C ette note n’a pas de rapport avec l’actualité immédiate. J’y reviens sur un thème de mon discours de clôture au congrès du Mans. Il s’agit du précariat et du « peuple » comme acteurs de notre histoire actuelle. Non que je propose de découvrir la précarité.
Je veux montrer comment la généralisation de la précarité en affectant toutes les couches sociales du salariat oblige à installer un acteur politique nouveau : « le peuple », qui se substitue aux anciennes catégories sociales du discours traditionnel de la gauche tout en les incluant.
Il va de soi que la plaisante polémique que j’ai provoquée, en utilisant une interview de l’Express à propos du « populisme », appelait cette explication. On me concèdera que rien n’est plus difficile que de lancer un débat « théorique » dans notre pays. Pourtant les gens qui proposent des débats intéressants sont légion. Ils ont peu d’écoute, et moins encore de rebonds dans la sphère médiatique. Et donc, la sphère politique qui l’accompagne n’en a même pas conscience. Nous sommes quelques poignées à nous tenir au courant, à lire et à échanger sur la base de leurs travaux. Il y a cependant un moyen facile d’allumer la lumière quand on est sur la scène politique. C’est de donner quelque chose de saignant à la meute qui gémit d’excitation à l’idée qu’elle va pouvoir vous dévorer. Jetez un os et aussitôt la clameur des chiens qui se battent pour le déchirer remplit le silence d’avant. Ainsi du populisme si l’on veut faire parler du peuple. Le mot « populiste » lui-même n’a aucun intérêt. C’est son usage qui compte. Que lui fait-on désigner ?
Qu’est ce que le populisme ? On ne sait pas. Les définitions varient à l’infini. Cela montre bien que le mot fonctionne seulement dans une mission péjorative. Il doit flétrir ceux qu’il désigne. On affronte ce mépris facilement dans la polémique : il suffit de demander ce que le mot veut dire. Confusion assurée pour l’imprécateur. Pour ma part j’ai construit ma compréhension du sujet en lisant, il y a déjà quelques temps, Alexandre Dorna, son livre sur le thème et ses publications dans « Le Monde Diplomatique », à l’époque où le label refit surface pour décrire Poutine puis Chavez et ainsi de suite. Dorna parvient dans le meilleur des cas à une phénoménologie du populisme plutôt qu’à une définition par les contenus programmatiques. En réalité, à cette heure, l’accusation de populisme ne fait que révéler la peur ou la haine du peuple de celui qui profère la dénonciation. J’ai assumé, par bravade, le terme, après qu’Elise Karlin et Christophe Barbier m’aient suggéré dans une question pour une longue interview dans l’Express que je voulais « rendre ses lettres de noblesses au populisme de gauche » (sic).
Cela m’a paru être une formidable opportunité. Et ce fut le cas, même si j’ai du attendre près de quinze jours pour que le feu prenne. N’importe quelle personne sensée se serait arrêtée un instant pour mesurer que ce mot n’a aucune définition communément admise. Personne d’ailleurs ne s’est jamais donné le mal de le définir une seule fois en croyant m’en accabler. Qui a tenu compte du fait qu’il contient des contradictions disqualifiantes ? Le journal « Marianne » les a scrutées des dizaines de fois dans le détail ? Qui s’en est soucié ? Personne ! Mes amis et moi, si ! En convoquant « le peuple », autant que la « classe ouvrière et les employés » ou « les ingénieurs, les professeurs et les architectes » autres figures de référence de mes discours, mon intention est de parvenir à une nouvelle formulation de la latéralisation du champ politique.
