1er mai : un parallèle honteux

Ceci est une note postée le lendemain du premier mai, dans la consternation de la lecture de la presse du matin. Partant de là j’évoque un aspect ou deux du moment. Juste pour les nerfs.

Ce billet est illustré par Arnaud, un des premiers contributeurs. Merci à lui.

J’achète « Libération » lundi 2 mai. Je suis perplexe. Le traitement du premier mai e10st totalement déroutant. Une sorte de service après vente de la manifestation lepéniste. Elle est annoncée à la Une sous l’angle de la communication organisée par la propagande de la famille Le Pen. « le FN cache ses fachos pour Jeanne d’Arc ». Puis à l’intérieur, deux belles pages. Photo et papier. Je pense que les rédacteurs voulaient sans doute faire quelque chose de négatif. Mais sur le mode mondain et petit bourgeois moralisant choisi, le résultat est tout simplement interloquant. Une sorte de coup de poignard dans le dos. Tout pour l’apparence. Un balancement circonspect entre deux thèses résumées par des titres incroyables : « Au FN tenue correcte exigée » et « Les Lieutenants de Marine Le Pen adeptes des vieilles méthodes ». Fermez le ban. Tout dans la com, tout par la com. Les journalistes projettent les préoccupations de leur horizon professionnel sur la sphère politique de l’extrême droite, sans recul et en totale ignorance des enjeux. Ils sont fascinés. Le Pen a donc les mains libres.

Nombre de médias accompagnent le FN, sans même s’en rendre compte, en aidant le déploiement du lepénisme sur le terrain qu’il a choisi. Il est temps de revenir aux fondamentaux de la compréhension de ce qu’est l’extrême droite dans l’histoire. Celle-ci surgit quand la droite traditionnelle n’arrive plus à faire face aux conséquences des crises. Quand se dessine un front social qui remet en cause par ses revendications le système et que la parade de droite classique devient inefficace, l’extrême droite fait le travail de maintien de l’ordre social. Elle organise la division du Front social en substituant la lutte ethnique et religieuse à la lutte des intérêts matériels, en quelque sorte. Voila la partie qui se joue. Le cœur de cible de Marine Le Pen c’est de faire le travail pour lequel l’extrême droite existe : briser le moyeu de la résistance à gauche. C'est-à-dire éjecter de l’espace symbolique et de la représentation les organisations syndicales et « ouvrières ». Celles-ci structurent en effet le cœur de l’identité sociale de la classe salariale.

Obtenir un parallèle entre les deux « premier mai » est le but poursuivi par le Pen depuis qu’il a déplacé la date de la manifestation traditionnelle devant la statue de Jeanne d’Arc créée par les « camelots du roi » et des autres fascistes d’avant guerre dont il a revendiqué la continuité. Pour Le Pen il s’agit d’organiser ce parallèle pour mettre en scène une alternative. Là où nous avons le premier mai syndical qui veut unifier la classe salariale par des revendications communes contre le patronat, l’extrême droite propose la division entre nationaux et immigrés résumée par le symbole de la Jeanne d’arc qui « boute l’envahisseur hors de France ». De ces deux symboles se déclinent en cascade deux ensembles doctrinaux et politiques. Rien n’est donc moins neutre que de mettre en scène le1 parallèle entre les deux. Le système médiatique a servi avec énergie et application à l’extrême droite la soupe dont elle avait besoin. Il a mis en scène le parallèle que veut l’extrême droite. Le service après vente en quelque sorte.

Ce qui est spécialement pervers c’est évidemment d’avoir salé le plat en faisant partout fielleusement remarquer que la manifestation lepéniste a progressé en nombre (environ trois mille attribués partout) tandis que celle des syndicats serait « en recul partout » (environ cent mille personnes !).  La disproportion des nombres entre trois mille et cent mille n’a donc même plus de sens ! « Libération » relègue à la page 18 le compte rendu de la manifestation syndicale. Trois petites colonnes, un quart de pages. Titre « les militants se sont défilés pour le premier mai » ; sous titre « les cortèges d’hier ont réuni trois fois moins de personnes que l’année dernière. » On sent la haine anti syndicale de la bobocratie pleine de jubilation. Le plus révoltant est que les seuls chiffres cités soient ceux de la police. Et voici la dernière phrase de ce compte rendu : « Comme pour remuer le couteau dans la plaie l’autre cortège du jour a fait le plein. 3 200 sympathisants FN ont défilé derrière Marine le Pen (lire page 10 et 11) soit un millier de plus que l’an dernier ». Le reste est fait de remarques fielleuses. A quoi bon alors acheter un journal « de gauche » si c’est pour y lire les mêmes salades frelatées que le sensationalisme des journaux gratuits qui le même matin nous servaient déjà ce potage en pleine page ?

