La tentation autoritaire

Dans cette note, finalisée avant de monter dans le train pour Lille et sa braderie, je fais un tour d’horizon en attelant ensemble des choses que j’ai rédigées à divers moments, à mesure que je pouvais approcher un clavier et que j’avais le temps disponible pour m’adonner à la passion de l’écriture partagé avec vous. Il sera donc question du « Coup d’état des financiers », expression dont je veux progressivement éclairer ici le contenu. Puis je parle de l’invisibilité de la classe ouvrière dans les médias audiovisuels. Et cela me fait le lien avec un film que je veux vous proposer d’aller voir. Je viens ensuite sur l’extension de la pauvreté et la question stratégique qu’elle souligne. Du coup mardi vous aurez une pensée pour les ouvrier(e)s du « Thé éléphant » trainés en justice à Nanterre par leur exploiteur Unilever qui se plaint qu’ils aient mal parlé de lui. Je finis avec un message venu du Chili qui nous concerne de près.

Une nouvelle étape de la tentation autoritaire qui travaille les dirigeants libéraux commence en Europe avec l’imposition de « la règle d’or ». C’est la conséquence de leur vision dogmatique de ce qu’est « la seule politique possible ». Je voudrai souligner aujourd’hui que cette façon de voir se nourrit de l’ambiance anti-parlementaire et antipolitique dominante dans les médias. L’habitude de parler d’une « classe politique », les refrains destiné à donner une couleur politique neutre aux pires poncifs contre les gouvernements « de droite comme de gauche » fonctionnent comme un conditionnement. N’oublions pas dans ce registre le rôle de l’adulation des experts et la manie d’avaler tout rond un argument dès qu’il est présenté sous une forme chiffrée. Les têtes les plus pleines n’y échappent pas.  James Lovelock scientifique britannique : « il peut être nécessaire de mettre la démocratie de côté pour un moment ». David Shearman chercheur australien : « si la démocratie ne peut pas fournir leadership et action sur le changement climatique, sa survie doit être mise en question ». Je tire ces citations du livre d’Hervé Kempf contre l’oligarchie. Ce journaliste du « Monde » note d’ailleurs comment de bonnes têtes peuvent être emportées à la faveur de circonstances traumatisantes. Ainsi quand Nicolas Hulot a dit après l’échec de la conférence de Copenhague sur le réchauffement climatique en 2009 : « c’est la faillite de la démocratie ». L’idée sous-jacente selon Kempf est la suivante : « puisque la démocratie […] ne permet pas de prendre en compte les intérêts du long terme, la démocratie nuit au bien être durable de l’humanité. Et il faut confier à une élite vertueuse le soin de mener la société sur le bon chemin ».

Mais c’est évidemment dans le cœur du système que la tentation autoritaire est la plus forte. Le moment politique que nous vivons est celui du divorce entre le capitalisme mondialisé et la démocratie. Hervé Kempf propose un florilège de phrases qui font froid dans le dos. Mais elles éclairent tellement bien d’où vient ce que nous vivons. The Economist par exemple, magazine de référence libéral écrit : « les électeurs européens sont le plus grand obstacle aux ambitions [de l’Europe] de devenir plus dynamique et performante ». Plus près de nous, en France dans la nomenclature des médiacrates, si sourcilleux sur la démocratie chez les autres, on en a entendu de belles également. Ainsi Christophe Barbier, rédacteur en chef de l’Express en parlant de la nécessité d’un nouveau traité européen : « les peuples ne valideront jamais un tel traité […], un putsch légitime est nécessaire ». Et n’oublions pas Alexandre Adler, grand pourfendeur de dictature communiste qu’il voit au pouvoir avec Chavez. Cela ne l’empêche pas de préconiser une « dictature bienfaisante » pour la Grèce. Bien sûr, lui sait que c’est ce qui s’est déjà produit dans les années trente, sous le même prétexte, avec le même cheminement dans le même pays, sous la férule du dictateur Metaxás.

