Sous le clavier d’été, peut-on bronzer ?

Ici je réfléchis avec mon clavier. Je laisse de côté, volontairement tout ce qui concerne l’action du gouvernement de François Hollande et Jean-Marc Ayrault. Je n’ouvre pas ici une succursale du mur des lamentations ! Je suis ailleurs. Pour être mieux là, ensuite. A partir du bilan que je fais de ma participation au « Foro de São Paulo » à Caracas, je fais des projets. Au total ça parle du Foro, de son histoire, du point où en est l’autre gauche internationale, de mes relations avec des personnages décriés par la presse vénézuélienne, du coup d’Etat qui vient d’avoir lieu au Paraguay, du scandale de la diffusion de délires du tueur en série toulousain. D’une réunion à propos de la façon d’être traités dans la presse de nos pays. Je ne sais pas si ce sont de bons sujets à lire en période de vacances. Mais il m’aura été utile de les mettre en mots. J’y trouve au moins mon compte, tant mieux si c’est le cas pour vous aussi.

En ce moment je passe pas mal de mon temps avec deux vénézuéliens hors du commun. Tous deux parlent un français parfait. Le premier est Témir Porras, ministre des affaires européennes. Un intellectuel puissant, personnage montant, dans le sillage du puissant ministre des affaires étrangères, Nicolas Maduro. Ce dernier est au cœur d’une tourmente médiatique qui implique aussi mon second partenaire quotidien du moment, l’ambassadeur du Venezuela au Brésil. Il s’appelle Maximilien Arvelaiz. J’ai déjà évoqué cet homme à plusieurs occasions dans ce blog puisque nos routes se sont croisées à de nombreuses reprises, au hasard des événements latino-américains dans lesquels je me suis impliqué. Qualifié « d’enfant gâté de Chavez », Arvelaiz est devenu une sorte de bête noire de légende pour la presse contre-révolutionnaire de ce pays. C’est-à-dire pour à peu près toute la presse. On lui reproche d’être une sorte d’agent international du chavisme, porteur de mallettes de dollars, organisateurs de coups électoraux et stratège régional présent comme agent d’influence bolivarien partout et ailleurs. Cette mise en scène surgit à propos des suites du coup d’état qui vient d’avoir lieu au Paraguay contre un président de gauche, Fernando Lugo. Les réactionnaires du Paraguay ont fait leur jonction avec ceux du Venezuela pour essayer de retourner l’opinion internationale latino-américaine outrée par ce coup tordu qui se veut « constitutionnel » ! Peut-être en avez-vous entendu parler en France ? Mais y a-t-il de la place entre deux éructations médiatiques sur l’affaire du tueur en série toulousain ? Ça m’étonnerait. Un résumé sera donc bienvenu je suppose.

Le président du Paraguay, Fernando Lugo, a été mis en cause au prétexte de son incapacité à faire face à une tuerie entre forces de police et paysans à l’occasion d’une occupation de terres chez le responsable du parti de droite du coin. Tel quel. Le parlement a destitué Fernando Lugo en une après-midi, la cour suprême l’a entendu et jugé en deux heures. Le record du monde de vitesse de l’impeachment ! Un gros coup monté, mal ficelé et stupide à huit mois des élections. Toute la région sans exception, gouvernements de gauche et de droite pour une fois d’accord, a condamné ce putsch de la même veine et méthode que celui perpétré il y a trois ans contre Manuel Zélaya au Honduras ! Les putschistes paraguayens et les réactionnaires du Venezuela s’accordent donc en ce moment pour essayer de retourner la situation. Ils accusent le ministre Maduro et l’ambassadeur Arvelaiz d’avoir fomenté un coup d’état contre la décision de destitution ! Un comble. « C’est eux qui font un coup d’état et ils nous accusent d’en faire un parce que nous protestons contre ! » s’est exclamé Chavez devant l’assemblée nationale du Venezuela à l’occasion de la Fête de l’indépendance. Toute la fable s’appuie sur la présence sur place aux côtés de Lugo des deux hommes. En fait les deux étaient là, en même temps que leurs collègues des autres pays, envoyés en mission d’urgence sur place pour rencontrer tous les protagonistes. Le montage tourne court depuis quarante-huit heures. Nicolas Maduro, qui était accusé d’avoir appelé les soldats à désobéir, a été disculpé par les militaires eux-mêmes témoignant devant les députés. Et le procureur général du Paraguay a disqualifié les bandes vidéos produites à charge contre Maduro et Arvelaiz. Je n’entre pas davantage dans les détails. Ce qui me semble de très bon augure c’est que tous les gouvernements soient tombés d’accord pour faire échec au coup d’Etat. Les Etats-Unis d’Amérique ne sont plus si intimidants semble-t-il. Ce qui est de mauvais augure c’est que ce coup ressemble tant à d’autres récemment commis, par sa méthode, ses protagonistes et sa communication. Et qu’une fois de plus on doit déplorer un coup tordu dans un des pays que vient de visiter Léon Panetta, le proconsul nord-américain. Ce qui me plait beaucoup, c’est qu’avec Témir Porras, comme avec Max Arvelaiz j’ai l’occasion d’apprendre en direct beaucoup de choses utiles sur le maniement gouvernemental des relations internationales avec un pays voisin dangereux et paranoïaque comme l’est l’empire nord-américain.