Si je focalise sur « Libération » c’est bien sûr parce que le journal affiche son appartenance à notre camp. Et parce qu’il organisait il y a peu encore, à Rennes, un débat sur le Front National dont j’étais l’invité avec Jean François Kahn et 2qu’animait Nicolas Demorand lui-même, le patron du journal. Je suis donc réellement perplexe. Qu’est-ce que cela signifie ? Dans ce même journal Alain Duhamel avait déjà fait de Marine le Pen la nouvelle héroïne de la lutte des classes. Une première page avait été consacrée à la démondialisation pour en attribuer de nouveau le mérite aux Le Pen. J’en passe. Selon moi, le vieux fond de cette gauche, théoricienne du passage au social libéralisme, la social bobocratie narcissique, exprime ici un aspect central de son identité culturelle. Elle attribue aux Le Pen tout ce qu’elle déteste dans le mouvement ouvrier traditionnel en espérant de cette façon en flétrir la signification. L’alter mondialisme, les syndicats de classe, l’Etat, la feuille de paye, les fonctionnaires, la République et ainsi de suite. Le contenu de sa  condamnation du Front National la conduit donc à en  faire le jeu. Ils veulent mener deux bataille en une. Le recours au mot « populisme » pour mener cette double offensive  résume cette ambivalence.

En témoignent les chasses aux sorcières permanentes du « Nouvel Observateur », vaisseau amiral de la réaction social-bobocrate vieillie et aigrie, avec ses portraits et photos grossièrement injurieux contre l’autre gauche et ses porte paroles. Pour finir, partis pour frapper des deux cotés, ils ne frappent en réalité que nous. Car ils organisent sciemment la levée de la digue que nous tachons de défendre là où l’extrême droite veut ouvrir une brèche. Nous sommes pris entre deux feux.

Le traitement médiatique de ce premier mai restera un cas d’école. Je renvoie au blog d'Alexis Corbière qui s'est rendu sur place, en observateur de la manifestation des Le Pen, pour se faire une idée du décalage entre la réalité observable et les récits et photos publiés de tous côtés. Beaucoup d'amis m'ont aussi alerté sur l'ambiance médiatique que formait cette mise ne scène juxtaposée aux momeries du mariage anglais et a l'interminable diffusion des images venues du Vatican. Une énorme provocation après toutes ces semaines de délires contre l’islam sous3 prétexte de laïcité. Le lendemain, le martèlement a été frappant sur le thème des deux "premier mai". Si "BFM-télé" ouvre sur la manifestation des Le Pen, "i-télé" ouvre, elle, sur les cortèges syndicaux. La télé publique fait du cinquante cinquante. Et ainsi de suite. Pour l’instant ce qui l’emporte c’est l’effet de système de la sphère médiatique. Là, il n’y a aucune conscience ni aucun sens des responsabilités. Il faut du « neuf », qui « dérange » et bla bla. Tout le monde connait. S’y ajoute la fascination pour le diable qui parle aux tripes des bobocrates aussi. C’est la pente que prirent en leur temps les Drieu La Rochelle et Brasillach, écrivains flamboyants, fascinés par "l’esthétique nazie", qui finirent dans les fourgons de la collaboration et de l’antisémitisme. C’est une erreur de croire que les enfants de la classe moyenne supérieure, en proie à la hantise du déclassement social, réagiront spontanément de façon différente de ce que firent les mêmes, dans le passé et devant la même situation. Le bobo « anti syndicat » et « anti gauche archaïque » n’a rien d’un bohème évaporé héraut viscéral de la liberté. Ce sont aussi de grands amis des digicodes. Dans la vie sociale comme dans la vie privée, Peter Pan est souvent un salaud (au sens sartrien), prêt à tout pour prendre ce qui est à prendre et aigre au moment de donner. La dure discipline intellectuelle de l’idéal des Lumières et le rude devoir de solidarité du combat social ne sont pas de ses pratiques les mieux connues.

