Pour conclure mon discours à Marseille, j’ai lu un poème de Yánnis Rítsos. Il s’agit d’un écrivain grec, communiste, ami de Neruda et d’Aragon. Mais, peut-être vous en êtes-vous rendus compte, cette lecture a connu quelques imprévus.
En premier lieu, le vent frappant ma feuille de papier et la pliant, j’ai dû escamoter la lecture d’une strophe dont la moitié des lignes était soustraite à mon regard. Puis, en prenant ma deuxième feuille alors que j’avais commencée à lire les premiers mots, j’ai butté sur une erreur de copie de mon imprimante : horreur, quelques-uns des vers du bas de page étaient répétés en haut de la suivante ! Le « coiffeur du quartier » est donc revenu à mes lèvres alors que son tour était déjà passé !
Je crois que personne ne s’est aperçu de rien. En tout cas j’ai donné le change car rien n’est pire que de recommencer à lire une strophe ou deux dans une déclamation ! Mais comme j’en garde une certaine gêne et même un peu de honte – tels sont les littéraires – je me fais un devoir, ceci compensant cela peut-être, de publier à présent les vers tels que j’aurais dû les lire. Au moins sous vos yeux, et tandis que vous murmurerez les mots, l’œuvre aura repris toute sa force. Bonne lecture.
Le rêve de l’enfant, c’est la Paix,
Le rêve de la mère, c’est la Paix,
Des mots d’amour sous les arbres…
C’est la Paix…Le père qui rentre le soir un long sourire dans les yeux
Dans ses mains un panier rempli de fruits
Et sur son front des gouttes de sueur qui ressemblent
Aux gouttes d’eau gelées de la cruche posée sur la fenêtre…
C’est la Paix….Quand se referment les cicatrices sur le visage blessé du monde
Et que dans les cratères creusés, on plante des arbres;
Quand, dans les cœurs carbonisés par la fournaise,
L’espoir fait ressurgir les premiers bourgeons
Et que les morts peuvent enfin se coucher sur le côté
Et dormir sans aucune plainte, assurés que leur sang
N’a pas coulé en vain…
C’est la Paix….La Paix, c’est la bonne odeur des repas,
Le soir quand l’arrêt d’une voiture sur la route
Ne provoque aucune peur,
Et que celui qui frappe à la porte, ne peut être qu’un ami
Et qu’à n’importe quelle heure, la fenêtre ne peut s’ouvrir
Que sur le ciel et laissant nos yeux refléter comme une fête
Des cloches lointaines de ses couleurs…
C’est la Paix….Quand les prisons deviennent des bibliothèques
Et que de porte en porte, une chanson s’en va dans la nuit…
Quand la lune du printemps sort des nuages semblables
A l’ouvrier qui le samedi soir sort fraîchement rasé
De chez le coiffeur du quartier…
C’est la Paix…La Paix, ce sont des meules rayonnantes dans les champs de l’été
C’est l’alphabet de la beauté sur les genoux de l’aube.
Quand tu dis, mon frère, demain, nous construirons,
Quand nous construisons et que nous chantons…
C’est la Paix…Quand la nuit ne prend que peu de place dans le cœur
Et que les cheminées nous montrent du doigt le chemin du bonheur,
Quand le poète et le prolétaire peuvent à égalité
Respirer le parfum du grand œillet du crépuscule…
C’est la Paix…Mes frères, c’est dans la Paix que nous respirons à pleins poumons
L’univers entier avec tous ses rêves…
Mes frères, mes sœurs, donnez-vous la main…
C’est cela la Paix.