Le but premier, la méthode de notre combat, est de rétablir la logique de discorde. De la contradiction. Le tableau actuel ne le permet pas ou bien seulement très mal. Pourtant nous avons besoin du débat clivant pour réveiller l’esprit civique et le confronter à des choix tranchés. Certes, les mots de « droite » et de « gauche » gardent toute leur pertinence. Mais les titulaires officiels de ces deux marqueurs ont volontairement brouillé les cartes et fait tomber les barrières. Pour ne vexer personne je vais chercher un exemple lointain. Je me souviens de cet ami, président du Sénat bolivien. Je lui confiais mon malaise : pourquoi n’utilisait-il jamais le mot « gauche ». Il me répondit : « mais je suis de gauche, évidemment ! Je sais très bien quelle est la différence ! J’ai payé cher pour ça dans le passé ! Mais ici la droite et la gauche ont été aussi cruelles et corrompues l’une que l’autre et les gens ne font plus la différence entre eux. Donc je dis que je suis d’en bas. » Cette confusion n’est pas partout, cela va de soi. Mais il est vain de se la cacher. Pour un nombre considérable de gens, il n’y a pas deux gauches, l’une idéale et rêvée qui serait magnifique et l’autre, décevante, réelle et actuelle. Pour beaucoup de gens, la gauche c’est le PS et tout le reste c’est l’extrême gauche. Et pour les mêmes une telle gauche c’est un problème car elle n’est pas crédible. Elle est même ressentie au pire comme hostile, au mieux comme un pis aller. « Ce sont tous les mêmes » dit-on de tous côtés. « Ils ne feraient pas mieux », dit-on des socialistes, en les comparant à la droite. Le vocabulaire courant reprend ce refrain qui souligne l’équivalence entre droite et gauche. La presse s’acharne à leur répéter cette vision du monde entre pareil et presque même : « la seule politique possible » fournit les couplets et « Sarkozy ou Strauss-Kahn » le refrain.
Ce n’est pas seulement du fait d’une prostitution des mots par la poignée de carriéristes de la politique et de la communication s'il en est ainsi. Certes ceux là ont inventé la transgression des frontières sémantiques comme une ruse de propagande. Ce fut la fameuse « triangulation » chère aux blairistes et leurs spin’doctors. Il y a une raison de fond à la confusion. C’est que dans l’attelage social que la gauche menait sous la direction du PS à l’issue des années quatre vingt, il s’est produit une rupture et une nouvelle organisation du champ des représentations. Les classes moyennes supérieures se sont identifiées aux valeurs du modèle libéral qui révolutionnait les rapports sociaux. Elles ont entrainé à leur suite l’étage immédiatement suivant. Ce ralliement a pris la forme d’une incorporation des normes de vie et de consommation, des valeurs et des signes de reconnaissance, bref de tous les marqueurs culturels d’une appartenance. L’histoire de la « moyennisation » promise à la société tout entière s’est achevée en réalité dans le ralliement fantasmatique des « moyens » aux puissants. Cette évolution a pu se croire autonome. Le vocabulaire en rend compte. On n’a jamais tant parlé du « décrochage des classes populaires ». On a mis en cause les retards de formation, leur inertie sociale et ainsi de suite. Jamais on n’a évoqué le décrochage, la fuite en avant, des classes moyennes supérieures ni celle de leur suite fascinée, les « moyens-moyens », dont la corruption s’est payée au prix fort social. Les stocks options n’ont pas été réservée aux seuls bénéficiaires de retraite chapeau ! Les élites payées pour leur aptitude à « produire de la valeur » ont trahi leur classe d’origine, leur usine, leur canton qui en vivait et même leur patrie, chaque fois au nom de la raison supérieure de « la contrainte extérieure », euphémisme contemporain de la capitulation sans condition.
Mais la pluie de bienfaits que les "moyens" ont cru gouter du fait de leur performance sociale se payait d’une destruction générale du lien social. Les premières victimes ont été évidemment ceux qui survivaient grâce à feu le « filet social ». La dislocation du « bloc social majoritaire » que les socialistes s’efforçaient d’accompagner est dans ce mouvement. Je ne suis pas surpris de voir dorénavant les chefs socialistes assumer un discours réduit à une doctrine compassionnelle, « le care », sorte d’invitation faite aux retraités nantis d’avoir à prendre en charge le soin de leur descendance engloutie dans la précarité. Mais, je vais trop vite dans mon exposé.