Je l’ai assez critiqué pour pouvoir en dire du bien sans être suspect de complaisance. Dans ce contexte, le journal « Le Monde » fait bien et mieux que tout le reste en se tenant à distance du sensationalisme. Le papier d’Abel Mestre et Caroline Monnot ne se contente pas de répéter ce que le FN a souligné dans ses contacts de presse. Il a montré 4au contraire la contradiction entre le slogan « liberté » brandi de tous côté dans la manifestation et les attaques lourdes contre le syndicalisme. Et c’est seulement en lisant ce journal que l’on apprend comment le cortège de syndicalistes prévu en tête de cortège s’est réduit à … deux personnes. Le roman des syndicalistes accourant en masse chez les frontistes a eu sa démonstration. Mais comme elle n’est pas prévue par la doxa médiatique du moment, on a failli n’en rien savoir. Un grand bravo encore aux deux reporters sans peur du journal « Libération » qui n’ont rien vu, rien entendu, rien lu.

Reste qu’on pourrait être plus efficace dans l’organisation du premier Mai, à gauche. Je ne parle pas pour nous, le Front de Gauche, car chacun a pu nous voir, déployés en force sur le parcours puis manifestant en nombre à la fin du cortège syndical. Mais aucun dirigeant socialiste à l’horizon des trottoirs parisiens, ni bannière ni banderole du grand « parti-qui-attend-son-candidat-en-travaillant-sérieusement-sur-le-projet ». La supposée gauche du PS était partie aux fraises. Les uns nous proposent de partager leur honte en adoptant leur « candidat-unique-contre-le-pen », les autres hésitent entre se faire battre en interne puis négocier ou bien négocier directement. Pourtant il y a eu la publication des salaires de 2010 des patrons du CAC 40 la semaine dernière. Leur salaire moyen se situe à 2,5 millions d'euros, soit 150 ans de SMIC. En hausse de 25 % par rapport à 2009. Ca aurait pu stimuler la mobilisation des élites roses ! Mais non ! Ces patrons là aussi peuvent dormir tranquilles si le PS gouverne ! « Le salaire maximum » ne s’appliquera pas à eux si on en croit le programme socialiste.

Pourtant l’évolution de la situation sociale tourne à la caricature. Car en même temps avait lieu la publication des chiffres du chômage pour mars. Le gouvernement s’est aussitôt réjoui de la « baisse du nombre des chômeurs ». Il5 fallait chercher attentivement la réplique. En fait, il s’agit d’une baisse des inscrits de catégorie A. Dans les faits, la situation continue de se dégrader. D’abord le nombre total de chômeurs toutes catégories (A, B et C) continue d'augmenter : il y a, à présent, 4,3 millions de chômeurs. Le chômage de longue durée, celui qui détruit ou déstructure le plus profondément les individus et les familles,  poursuit son augmentation. Enfin le chômage des plus de 50 ans continue de s'envoler. Progression de 13 % en un an. Le contraire de ce qu’avait annoncé le gouvernement au moment de la réforme des retraites. Mais qui s’en souvient ? Qui le lui dira ? Il est vrai que parler de madame Le Pen est tellement plus excitant !

Ces derniers temps on voit le pouvoir fondre à vue d’œil dès qu’il touche aux choses sérieuses. Il est frappant d’observer comment l’autorité du chef de l’Etat est aujourd’hui instantanément diluée sitôt qu’il touche si peu que ce soit à l’argent des puissants. Ainsi à l’occasion de la prime pour les ouvriers dans les entreprises « qui vont mieux ». Une promesse de Sarkozy faite à la hussarde et comme à l’étourdi ! Sarkozy a d'abord promis d'imposer aux entreprises qui versent des dividendes de donner des primes aux salariés. Avec cette annonce, cela ne concernait déjà que 3 millions de personnes, soit seulement 12 % des salariés. "S'il y a une prime pour les actionnaires, il faut avoir une prime pour les salariés" avait déclaré le chef de l’Etat. "Je voudrais qu'on imagine un système qui fait qu'au moment où on augmente ce qu'on donne aux actionnaires (…) les salariés, ils en aient une partie aussi". Oh là ! Tout doux je vous prie ! Le Medef a étendu les pattes. Pas touche au grisbi ! Et la mesure a été vidée de sa substance par le gouvernement. Le ministre du budget François Baroin, l’ami de la « fille ainée de l’église » a d'abord annoncé une prime de 1 000 euros. Seulement dans les entreprises d’une certaine taille. Et surtout à condition que leur dividende distribué ait augmenté ! Grosse blague ! Une entreprise comme Total n’en aurait déjà payé aucune !