Les puissants ont commencé à critiquer les processus démocratiques
dès les années 1970 selon Kempf : « la Commission Trilatérale  regroupe à partir de 1973 des dignitaires politiques et économiques provenant des États-Unis, d’Europe et du Japon ». Son rapport de 1975 est rédigé par Samuel Huntington : « plusieurs des problèmes de gouvernance aux États-Unis aujourd’hui découlent d’un excès de démocratie ». Le théoricien du « choc des civilisations » avait à l’époque produit un livre où il montrait comment seuls les militaires étaient en état d’assumer l’intérêt général contre les politiciens nécessairement vissés dans une démagogie électoraliste de court terme. Ces thèses servirent de ciment et de justificatif pour la préparation et la conduite des années de dictature et de meurtres en Amérique du sud. Les prémices de la tentation autoritaire sont nombreuses et bien placées actuellement. Ainsi avec David Rockeffeler, membre de la Trilatérale et président de la Chase Manhattan Bank qui a écrit en 1999 : « une large partie du monde a tendu vers la démocratie et les économies de marché. Cela a amoindri le rôle des gouvernements […] quelqu’un d’autre doit prendre la place du gouvernement, et les entreprises me semblent être l’entité logique pour le faire ». Je suppose que ces lignes me vaudront maints ricanements et force accusation d’exagération. Un peu comme ce à quoi j’ai eu droit à propos du populisme. Et avant cela à propos de la dénonciation de la cupidité des riches. Vous avez donc vu que ces postures ne tiennent pas longtemps sous le feu des évènements. Le journalisme de l’audimat suit la pente et celle-ci va où nous disons et non là où ils préféreraient. De même la réalité du coup d’état des financiers finira par s’imposer aux esprits. J’ai noté avec orgueil que l’expression « coup d’état des financiers » était aussi un des slogans des indignés d’Espagne.  

Les ouvriers visibles ne sont que « 2% » chaque année à la télévision, toutes chaînes confondues. Ce chiffre, venu d’une enquête du CSA que je reprenais dans mon livre « Qu’il s’en aillent tous », commence à être connu désormais. Je l’ai rappelé à l’émission « Salut les Terriens » pour enfoncer le clou. J’y reviens. Invisibles, effacés, rayés du tableau, disparus ou en voie de disparition. Exception ce soir là : une employée de Sodimédical était invitée sur le plateau d’Ardisson pour parler de la délocalisation de son entreprise en Chine. La charge de violence brute de cette exclusion permanente le reste du temps n’en est que plus sévère quand on écoute cette femme décrire sa condition. Les universitaires et sociologues étudient cette « occultation ». Dans mes pérégrinations internet, je suis tombé sur un dossier du journal « La Croix » datant de 2008.  Un professeur d’université y faisait ce constat : « Chaque année, lorsqu’on demande aux étudiants combien il reste d’ouvriers en France, les réponses sont ahurissantes. Certains disent 100.000, d’autres 500.000. Il y en a toujours un qui par bravade va aller jusqu’à les estimer à un million. » Derrière l’absence d’images et l’absence de mots, il y a des hommes et des femmes qui ne travaillent pas tous dans les mêmes branches. Une ouvrière qui a vingt ans de métier dans une usine agro-alimentaire est citée dans ce même dossier : « Parfois, lorsque je leur décris mon atelier, j’ai l’impression que les gens n’imaginaient pas que le travail à la chaîne existe ailleurs que chez les constructeurs automobiles. Comme si seuls ceux qui sont employés dans la sidérurgie ou dans la construction automobile peuvent porter le nom d’ouvrier.»

