a recommencé dans l’État de New-York, puis dans celui de Pennsylvanie, dans les mêmes conditions. Je vous l’avais raconté. C’est un fait bien connu du petit monde médiatique parisien. Je vous garantis que leur cécité n’est pas prête de cesser. Car depuis cette date, nous n’avons pas reçu une seule invitation pour elle sur ces plateaux ou pullulent les experts verbeux qui ont en commun de s’être tous trompés et de ne pas avoir été une seule fois sur le terrain faire campagne mais qui dissertent pourtant avec autorité. Les plus comiques de ces experts étant ces nord-américains tellement caractéristiques avec leur accent à couper au couteau qui viennent pleurnicher en plateau la honte de la caste à laquelle ils appartiennent et le mépris du peuple qui a élu Trump.
Comment oublier comment a été traité ici le phénomène Bernie Sanders ! Comme s’il s’agissait de moi ! Et là-bas ? De même : triches, manipulation du corps électoral, invisibilisation et tout ce qu’on connaît dans de tels cas. La presse du bon goût, en France, a passé son temps à annoncer la victoire espérée de Clinton au lieu de se demander pourquoi Sanders gagnait dans tant d’États et pourquoi d’aussi grossiers abus étaient nécessaires pour l’empêcher de gagner. Le plus ignoble fut l’habituel procès en antisémitisme qui lui fut fait. Il fait partie du paquetage qu’il faut porter quand on milite de notre côté. Mais il est vrai que Sanders s’était prononcé pour la solution à deux États et contre la colonisation. Au fou ! Rien ne lui fut épargné quand bien même sa famille a été décimée par la déportation nazie, et que lui-même ait vécu en Israël un temps. Il parlait de socialisme aux États-Unis ! Au fou !
Pourtant, la masse faisait bloc avec lui avec ferveur dans des rassemblements monstres. Et quand Sophia Chikirou tweetait dans la foule de cinquante mille personnes, fouillées une par une avant de pouvoir entrer dans le parc où se tenait le meeting de Sanders à New York, une première depuis des décennies, je scrutais la presse française : rien ! Rien de chez rien.
La même vague populaire s’est donc manifestée clairement et ouvertement chez les Démocrates. Mais elle n’a pas vaincu le vieil appareil partidaire comme chez les Républicains. Avec Trump, la droite s’est ré-ancrée dans son peuple populaire. Avec Clinton, les démocrates s’en sont coupés. À la sortie, Trump gagne avec moins de voix que les deux précédents perdants républicains et il reste derrière Clinton pour le total des voix. Mais Clinton perd six millions de voix par rapport au score d’Obama. Des millions de gens ne se sont pas déplacés. C’était plus que prévisible puisque je l’ai prévu, alors que je suis ici dans mon bureau. Il suffisait de voir que madame Clinton gagnait aux primaires dans les États acquis aux démocrates. Mais que Sanders gagnait la primaire dans les États acquis plutôt aux républicains. Ce qui veut dire : dans la confrontation, pour représenter l’électorat populaire dans les États à gagner on a coupé les ailes de ceux qui en apportaient. La victoire par tricheries et mensonges de madame Clinton a fini d’y démobiliser ceux qui étaient sous la pression « populaire » des républicains.
Et ceux qui ne cherchaient pas à voir n’ont rien vu. Et cela va continuer, je vous l’annonce. Ce qu’ils ont sur les yeux, c’est la peau de saucisse de classe et de caste. Ils ne peuvent pas voir. C’est une impossibilité psychologique totale. Voir ce serait devoir comprendre. Et ce qu’il leur fait comprendre est insupportable pour eux. Il en est ainsi dans toutes les époques prérévolutionnaires. Les gens du beau monde des dominants ne peuvent voir la réalité qui veut la fin de leur domination. La fameuse phrase attribuée à Marie-Antoinette sonne tellement juste : « ils n’ont pas de pain qu’ils mangent de la brioche ». Jean Patou et Marie Jacynthe trépignent : « ils n’ont pas de travail ? Qu’ils fassent du bénévolat ! ». Macron s’impatiente : « qu’ils s’ubérisent », et ainsi de suite. Mais la vie est matérialiste. « L’ère du peuple » est imparable.