Je suis venu ici comme observateur au titre de mon groupe au parlement européen suivre le « Foro de São Paulo ». Celui-ci a duré la semaine prévue à Caracas, avec son temps fort concentré sur les trois derniers jours. Des ateliers par dizaine ont permis l’habituel exercice d’échanges et de constats partagés. Pierre Laurent est intervenu au nom du PGE à la séance d’ouverture. J’étais prévu comme orateur européen à la séance de clôture. Je me trouvais donc parmi les heureux élus qui ont pu suivre les interventions, et notamment celle de Chavez, depuis la tribune, ce qui est un poste d’observation privilégié pour apprendre des autres en regardant faire les intervenants. Une certaine angoisse me nouait, à l’idée de l’exercice auquel je devais me livrer avec cette prise de parole en espagnol devant deux mille personnes dans une ambiance imprévue de meeting. J’en fus vite libéré. En effet mon temps de parole a été avalé, ainsi que celui de cinq autres orateurs, par les quatre premiers intervenants qui ont parlé une demi-heure au lieu des dix minutes attribuées à chacun. J’ai donc pu m’absorber tranquillement dans l’écoute du discours d’Hugo Chavez. Il a parlé deux heures. C’est peu pour lui qui peut faire bien plus long et même davantage qu’on arrive à l’imaginer. N’a-t-il pas parlé une fois, l’an passé, neuf heures et demie ? Ce soir-là, je l’observais donc avec attention. Je suivais autant le contenu du propos que j’observais sa forme et son mode d’organisation. A première vue, le discours semble aller à l’improviste. Il est entrecoupé de cris et de slogans de la salle. L’orateur lui-même entremêle son propos d’interpellations personnelles à l’un ou à l’autre, à la tribune ou dans la salle. L’impression est trompeuse. En fait le propos est très contrôlé. Le thème central est un fil rouge toujours maintenu. Chavez y revient avec une très grande précision. Il renoue au millimètre, comme un arrimage de vaisseau spatial, après chaque digression qui illustre parfois de loin le sujet central. Je m’amusais à le voir faire ces raccords, en pensant aux méthodes que moi-même j’emploie dans de telles circonstances. Mais on comprend vite combien son discours est un objet très construit quand on voit se succéder, sans crier gare, des événements qui illustrent le contenu du propos. Ils ne peuvent être improvisés. Ainsi quand son officier d’ordonnance lui amène une très grosse édition commentée du « Capital » qu’il exhibe comme illustration de ce qu’il décrit. Ou bien quand montent sur scène des enfants des écoles à qui il remet un ordinateur. Ou encore quand une liaison internet est prévue avec une ministre qui est ailleurs sur le terrain. En fait on ne voit pas le temps passer. Surtout, l’aridité du propos est si largement épicée et enrobée qu’on ne la sent plus vraiment.