Des armées de communicants veillent à ce que les mots façonnent le monde qu’ils fantasment pour que les dominants qui les payent en tirent gloire et profits. L’ordre globalitaire du capitalisme de notre temps tient par la colle d’un imaginaire reformaté et domestiqué par ses mots et ses occultations. Dans son livre sur l’oligarchie, Hervé Kempf, décrit bien (page 35) cette évacuation de la conscience de soi. « Le peuple ne se voit plus comme tel, la société se croit une collection indistincte d’individus […]. L’oligarchie, elle, a une conscience de classe aiguisée, une cohérence idéologique sans faille, un comportement sociologique parfaitement solidaire. ». Dès lors, la lutte politique que nous menons est aussi une lutte poétique, au sens radical du mot c’est-à-dire de création et d’invention contre tout un vocabulaire qui fonctionne comme une propagande permanente. La révolution citoyenne passe par ce travail d’invention. Nommer la réalité du monde sans euphémismes anesthésiants. Inventer ou réveiller  les mots ou les symboles qui portent ce que nous voulons voir se construire de nos intelligences et de nos mains. Me revient en mémoire l’appel en 2004 de treize illustres anciens résistants pour commémorer le 60ème anniversaire du Programme du CNR, celui « Des jours heureux » : « Plus que jamais, à ceux et à celles qui feront le siècle qui commence, nous voulons dire avec notre affection : créer, c’est résister. Résister, c’est créer. »

Des artistes, des cinéastes, créent pour résister à cette déferlante quotidienne d’images mutilantes et obscurcissantes. D’images formatées dans « le moule à tarte » des séries et reportages du vingt heures. J’emprunte l’expression à Peter Watkins, le grand documentariste anglais auteur de « La Bombe », de « Punishment Park » et des six heures magistrales de « La Commune ». Dans les films de Robert Guédiguian, de Gérard Mordillat, les ouvriers sont visibles et vivants. Plus beau le collectif de travail, plus belles les solidarités de quartier et d’usine, avec des amours et des sentiments mais sans mièvreries. Le documentaire de Gilles Perret « De mémoires d’ouvriers »,  qui sortira au cinéma en janvier 2012, est de cette veine.

J’en parle parce que les participants du « Remue Méninges » à Grenoble ont pu le voir en avant première samedi soir dernier. Pendant ce temps, j’étais cloué dans ma chambre d’hôtel à préparer mon discours du lendemain. Mais quel moment cette soirée cinéma ! Gilles Perret avait contacté de lui-même l’équipe d’organisation pour proposer de venir installer de quoi projeter son film dans le grand bar du campus universitaire. Beaucoup d’entre vous connaissent son travail, ont vu « Walter retour en résistance » ou « Ma mondialisation ». Après la projection il y a eu échanges et débats, à l’image de ces trois jours d’intenses rencontres au Remue-Méninges. Je note qu’à la même heure samedi soir, ailleurs dans un amphi, des comédiens amateurs, nos camarades, jouaient la pièce en alexandrins de Frédéric Lordon, « D’un retournement l’autre ». Comme quoi une université d’été politique peut être un moment culturel pleinement intégré.

Pour avoir écouté les camarades qui m’en ont parlé, tous très émus, j’ai hâte de voir le film de Gilles Perret. Il cite ce chiffre des « 2% » de visibleset donne la parole à des ouvriers actifs et retraités de la production d’électricité et de la métallurgie en Savoie. Son récit s’écrit dans la durée, de l’évocation de la fusillade peu connue de Cluses en 1904, où des patrons tirèrent sur leurs ouvriers en grève, aux images d’archives de la cinémathèque de Savoie qui couvrent cent ans d’histoire de grands travaux dans cette région des Alpes. Le film construit ainsi une mémoire ouvrière des mutations de l’industrie. Avec des images et des voix, de l’Histoire et du présent, avec cet art du montage propre au cinéma, les ouvriers du film décrivent le monde tel qu’il ne va pas et proposent des solutions politiques. Je le dis car un film comme celui-ci, tout comme « Pater » d’Alain Cavalier qui évoque l’idée du salaire maximum, fait avancer les causes que nous défendons autrement qu’un programme politique ou que le discours à une tribune. On adhère aussi à une idée parce qu’on a partagé l’émotion de qui la joue ou la propose. Les ouvriers de ce film évoquent la dégradation des conditions de travail à partir de la suppression du casse-croûte payé par l’entreprise à la pause. Ils montrent que la financiarisation des entreprises a fait entrer dans les usines des bataillons d’ingénieurs soucieux de rentabilité. Et que les ouvriers dans ces conditions connaissent mieux la chaîne de production et le fonctionnement des machines que l’encadrement. J’ai fait mienne cette idée dans « Qu’ils s’en aillent tous » : « Il faut éjecter des postes de commande des entreprises les financiers et les commerciaux qui les ont envahis. »