Après quelques jours accordés au dégonflage de la baudruche, finalement le gouvernement a fait une 6nouvelle précision. Il a arbitré en faveur d'une prime « exceptionnelle ». Mais « sans montant minimum ». Génial. « Salut Marcel, ce mois-ci tu as droit à une prime de 10 euros ; alors heureux ? » Cette nouvelle version de la prime Sarkozy ne concerne qu'une toute petite minorité d'entreprises. Elle ne sera en effet obligatoire que pour les entreprises de plus de 50 salariés. Et seulement celles qui « augmentent » les dividendes versés aux actionnaires. Par exemple, Total et France Télécom ne sont pas concernés alors qu'ils enregistrent des superprofits. En effet les dividendes versés sont déjà tellement élevés qu'ils seront stables en 2011. C'est ainsi dire que la prime ne s’applique pratiquement plus nulle part. Bien joué le Medef ! Mais l’autorité de l’Etat là dedans ? Le crédit de la parole présidentielle ?

La spirale dépressive du pouvoir en place est tout entière dans cet épisode. Etranglé par les plans euro plus et autres politiques de contingentement radical de la dépense publique d’une part, coincé par la dictature de la concurrence libre et non faussée et son dumping social, le pouvoir est condamné à des fuites en avant « sociétales ». Il n’a pas fini d’en faire et faire encore des messes et des démonstrations de xénophobies.

On en a eu une lamentable démonstration avec la fumeuse polémique sur la prétendue remise en cause des accords de Schengen. Avec leur sommet extraordinaire sur les flux migratoires, Sarkozy et Berlusconi n’ont fait que de l’affichage et de l’agitation. Du spectacle ! Car les possibilités de limitation de la libre circulation des personnes existent déjà dans les règles de Schengen. Faisons juste un rappel pour ceux qui ne connaissent pas ces accords. « L’espace Schengen » est un espace de libre circulation des personnes sans frontières intérieures. Il comporte une intégration de la délivrance des visas. Cela signifie qu’un visa donné par un pays membre donne droit de circulation dans tous les Etats de l’espace8 Schengen. Dans l’accord qui organise cet espace, existe déjà une clause de suspension permettant à un Etat, « en cas de menace grave pour l’ordre public et la sécurité intérieure », de réintroduire le contrôle à ses frontières intérieures. Cette possibilité est ouverte pour une période « maximale de trente jours ou pour la durée prévisible de la menace grave si elle est supérieure à trente jours ». Ce n’est pas rien. Ce que propose l’Elysée : "aller jusqu'à, en dernière extrémité, une clause de suspension en cas de nécessité lorsqu'il y a une défaillance systémique à une frontière extérieure de l'UE». C'est-à-dire en cas de porosité trop grande face à l’afflux d’immigrants à une frontière extérieure de l’Union européenne. Cette proposition est donc parfaitement inutile.  De toute façon, les restrictions à la libre circulation sont illégales quand elles visent des réfugiés. En tant que membres de l’ONU et Etats parties à la Convention 1951 et au Protocole 1967 sur la protection internationale, les Etats de l’Union Européenne sont dans l'obligation de "prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les réfugiés, les demandeurs d’asile et autres personnes relevant de la compétence (de l'HCR), qui se trouvent sur leur territoire ou qui cherchent à y être admis". C’est le principe de non refoulement. Ce qui n’est plus refoulé par conséquent c’est seulement le besoin de faire de l’agitation xénophobe pour se donner le rôle en compétition avec l’extrême droite.

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