Ce soir-là le sujet était la nécessité d’organiser la transition vers le socialisme par des politiques concrètes. Tous les ingrédients vivant du discours venaient illustrer sa thèse. Comme je le décris ici le lecteur pourrait avoir l’impression qu’il s’agissait d’un discours un peu académique. Il n’en est rien. C’est au point que certains, même à la tribune, se sont laissés totalement emporter par les moments d’interventions inattendues. Ils étaient ensuite bien plus perdus que l’orateur au moment de reprendre le fil du propos. Je sais que certains ont été indisposés par cette forme d’expression. Pas moi. Je comprends trop le souci d’éducation populaire de cette méthode. Et puis il y a le fond. Pour moi l’essentiel, au-delà de la forme, est l’accord que j’ai ressenti avec le fond du propos. C’est à dire avec l’obsession d’inscrire le changement de société dans la dimension du concret. Et aussi de l’implication populaire permanente. Ce n’est pas facile à penser et encore moins à faire. C’est tout le thème de la révolution citoyenne et de la radicalité concrète, si centraux dans notre campagne présidentielle que je retrouvais ici. Dit autrement, bien sûr. Et en partant d’un point de départ totalement différent, cela va de soi, après treize ans de pouvoir et plus d’une élection par an depuis le début du processus. Ce que cette façon de faire apporte est neuf. Nous ouvrons une nouvelle piste. Je voudrais montrer comment. Ne perdez pas le fil, je vais faire d’abord un détour.

Le « Foro de São Paulo » ne se réunit plus seulement à São Paulo du Brésil où il est né. La preuve : nous étions cette fois-ci à Caracas. Et j’y ai déjà participé lorsqu’il s’est réuni à Mexico en 2009. Sa réunion est à présent un événement politique continental. Cela a été rappelé par Lula lui-même, qui en est un fondateur avec son parti, le PT du Brésil. Dorénavant chaque session réunit un nombre croissant de ministres et de dirigeants de partis de toutes tailles. Des observateurs de toutes sortes y viennent des cinq continents et de tous les horizons de la gauche. C’est même le cas de certains partis socialistes qui s’y inscrivent quand ils sont dans l’opposition. Donc pas de PS français cette année ! Ah ! Comme il était drôle de croiser des membres du PSOE ! Mais cette audience s’est construite de longue main.

Le « Foro de São Paulo » a été créé en Juillet 1990, un an après la chute du mur, à l’initiative du PT brésilien, à São Paulo au Brésil, d’où son nom. Il comportait alors 48 organisations de la gauche latino-américaine. Il en compte 90 aujourd’hui. Le contexte compte beaucoup pour comprendre. Voici ce qu’en dit Lula : « Les régimes socialistes bureaucratiques étaient balayés de la carte de l’Europe de l’Est [et] les gouvernements sociaux-démocrates adoptaient leurs premières mesures d’ajustement néolibérales en Europe de l’Ouest ». Et puis c’était aussi au lendemain de l’agression des Etats-Unis contre le Nicaragua, contre le Salvador et c’était le moment de leur intervention militaire au Panama. C’était aussi l’époque des premières négociations pour mettre en place le grand marché unique de toutes les Amériques (ALENA) que l’empire menait à la baguette. Sans oublier l’interminable et cruel siège de Cuba ! Les buts étaient donc tous tracés par la déclaration fondatrice de 1990. Il s’agissait alors de « rénover la pensée de gauche et le socialisme, de réaffirmer son caractère émancipateur, d’en corriger les conceptions erronées, de dépasser toute conception bureaucratique et toute absence de véritable démocratie sociale de masse ». A mesure du temps s’affirma la vocation de « constituer un pôle anti-impérialiste et anti-colonialiste se revendiquant de la lutte contre le néolibéralisme imposé au monde après avoir été brutalement expérimenté en Amérique latine ». Au plan continental, le « Foro de São Paulo » affirme en outre sa volonté de « créer les conditions propices à la construction de la Grande Patrie latino-américaine dont rêvait Bolívar ».

Quoiqu’il en soit, à cette époque, la mode était plutôt à l’adhésion à l’Internationale socialiste. De son côté, le « Foro » paraissait très mineur et même marginal. Il n’en fut rien. Avec l’effondrement quasi généralisé des partis socialistes dans la corruption, le néo libéralisme et les alliances à droite, le « Foro » est vite devenu un recours général.  S’y retrouvèrent tous ceux qui cherchaient vraiment, chacun à sa manière, le moyen de fonder une alternative au capitalisme de notre époque en Amérique du sud. Les observateurs venus se faire voir ne sont arrivés que bien après.