A mesure du récit cinématographique, un programme de luttes politiques s’énonce par la voix de gens du commun fiers de leur travail. Précarité, fusions-acquisitions, problèmes de sécurité liés à la sous-traitance, évolutions du droit du travail, re-nationalisation, réindustrialisation, bataille culturelle contre la communication d’entreprise qui célèbre la performance et la compétition. Les meilleurs défenseurs des outils de production et des réalisations qui concourent à l’intérêt général, ce sont les travailleurs qui ont de la mémoire, héritiers du temps long et non les financiers qui calculent à la seconde, esclaves du temps court.

Des nouvelles des riches ? Les 0,005% les plus riches sont à l’abri et vivent avec beaucoup d’argent. Le coup de rabot annoncé par Fillon la semaine dernière pour taxer les riches sera surtout symbolique. L’économiste Thomas Piketty le rappelait récemment dans un entretien au « Monde » : « Au total, 2011 a été une excellente année pour les riches » ! La France est « leader européen pour le nombre de millionnaires en dollar ». Piketty n’invente rien. Il décrit. C’est une étude de la banque Crédit Suisse qui atteste ses propos. Tel est le bilan des promesses de la mondialisation heureuse et des autres refrains du libéralisme. La pauvreté augmente en France sans discontinuer. Elle s’aggrave et se généralise. La pauvreté n’est pas un à côté du système qui laisserait sur la route les plus fragiles, les moins aptes à supporter les coups de sabre de la mondialisation. C’est le cœur, le moteur du modèle social du capitalisme de notre temps. Pour que des mégas fortunes s’accumulent il faut que le gros de la troupe puisse être pressé sans merci. Entre les deux, une masse volontairement et méthodiquement effrayée balance entre résignation et indignation. Il faut comprendre et expliquer le lien entre pauvreté et richesse. Car aussi étrange que cela puisse paraitre, beaucoup ne le font pas. Ils peuvent alors se réjouir dans une même phrase de l’augmentation du nombre des riches et déplorer l’augmentation du nombre des pauvres. La machine de propagande des dominants travaille alors à plein régime pour singulariser la pauvreté, l’expliquer par la faute des pauvres eux-mêmes.

 Ah, les pauvres ! La droite les culpabilise avec méthode. Ce sont les « assistés » dit-elle. Les « qui ne se lèvent pas assez tôt ». Si vous êtes pauvres, c’est de votre faute ! Adaptez-vous ! Rebondissez ! Vous étiez ouvriers sur la chaîne d’une entreprise délocalisée ? Pourquoi ne pas bosser dans une plate-forme téléphonique, c’est tellement plus moderne ! La métallurgie périclite dans les montagnes ? Déménagez aux abords d’un parc de loisirs, c’est là-bas que sont les nouveaux « gisements d’emplois ». Le discours ambiant tend à faire de la pauvreté un accident de parcours, une extension malheureuse du domaine de la fatalité. Comme si elle ne touchait pas tout le monde, classes populaires et classes moyennes, étudiants mal logés, chômeurs en fin de droit, précaires en sursis, parents isolés, retraités, déclassés. Ceux qui travaillent comme ceux qui ne trouvent pas à travailler. Ceux des centres villes qui crapahutent du matin au soir pour des bouts de temps partiel, comme ceux des campagnes qui vivent mal de leur bout de terre et touchent des miettes de retraite. Toute cette pauvreté visible et invisible, est infligée comme un châtiment et intériorisée faute des mots pour la mettre à distance comme un obscur arrêt du ciel.