Parler de droite et de gauche, dans les conditions actuelles, ne suffit plus à latéraliser le champ politique dans l’esprit du grand nombre. Surtout après le référendum de 2005, davantage encore depuis que le gouvernement Sarkozy a compté jusqu'à 20% de membres issus du Parti Socialiste. Surtout depuis que le nombre des désorientés a grimpé jusqu'à trente pour cent de l’électorat, à moitié dilués dans l’abstention et à moitié évaporé dans le nuage d’électeurs volatils. Notre projet, s’il vise à devenir majoritaire, doit nommer son héros et son ennemi dans le vocabulaire qui correspond au ressenti du grand nombre. Quel est donc cet acteur de l’histoire qu’il faut nommer pour l’appeler au mouvement et lui faire prendre conscience de soi ? Pour nous, c’est « le peuple ». Je ne parle pas de ce « peuple de gauche » qu’invoquaient sans cesse autrefois les bonnes consciences social démocrates pour convoquer tout un chacun à l’obligation du « vote utile ». Il faut donc dire de qui il s’agit. Et surtout expliquer comment il peut se constituer en bloc majoritaire. Car le peuple, cette fois ci pas davantage que dans le passé n’est réductible à une catégorie sociologique ni a une somme de couches sociales décrites par de simples statistiques. Il n’existe qu’en devenant un acteur politique. L’acte par lequel il se constitue le définit.
Ce genre de réflexion n’est pas le propre de notre parti. Chacun la mène, chacun à sa manière. En général la méthode consiste à définir la base sociale puis à cerner quelles sont les idées ou les propositions qui peuvent l’unifier dans une dynamique commune. Penchée sur le gouffre de l’abstention cette réflexion depuis plusieurs années prend une tournure assez angoissée. Pour ma part j’y avais travaillé avant de quitter le Parti socialiste dans le cadre de l’association « Pour la république sociale » avec François Delapierre. Lui et moi buttions sur la définition du bloc sociologique majoritaire sur lequel appuyer un vrai projet de gauche. Voici pourquoi. Nous savions bien qu’une pure définition statistique ne voudrait rien dire. Le salariat est la classe hyperdominante de notre société. C’est un fait nouveau dans l’histoire longue, mais c’est un fait. 90 % de la population active est de condition salariale, active ou au chômage. L’unification des lieux de vie et les mécanismes d’interdépendance que cela suppose est également un fait nouveau, et il est de toute façon extraordinairement structurant des mentalités collectives. 85 % de la population française vit en ville ou en milieu urbain. Dans un livre que j’ai écrit au début des années quatre vingt dix, « A la conquête du Chaos », j’avais pointé que ces faits fondaient une base de masse disponible pour le projet socialiste. C’est juste. Et c’est faux.
Car c’est une chose d’appartenir à une catégorie sociale, et une autre de s’y identifier. Le mécanisme par lequel se fait cette identification est tout à fait essentiel. Le mot « mécanisme » désigne ici l’ensemble des conditions concrètes dans lesquelles se construit une conscience politique. Cela inclut au premier chef les mots mis en circulation et surtout ceux choisis pour parler de soi. Certes la situation objective de la population lui enjoint de penser un intérêt général. Et sans doute le peut-elle plus facilement, du fait de sa situation matérielle, qu’à l’époque où les prolétaires formaient un archipel dans l’océan de la paysannerie et des boutiquiers. Mais ce n’est pas cela qui se passe. Une catégorie sociale peut exister sans conscience de soi. Elle ne s’institue sur la scène qu’à partir de ses mots et projets communs.