En fait, le « Foro » ne serait rien de ce qu’il est devenu s’il n’avait été bénéficiaire de la dynamique produite par les « forums sociaux mondiaux » qui se sont tenus à partir de l’an 2000 également au Brésil. En France, les deux figures emblématiques de ces forums sont Bernard Cassen et Ignacio Ramonet. Forum et « Foro », ne pas confondre ! Les « forums sociaux mondiaux » de Porto Alegre ont vraiment rempli une fonction de dynamisation pour toute cette autre gauche mondiale. Après la chute du mur de Berlin, c’est de cette façon, à partir de leur dynamique que tout a pu être recommencé. Chacun avait besoin de voir les autres, de se reconnaître mutuellement. Et de prendre conscience de l’état des forces disponibles. Rude épreuve ! Tout le monde semblait perdu et sûr de rien. Se chevauchaient au plan politique, dans une ambiance de foire aux idées, les restes des partis communistes et des mouvements qui s’étaient en partie lourdement entre-combattus. Et il y avait aussi de nouvelles formations politiques, quasi totalement vierges des anciens conflits. Celles-là aussi, comme leurs dirigeants, ont fait du chemin ! Tous les actuels chefs de gouvernement de la vague démocratique sont passés par les « forums sociaux mondiaux » et, d’une façon ou d’une autre, certes pas toujours très réussie, par le Foro de São Paulo ! Il régnait cependant dans ces lieux de débats une grande curiosité joyeuse. Et beaucoup de modestie. Au point parfois de paraître finalement velléitaires. L’idée magique des forums sociaux mondiaux fut d’avoir immédiatement lié mouvements politiques et mouvements sociaux dans une même dynamique d’échanges. Et davantage encore d’avoir rassemblé sans aucun sectarisme tous ceux qui acceptaient de se retrouver. Le brassage était incroyable. J’en garde un souvenir formidable ! Comment oublier qu’étant ministre en exercice, je fus associé à la commission de rédaction de la motion sur l’enseignement que produisit le forum en 2001, assis entre des syndicalistes de toutes les Amériques et d’Europe ? Le niveau d’extrême généralité auquel se tenaient les documents conclusifs n’était pas un problème. Ce fut surtout une période d’ébullition, de brassage, ou peu comptait en définitive ce qui se concluait. La prise de contact et le brassage était l’essentiel. Selon moi cette période est achevée. Il faut passer à autre chose. A une autre étape.

Voici le retour au fil conducteur, après cette digression destinée à mettre en scène le moment présent. J’ai dit qu’il fallait passer à une autre étape de la vie des rencontres internationales de l’autre gauche. Evidemment, le système des rencontres de type « Forum social » et « Foro » conserve une utilité évidente. C’est un terreau qui est toujours capables de faire lever des contacts et des apprentissages mutuels. Mais pourquoi en rester à des analyses générales, des échanges de bilan et de descriptions, même bien informées ? Comment et pourquoi passer à côté du fait que nous gouvernons déjà tant de pays décisifs en Amérique du sud ? Que dire des pratiques gouvernementales ? Ne sont-elles pas une ressource formidable d’idées et de savoir-faire ? Ne sont-elles pas un matériau de base pour évaluer ce que peuvent être des transitions vers d’autres modèles d’organisation de la société ? En France, une démarche de ce type a été initiée avec la formation du réseau « la gauche par l’exemple » qu’anime en particulier Gabriel Amard du Parti de Gauche. C’est à partir de pratiques à vocation universelle que beaucoup peut se construire. Si je cite ici Gabriel Amard c’est évidemment pour sa participation théorique et concrète à la bataille pour la propriété publique de l’eau et de sa distribution. Ce n’est pas pour rien que la multinationale lyonnaise a pris le risque d’embaucher une agence pour le déstabiliser, notamment en se proposant d’acheter des influences dans les médias locaux et nationaux (c’est donc possible !). « Marianne 2 » et « Médiapart », en sortant cette affaire ont ouvert un dossier qui est une première en France. Une multinationale se donnant ouvertement pour objectif de nuire à un élu ! Dès lors, pour nous, quoi de plus concret comme démarche collectiviste, écologiste et anti-capitaliste que cette sorte de bataille-là ? N’est-elle pas d’autant plus révolutionnaire dans son contenu, ses méthodes, et sa portée qu’elle repose sur une réalisation concrète, ici à l’échelle d’une communauté d’agglomération ? N’est-elle pas d’autant plus clivante qu’elle permet de situer de façon simple et compréhensible, par tous et pour tous, ce que veulent dire deux orientations politiques aussi distinctes que la mise ou non en régie publique de cette ressource fondamentale indispensable à toute vie humaine ? Tel doit être selon moi le nouvel âge des forums politiques internationaux.