Cette augmentation de la pauvreté, l’Insee la mesure régulièrement depuis 2002. On calcule le seuil de pauvreté à 60% du revenu médian, soit 954 euros par mois. Pour mémoire quelqu’un au RSA touche lui 455 euros. L’INSEE fait son constat dans une étude sur les niveaux de vie en 2009, il y a deux ans, publiée cet été. Elle montre que les pauvres sont de plus en plus nombreux dans notre pays. Il y a en France 13,5% de la population qui vit sous le seuil de pauvreté. 8,2 millions de nos concitoyens ! Je suis heureux de l’impact de cette enquête qui a été bien médiatisée. Sarkozy n’est pas seulement le président des riches. Il est celui qui aura fabriqué le plus de pauvres depuis la libération en 1945. Cent soixante mille de plus par an ! C’est une moyenne. Car de 2008 à 2009 l’Insee démontre qu’il y a eu 400.000 personnes de plus tombées dans la pauvreté. Sont touchées des catégories qui hier semblaient protégées. « Au total, le contexte de crise économique se répercute sur l’ensemble des ménages » note l’institut. « Mais ce sont les plus modestes qui sont les plus touchés. » De 2008 à 2009, le revenu médian, celui au-dessous duquel se trouvent 50% des salaires, est resté quasi stable. Mais la pauvreté a surtout augmenté avec la hausse du chômage comme conséquence des pertes d’emplois massives dans certains secteurs que la France a connu du fait des délocalisations et autres objectifs de rentabilité maximum. Un fait important à noter : la déferlante de la pauvreté concerne davantage les indépendants que les salariés. Cela laisse prévoir une convergence de situations avec les travailleurs précaires  qui peut prendre du sens politique. Car les indépendants sont le cœur de la classe qui se dit « moyenne ». Une autre observation qui fait sens politique mérite d’être examinée de près. Dans la composition des revenus des 10% les plus pauvres on constate une hausse de la part des indemnisations chômage et une baisse de la part des salaires. Autre constat : le taux de pauvreté des chômeurs baisse. La raison ? Les nouveaux chômeurs sont plus âgés et plus qualifiés que ceux de 2008. Ainsi donc le nombre de gens qui dépendent des prestations sociales pour ne pas sombrer va donc croissant. Peuvent-ils faire front ? C’est notre objectif.

Comme vous le savez, le Chili est en proie à une forte mobilisation étudiante. Du sans précédent depuis la chute du dictateur Pinochet. Il s’agit pour les jeunes de remettre en cause le modèle de privatisation du savoir qui est le but des réformes en cours notamment en France et dans toute l’Europe. Beaucoup  oublient que le Chili de Pinochet fut le cahier de brouillon des recettes de l’école de Chicago, c’est-à-dire du groupe d’économistes libéraux et monétaristes qui fit ensuite école dans le monde entier. L’éducation autonomisée et marchandisée, les études payées par l’emprunt personnel, toutes ces merveilles ont déjà fait leurs ravages. Une jeunesse exaspérée, des familles frustrées, venant de toutes les catégories sociales font exploser le couvercle de plomb qui muraient les esprit sous le gouvernement des socialistes et des centristes qui, bien sur, trouvaient tout cela parfait il y a encore peu. Cette bataille a une assise sociale et politique très large. Mais sa figure emblématique est une jeune femme qui est aussi membre du Parti Communiste et qui l’assume publiquement. Le Parti communiste chilien a fait le choix aux dernières élections présidentielles de soutenir un dissident socialiste, Jorge Arrate qui a rassemblé 6% des suffrages. A la suite de quoi, pour la première fois depuis la fin de la dictature, le PC a eu trois élus à l’assemblée nationale. Du côté du Parti de gauche français, une délégation s’est rendue pendant cette campagne électorale au Chili sous la houlette de l’avocate Raquel Garrido. Elle a participé de près à la fondation d’un nouveau Parti, regroupant d’anciens socialistes et des nouveaux venus au combat gagnés dans la jeune génération. Ce Parti, PAIZ (Partido de la Izquierda, Parti de gauche) s’est aussitôt allié aux communistes et il fut fer de lance de la campagne du socialiste dissident Jorge Arrate. Son jeune dirigeant Armando Uribe Echeverría s’exprime cette semaine dans la rubrique « Les invités de Mediapart » au moment où le président chilien Sebastian Piñera a accepté de rencontrer une délégation étudiante, deux jours après la mort d'un des leurs lors d'une manifestation. Il revient sur la situation politique du Chili, et sur la mobilisation entamée il y a un mois.  Je crois ce texte très à sa place ici.
 