Dans l’antiquité romaine, le peuple c’était la plèbe. Celle qui s’opposa dans la Rome antique aux patriciens. Elle se constitua en force politique en se retirant sur le mont Aventin à Rome organisant ainsi la première grève populaire de l’histoire. L’expression « se retirer sur son Aventin » vient de là. Puis, se fut la « sans culotterie » urbaine et les petits paysans de la grande révolution rassemblés par la lutte contre les féodaux d’ancien régime autour du projet d’instituer la liberté. A la suite, le peuple, dans le discours de gauche c’était les prolétaires et souvent aussi, suivant les auteurs, les petits paysans et les petites gens de la ville. Puis dans les années qui ont entouré les « trente glorieuses », le peuple, dans les discours et les programme électoraux ce sont les ouvriers et les classes moyennes urbaines. Le programme commun se proposait d’unifier ces populations différentes. Elles avaient au moins en commun d’être fortement structurées autour de statuts sociaux et culturels clairement définis. Le programme commun unifiait en proposant une ligne d’horizon politique mêlant conquêtes sociales et conquêtes faisant symbole comme l’abolition de la peine de mort. C’est ce projet commun qui unifiait. Ce n’était pas seulement la collection des changements qui faisait le sens du programme commun mais le destin commun promis. Le peuple dans ce cas, c’était l’ensemble des gens censé avoir un intérêt à faire appliquer ce programme et assumer ce destin. Je résume, bien sur. Mon propos est juste de montrer comment on se représentait la notion de "peuple" à ce moment là.
Mais une autre idée travaillait le système des représentations sociales. J’ai déjà évoqué le moment ou contre l’idée d’une hégémonie sociale des prolétaires dans le peuple se formulaient l’idée que la société se « moyennisait ». La « moyennisation » de la société, c’était l’idée qu’émergeait un grand bloc social central dans la société. C’était l’objet de toutes les discussions et théorisations. Giscard d’Estaing d’un côté, les socialistes de l’autre, vont se disputer et capter cette représentation culturelle et symbolique de l’évolution dans la vision que la société avait d’elle-même. C’est au nom de la « moyennisation » promise que les deux vont prendre le pas sur les partis qui incarnaient l’ancienne représentation des classes sociales. Le PS « moyennisé » prend l’avantage progressivement sur le PCF identifié à la classe ouvrière stricto sensu. Et l’UDF de Giscard supplante le RPR, identifié aux anciennes catégories intermédiaires : paysans, boutiquiers et agents de maitrise.
La « moyennisation » a été une construction très largement idéologique. Mais elle correspondait aussi au ressenti d’un mieux social dans la chaine des générations. Tout un appareil symbolique et une mise en scène culturelle l’a accompagné. Elle reposait néanmoins sur une base objective. L’extension du salariat à toutes les professions, l’urbanisation massive de la population et l’élévation des qualifications requises par la production étaient bien des réalités. Pour faire simple. Revenant en souvenir à cette époque, je me souviens des gens que le PS attirait alors en masse dans la nouvelle classe cultivée des villes. Ceux là créaient des associations, avaient un avis sur tout et venaient en masse aux réunions des comités de quartiers alors fort à la mode. Quoiqu’il en soit le thème de la moyennisation permit à ceux qui s’en sont saisi d’en vendre une déclinaison politique. Puisque la société était menée par son groupe central, il lui fallait ou un parti de même nature ou une coalition qui lui ressemble. Déjà il fut beaucoup question de se passer de l’alliance avec les communistes et de chercher à s’allier avec le centre. C'est-à-dire de se passer de la satisfaction des revendications ouvrières pour construire le projet de la nouvelle société qui se dessinait à partir de l’hégémonie du « bloc central moyen ».
Bien sur, la situation et le discours empruntaient, comme toujours, à la période antérieure ses symboles, ses drapeaux, ses catégories mentales et ainsi de suite. Et elle en habillait de mots la situation nouvelle. Je me souviens du rôle que jouait des mots d’ordre comme celui de « l’autogestion ». Tout le monde comprenait cela comme un partage du pouvoir entre producteurs au détriment de la monarchie patronale. D’autant que celle-ci était à l’époque encore lourdement marquée par le paternalisme. Dans cette ambiance les exigences libertaires de mai 68 entraient parfaitement en résonance avec la protestation sociale. Le mot d’ordre d’autogestion était cependant investi de façon bien différente suivant la place de chacun dans l’entreprise. Celui d’en bas l’entendait à l’ancienne, comme une libération collective. Celui d’en haut l’entendait comme un partage du pouvoir de la décision technique avec le patron, sur la base de la compétence professionnelle. J’évoque ce modeste épisode pour montrer comment un mot d’ordre peut être transversal au point d’être fédérateur politiquement en dépit de l’hétérogénéité du bloc social dans lequel il fait écho. Ici, l’ambigüité de toute cette imagerie c’est qu’elle se vivait aussi comme de la cogestion dans la bonne tradition social démocrate. Et qu'elle n’était pas du tout inclusive pour la classe ouvrière en tant que telle, effacée du tableau des futurs désirables, alors même que celle-ci restait la classe la plus nombreuse. Cet exemple permet d’illustrer l’idée que le glissement des gros bataillons de votes de gauche du PC vers le PS et sa dynamique conquérante sur les nouveaux arrivants de la société se lit comme l’extension d’une représentation culturelle se substituant à une autre. Comme la population des campagnes s’était autrefois rêvée urbaine et ouvrière, la population ouvrière urbaine se rêva classe moyenne de centre ville puis urbaine. Là encore je résume au prix d’une certaine caricature mais je veux souligner le rôle des représentations collectives comme sous bassement de l’action politique et moyen par lequel ceux qui entrent en action se définissent socialement eux-mêmes.