« Le Chili est un pays de fantaisie. Après la très sombre dictature du général Pinochet, avec le retour des civils au pouvoir en 1990, le Chili se présente comme un prospectus pour touristes, avec données économiques époustouflantes et une démocratie merveilleuse. Qui pouvait penser que derrière cette «image-pays» — comme elle a longtemps été désignée sérieusement par les gouvernants successifs — survivait une réalité sinistre : le maintien intégral du système institutionnel, juridique et économique de la dictature? Personne. La «transition» était parfaite, avec un avantage considérable pour les auteurs de ce tour de passe-passe: le «modèle», comme ils l’appellent, serait désormais géré par des personnes incontestables sur le plan international: des anciens exilés, des anciens activistes anti-Pinochet, de purs démocrates. Les journalistes du monde entier, comme les spécialistes – politologues, économistes, sociologues… se sont empressés d’applaudir.
 
« Ce maintien intégral repose sur une Constitution inspirée par le franquisme et adoptée en 1980, en pleine dictature, avec un pays sous couvre-feu, avec des milliers de prisonniers politiques torturés dans des prisons secrètes, des dizaines de milliers détenus dans des camps de concentration, des centaines de milliers d’exilés, toutes garanties suspendues. Pour étonnant que cela puisse paraître, c’est cette Constitution complétée par les «Lois Organiques Constitutionnelles» adoptées par Pinochet immédiatement avant de quitter le devant de la scène, qui continuent d’encadrer la vie politique, sociale et économique du Chili plus de 20 ans après. En verrouillant toute possibilité de changement. La volonté déclarée des idéologues pinochettistes, dont la figure principale, Jaime Guzmán, reste une référence pour la droite au pouvoir, était que, quel que fussent leurs successeurs au pouvoir, ils sont contraints d’appliquer la même politique. »
 
« Parmi ces «Lois Organiques», celle de l’éducation démonétisait tout l’enseignement secondaire public en en confiant la pleine responsabilité aux municipalités bien incapables de le gérer sans moyens. La dictature avait fermé dès 1973 les exemplaires écoles normales ainsi que l’institut pédagogique, les lieux emblématiques de la formation des instituteurs et des professeurs, qui étaient un des orgueils de la République et le foyer de presque toute la vie intellectuelle de ce pays riche en écrivains, et qui avaient formé les deux prix Nobel de littérature chiliens, Gabriela Mistral et Pablo Neruda. »
 
« Les lycéens s’étaient déjà soulevés contre cette éducation au rabais, réservant l’accès au savoir à ceux qui peuvent le payer, accroissant des disparités sociales traditionnelles et insurmontables sans la possibilité d’accéder au savoir. La loi facilitait également l’installation d’universités privées pratiquement non régulées, en principe à but non lucratif et libres de délivrer des diplômes à leur guise. Fort lucratives, en réalité, grâce aux subventions versées par l’Etat pour chaque étudiant, grâce au prix exorbitant de chaque cursus -financés par des prêts à taux usuriers à chaque étudiant- et moyennant, enfin, les redevances payées par les universités aux sociétés immobilières possédant les campus et aux entreprises les entretenant, toutes aux mains des propriétaires des universités. Le Chili est le seul pays au monde où 70% du coût de l’éducation des jeunes doit être pris en charge par la famille. Le conflit lycéen s’était réglé en 2006 par un «grand accord national sur l’éducation» dont les promesses n’ont pas été tenues.