Dans la période récente, au cours des vingt dernières années, tous les penseurs du PS, ne riez pas il y en avait pas mal, se sont concentrés sur la dispersion sociale résultant de la « modernisation » et de « l’essor des nouvelles technologies ». Ils théorisèrent une « individualisation » volontaire et désirée des rapports sociaux. La moyennisation s’est alors doublée d’un adjectif qui en dégageait le sens : « l’individualisation ». L’hégémonie du message publicitaire, producteur de norme comportementale, semblait accompagner un mouvement qu’en réalité il produisait. Période héroïque du vocabulaire égotique : le « sur mesure » et « l’individu » devinrent la norme de toute chose en tout domaine. Derrière les faits qui montraient en effet une atomisation croissante des rapports sociaux de production, les théoriciens socialistes ne voulaient voir que la satisfaction d’une irrésistible pulsion individualiste. Pour eux elle rejoignait à point nommée, l’évolution des rapports de production du futur faits de « télé travail » et de production du « soft » tandis que le « hard » irait se faire produire chez les sous développés. Dans l’ordre politique, le contrat devint l’idéal de la relation sociale plein de la vertu du gré à gré. La loi devenait la contrainte archaïque par son égalitarisme et sa tendance à tout niveler.
Ils n’ont pas vu venir la précarité comme mode transversal de réorganisation des rapports sociaux et humains dans le nouvel âge du capitalisme. Ils ont cru qu’elle ne les concernait pas. Ils ont cru que c’était le nom de l’entre-deux provisoire d’une société enfin libérée de la monotonie du « bol de fer ». A présent, les enquêtes d’opinion montrent une jeunesse qui aspire d’abord à travailler dans la fonction publique. Ceux là demandent de la durée, de la stabilité et du sens. Le contraire de la génération de gogos que forment leurs parents dépités.
Bref, tant que le haut du panier passait d’un poste à l’autre sans période de chômage durable, tout le discours de la moyennisation individualiste resta en place. Le chômage de masse fut largement interprété comme une conséquence douloureuse chez les gens d’en bas de l’inadaptation de leurs formations professionnelles aux évolutions et Bla Bla. Puis les penseurs ont bien dû observer « la coupure entre classe moyenne et classe populaire ». Ce fut le refrain des années 90 et 2000. Evidemment les classes populaires ainsi désignées furent accablées de toutes les tares. Le référendum de 2005 fut un sommet de stigmatisation. Ceux qui avaient des illusions sur le futur radieux du système regardèrent de très, très, haut ceux qui n’en avaient plus aucune, compte tenu de leur quotidien. Si l’on veut avoir une idée du mépris qui accabla le peuple il faut lire les discours du conseil national des socialistes qui suivi la déroute des oui-ouistes. Ou n’importe lequel des éditoriaux de la presse des belles personnes. La racine de la coupure ne fut pas davantage comprise que par le passé. Pour les grands esprits, il s’agissait d’une crise de l’adaptation de la société à l’accélération de l’histoire. Rien de moins, mais rien de plus.
Dans cette vision il n’y a pas de lutte de classes. C’est une vieillerie idéologique sans aucune réalité spontanée. Et l’hyper accumulation de la richesse, comme tous les excès du capitalisme, est un dérèglement. Il se résout dans la « régulation », « la concertation », « le dialogue ». Bien sur, « le contrat » est le maitre mot de cette régulation par les bonnes intentions. Comme s’il s’agissait d’un malentendu que la raison suffirait à faire reculer. Les journaux supprimaient la rubrique sociale au profit de la rubrique « économie » ou « argent » et tout ce qui faisait lutte s’engloutissait dans la rubrique des « problèmes de société ». Cette « régulation concertée » est proposé comme issue aux problèmes de notre temps et comme idéal social. Dans cette vision, le précariat est une maladie regrettable lamentable qui affecte les jeunes et les « famille monoparentales ». Pour ceux-là, la réalité de masse du précariat, sa production et les conséquences de son extension à tous les compartiments de la société n’en font pas un sujet de l’histoire mais un objet de commentaires. Dans le meilleur des cas…
Le précariat n’est pas la marge du système social actuel. Il en est le cœur. Le moteur de la dynamique sociale du présent ce n’est plus l’espoir d’une montée de tous vers la classe moyenne mais la peur de chacun de se voir absorber par le précariat. Le précariat n'est pas un sadisme spécial des possédants : c’est un mode d’exploitation correspondant à la période des taux de profit à deux chiffres. Faire de la politique à gauche comme si on parlait à une armée de travailleurs sous statuts qui pensent à l’amélioration de leur fin de mois et à une cohorte de cadres supérieurs s’éclatant au boulot est une vue de l’esprit sans contact avec le réel. Surtout cela fait passer à côté d’un fait essentiel : du fait de la prise de conscience de l’extension du précariat peu ou prou dans la vie de chacun, l’une et l'autre de ces deux catégories ont en commun une même détestation des injonctions de leur temps qui fonctionnaient hier comme le moteur de la promotion attendue : fais plus vite, davantage, et prouve ta débrouillardise !
Le précariat est un mot de sociologue construit avec les mots précarité et prolétariat. Il nomme la catégorie sociale des gens qui subissent la précarité comme un destin social durable et non comme un « entre deux » provisoire. La précarité est un rapport social global. Elle ne concerne pas que le type de contrat de travail mais tous les aspects de la vie qui pour finir en dépendent : logement, accès au ressources essentielles comme l’eau et l’énergie, et ainsi de suite. Le précariat s’étend dans la société mais également dans la vie de ceux qui le subissent en précarisant petit à petit tous les aspects de leur vie personnelle et même intime… Ce n’est vraiment pas un hasard si madame Parisot a pu dire : « l’amour est provisoire, le travail peut bien l’être aussi». Le précariat est une catégorie transversale. Il relie et parfois dissout en son sein toutes les catégories du salariat. Il implique aussi bien les ouvriers que les cadres supérieurs. Il fédère par les caractéristiques de mode de vie qu’il confère. La précarité n’est certainement pas un fait nouveau. Elle mine la société depuis des comptes d’années. Ce qui importe dorénavant c’est d’accepter de penser comme un fait politique ce qu’elle produit dans le rapport de force entre l’ordre établi et la volonté de le renverser. Non seulement du point de vue des obstacles que la peur du lendemain soulève mais en point d’appui pour entrainer ceux qu’elle dévore dans le projet de la révolution citoyenne.