« Le mouvement étudiant et lycéen de 2011
, auquel on doit depuis trois mois les plus imposantes manifestations jamais vues depuis la fin formelle de la dictature, est mené ceux qui étaient lycéens en 2006, qui ont été floués par le gouvernement précédent et qui entendent ne pas se laisser faire cette fois-ci. Ils ont été très vite rejoints par les professeurs, puis par les recteurs des universités traditionnelles, puis par un nombre incalculable d’organisations sociales de tout ordre, qui s’étaient essayées à la mobilisation politique de masse lors des manifestations contre un projet écocide de centrale hydro-électrique dans le sud du pays. Les 24 et 25 août, c’est les syndicats qui ont rejoint le mouvement, en appelant à une grève générale. Depuis trois mois, aussi, 32 lycéens s’étaient lancés dans une grève de la faim à laquelle ils viennent de mettre un terme ce 25 août. »
 
« Toutes les manifestations ont été infiltrées par des policiers en civil et des agents provocateurs. Toutes, sauf une, ont été aussi durement réprimées que l’étaient les manifestations en pleine dictature, les Forces Spéciales des Carabiniers (la police militarisée) s’en prenant aux manifestants avec une violence excessive. Ce 25 août des détachements des Forces Spéciales ont pénétré violemment à 1h30 du matin dans trois à quatre maisons dans plusieurs banlieues pauvres de Santiago (Pedro Aguirre Cerda et La Victoria, mais probablement d’autres également) en détruisant tout sur leur passage et en tabassant toutes les personnes présentes, y compris des enfants et des personnes âgées, dans ce qui semble bien être une opération planifiée d’intimidation. Ils avaient fait de même dans plusieurs établissements scolaires de la capitale occupés par des lycéens, en provoquant également des destructions et des blessés. »
 
« Le gouvernement chilien et ses troupes parlementaires hésitent depuis trois mois entre l’affrontement sous couvert de maintien de l’ordre public et l’appel au dialogue afin d’endiguer une vague de colère sociale qui grandit de jour en jour. Les partis au pouvoir comme l’opposition officielle (la «Concertation» qui réunit les Démocrates-Chrétiens, les Socialistes, les Radicaux et les opportunistes) essayent désormais de limiter le problème aux seules questions de l’éducation, pour lesquels les uns comme les autres proposent des solutions partielles. Les lycéens et les étudiants continuent d’exiger la garantie d’une éducation gratuite et de qualité à tous les échelons et la fin du système imposé par la dictature et largement développé par la Concertation. »
 
« Lorsque les journalistes demandent aux lycéens comment ils envisagent la sortie de crise, ils répondent sans hésiter: une nouvelle Constitution au moyen d’une Assemblée constituante. Pour le monde politique chilien -régulé lui aussi par une «Loi Organique Constitutionnelle» et une loi électorale «binominale» aberrante- c’est comme proposer l’enfer ou, du moins, une promesse de purgatoire éternel. Les étudiants et les lycéens viennent de souligner, en effet, la véritable fracture politique qui traverse la société chilienne que les pouvoirs ont jusqu’ici refusé de voir, car il n’y a, en effet, que deux partis au Chili: d’un côté ceux qui ont accepté l’héritage de Pinochet et en ont fait leur propre patrimoine ; de l’autre, tous les autres, tous ceux qui ont été soumis, contre leur gré, leur avis, leurs opinions et leurs valeurs, à cet héritage néfaste qui a fait du Chili le paradis du néolibéralisme. Un pays où celui-ci a pu être mis en place avant que Reagan et Mme Thatcher en fassent leur pain quotidien et qu’il devienne une vulgate économique et politique mondialisée. Grâce aux étudiants on distingue désormais clairement les deux catégories de population: la poignée de ceux qui profitent du capitalisme contemporain et la grande majorité qui le subit. Le conte de fées de la main invisible du marché a vécu, et nous devrons certainement à la détermination des étudiants et des lycéens chiliens le retour prochain à une tradition républicaine qui avait cessé d’exister le 11 septembre 1973. »

 

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