On peut mettre des chiffres de population en face de cette réalité sociale. Huit millions de personne vivant en dessous du seuil de pauvreté y figurent à coup sur. Et parmi elles quatre millions de travailleurs. Soient 13,4 % de la population active du pays. Il est important cependant de ne pas confondre précarité et grande pauvreté même si la précarité l’inclut. 23 % des emplois sont précaires, toutes catégories confondues de contrats : CDD, intérim, contrats aidés etc. Il y a ainsi 2,1 millions de salariés en CDD. Un nombre en hausse d’un tiers entre 2002 et 2008. Il y a 550 000 intérimaires : encore une hausse d’un tiers entre 2002 et 2008. La moitié des salariés de moins de 25 ans ont un emploi précaire. Et, à chaque fois, il faudrait préciser qu’il s’agit d’une écrasante majorité de femmes. On peut l’observer clairement dans la fonction publique. Il faut dire que c’est une ramée de précaires qui croupit là dans l’insécurité sociale. Il y a 842 000 non titulaires dans la fonction publique sur 5,3 millions de personnels publics. Cela signifie qu’il y a 16 % de précaires dans l’ancien royaume du bol de fer ! Dans l’Education nationale il y a 47 000 non titulaires. Dans ce nombre, il faut distinguer 70 % de femmes. Et comme si ce n’était pas assez on y trouve 44 % de temps partiel, d'où des salaires très faibles. Ici commence un autre océan de précarité. Celui qui résulte du temps partiel imposé. Il y a 1,4 millions de salariés à temps partiel contraint. Dont évidemment 80 % de femmes ! En hausse de 27 % depuis 2003. Dès lors 40 % des salariés à temps partiel vivent sous le seuil de pauvreté ! La pauvreté atteint 20 % des jeunes de moins de 25 ans, c'est-à-dire près d'un million de personnes ! Précaires, pauvres, jeunes et femmes, quatre mots qui se font écho dans la réalité quotidienne et qui la structurent en profondeur.
La seule stabilité sociale des précaires est leur situation instable autrefois qualifiée d’atypique et qui est la règle à présent. Il faut de huit à onze ans à un jeune pour acquérir un contrat a durée indéterminée (CDI) ! Le précariat est une réalité qui déborde évidemment très largement les cadres de la seule masse des personnes directement concernées. Elle implique aussi les familles, les descendants cela va de soi car les enfants sont en première ligne pour subir les conséquences des carences que le précariat implique. Mais aussi les ascendants, bien obligés de s’impliquer. Elle touche aussi ceux qui en ont peur comme d’un futur immédiat redouté. Elle affecte aussi bien l’ouvrier très qualifié que le smicard. Mais aussi le cadre supérieur au chômage, contraint de devenir un « auto entrepreneur » parfois même par l’entreprise qui l’a licencié ou par celle qui emploie son travail.
La précarité est le mode dominant sous lequel se fait l’accès aux biens et services élémentaires. Elle contamine tous les compartiments de la vie quotidienne. Ainsi du logement. Il y a dorénavant 10 millions de mal logés dans notre pays. Parmi eux 100 000 personnes sans domiciles fixes. Cent quarante mille personnes vivent en camping ou en habitat de fortune. Cinquante mille personnes vivent à l'hôtel. Et la menace frappe largement. Il y a deux cent vingt mille personnes en instance d'expulsion suite à une décision de justice. Ces expulsions vont croissantes en nombre, de près du tiers depuis 2002. A quoi s’ajoutent plus d’un million trois cent mille demandes de logement social, en attente interminable et en hausse d’un quart depuis 2002 ! Je pourrai allonger la liste des catégories de précarisation. Santé, accès à l’énergie énergie, tout est touché. Il y a 8,5 millions de personnes en situation de précarité énergétique. 1,5 millions de logements sans chauffage. L’augmentation du chiffre des coupures d'énergies exprime une nouvelle extension du champ de la précarité. Trente fois supérieure en deux ans ! Pour le Gaz on est passé de 10 000 coupures il y a deux ans à 300 000 en 2010. Pour l’électricité il s’agit de 200 000 coupures par an selon la CGT. 37% des gens coupés seraient des travailleurs pauvres, 15% des familles avec enfant. Et l’eau ! L’eau aussi ! Eau : 130 000 coupures par an. Voyons la santé. Il y a cinq millions d'habitants sans complémentaire santé. Par conséquent 15 % des Français disent avoir déjà renoncé à se faire soigner. J’arrête là une énumération que je prolongerai au fil de mes interventions des prochains mois.
L’émergence du précariat fait davantage qu'obliger à redéfinir le « peuple ». En réalité elle exige le retour de ce concept pour décrire l’acteur historique de notre projet politique. Celui-ci ne peut plus être décrit ni sollicité sous la forme d’une alliance de catégories sociales homogènes comme l’était l’ancienne « alliance des couches moyennes et des couches populaires » dans les rengaines social-démocrate, ou le « front de classes » des années soixante dix au PS. Pour autant on ne peut faire de l’explosion de ces anciennes catégories le prétexte d’une relégation dans l’anomie de toute cette partie de la population que l’on inviterait à se penser comme un intervalle provisoire qu’elle n’est pas. Nommer le peuple c’est déjà faire exister politiquement tous ceux qui le composent dans une catégorie qui les intègre en tant qu’acteur politique positif direct.
Le peuple ne concerne donc pas seulement ceux que l’on nommait jusque là « les inclus ». Il ne « tend pas la main » aux exclus dans le cadre du «care». Le peuple est la catégorie politique qui se constitue dans la lutte contre la précarisation de toute la société. Le mot désigne donc tous ceux qui ont intérêt à la victoire de cette lutte, les travailleurs sous statuts, les cadres à temps pleins comme les intermittents. Il y a un ennemi du peuple qui doit être abattu politiquement : l’oligarchie. L’oligarchie est l’ensemble de ceux qui profitent du système et font de sa défense une fin en soi. Il s’agit des possédants du CAC 40 et de leur « suite dorée », les médiacrates, trader, yuppies, publicitaires, eurocrates et ainsi de suite dont la caractéristique est le parasitisme et l’inutilité sociale. L’oligarchie règne par la peur du lendemain qu’elle injecte dans le peuple en répandant l’impuissance à maitriser sa vie. Le peuple se constitue dans et par l’opposition aux oligarques. Résister c’est déjà vaincre l’idée que le précariat est une fatalité ou que chacun est personnellement responsable de sa détresse. C’est la politique qui fait le peuple. Comme l’Aventin institua la plèbe ou la prise de la bastille la sans culotterie, la grève la classe ouvrière. Désigner l’ennemi avec des mots qui réorganisent le champ politique dénoue et renoue les sentiments d’appartenance ou d’indifférence politique antérieurs, voila le but de notre propagande et des polémiques à déclencher pour faire réfléchir.
La notion de précarité peut être étendue dans tous les domaines pour être bien combattue. J’ai évoqué de nombreux aspects de la vie quotidienne que la précarité contamine. Mais il faut voir toute la dimension de cette contamination. La précarité n’atteint pas seulement les conditions de la vie du travail mais le contenu de la vie et du travail. Dans la production, quand elle atteint par exemple la constitution des équipes de travail, sans cesse changeante. Quand elle mine les projets industriels, sans cesse remis en cause, reformulés, repris et abandonnés du fait de la précarité des décisions de l’actionnaire, des changements de propriétaires. Je ne cite là que quelques exemples, bien sur. Dans la vie mentale, quand sont enjointes des modes aussi harcelantes que celle de l’éternelle jeunesse précarisant toute idée du bonheur durable. Ou bien celle de l’ouverture et de la transparence qui interdisent toute maturation et construction intime. Toutes ces injonctions sont des arborescences, inavouées comme telles, des principes auto-organisateurs du capitalisme de notre temps : flexibilité, accessibilité permanente, instantanéité.
J’ai assez retenu mon lecteur. Je n’entre donc pas dans une description plus longue à propos du lien fondamental entre lutte contre la précarité et accomplissement humain. Je rappelle seulement que la lutte contre la précarité commence la société humaine elle-même. La lutte contre la précarité de la cueillette fait inventer l’agriculture, la lutte contre la précarité de la chasse fait découvrir l’élevage. Et ainsi de suite jusque dans l’ordre intime. Jusqu'à la lutte contre la précarité des règles de vie et de la condition humaine qui fait inventer les dieux et leurs commandements. Sans oublier la précarité insupportable que répandirent les crises et les destructions à répétition du premier âge du capitalisme industriel. D’où naquirent les doctrines socialistes qui, en proposant des clefs de compréhension, permettaient de nommer, de comprendre et donc d’affronter.