J’ai commencé ici à Caracas, à tester autour de moi avec des camarades, des plus illustres aux moins connus, cette idée. Evidemment avec mes amis Vénézuéliens. Mais c’est avec les Equatoriens que la discussion est entré dans le vif, après que j’ai rencontré Ricardo Patiño le ministre des affaires étrangères de Rafael Correa, le président de l’Equateur. Il est vrai que c’est eux qui m’ont entrepris sur la nécessité d’avoir des modes opératoires entre latino-américains et européens partisans de « la révolution citoyenne ». C’est à partir de cette discussion que j’ai avancé des propositions. L’idée d’un forum international pour la Révolution citoyenne est née de cet entretien. J’en tiens la prémisse, déjà bien échafaudée, de la commission internationale du Parti de Gauche avec qui je travaille très étroitement. Je ne vais pas détailler à cet instant le contenu complet de cette démarche. Ce serait sans doute trop pesant. Je veux juste en évoquer le cadre pour mes lecteurs qui ont la patience de venir me lire en plein été !

La question posée serait de donner son contenu concret à la théorie de la Révolution citoyenne. D’abord en tant que pratique gouvernementale. Ce serait déjà considérable ! La radicalité concrète par l’exemple, voilà l’idée. J’ai vu, par exemple, Hugo Chavez présenter à la tribune, pendant le discours, des billets de monnaies locales comme un exemple de bonnes pratiques sociales. Auparavant il avait évoqué la formation d’un réseau bancaire public au niveau des collectivités locales. Il présentait tout cela comme des transitions vers le socialisme. Pourquoi ce type de sujets et de pratiques seraient-ils les absents de nos discussions « sérieuses » ? Mais il y a un autre aspect à mettre en mots pratiques. C’est celui de la stratégie de conquête du pouvoir. Comment « Révolution citoyenne » et victoire par les urnes s’articulent-elles concrètement. Pourquoi n’en parler jamais ? Rien ne m’agace davantage que les formules qui restent dans le vague ou qui font l’objet de mines entendues en lieu et place de plans clairement énoncés. Si l’on veut que l’idée d’une transformation aussi profonde que celle que nous avons en vue et que nous nommons pour cela « révolution » sorte du nuage dévastateur des idées confuses et anxiogènes, il faut décrire et ancrer dans le réel ce que nous voulons dire, à la fois pour ce que nous ferons et pour ce qui est du moyen de parvenir à le faire. Cette sorte de démarche pragmatique est la marche d’escalier intermédiaire dorénavant indispensable entre la méthode des « forums » et celle d’une improbable nouvelle internationale. De cette façon je réponds à Hugo Chavez qui a posé la question dans son discours de clôture du « Foro » l’autre jour. Il demandait : « Votre texte est très bien mais quelle est la consigne ? » Et aussi : « Vous dites qu’il faut une action internationale et c’est vrai parce qu’on ne peut pas réussir le socialisme dans un seul pays, mais où est le plan d’action alors ? ». Plus piquant il soulignait : « Je vous avais proposé une cinquième internationale vous n’en avez pas voulu. Bon : d’accord ! Mais, maintenant, comment proposez-vous d’agir en commun ? ». On peut faire tous les reproches que l’on veut à Chavez mais pas celui de parler à mots couverts. Ce qui a été dit aussi crûment mérite une réponse. Je crois que je viens de le faire et je pense que mes lecteurs en mesurent la portée possible.   

C’est un hasard, mais il peut être parfois si distrayant ! Notre repas ce dimanche-là, dans ce restaurant italien de Caracas, était déjà sévèrement perturbé par les échos d’un meeting de l’opposition. Il se tenait en effet à quelques dizaines de mètres de là. Comme il était tellement surréaliste de faire le point sur la campagne électorale au Venezuela dans de telles conditions ! Le hasard étendit son empire. Arrive un type immense qui parle fort et serre la main du patron avec une vigoureuse accolade. Mon voisin de table éclate de rire : il a reconnu le directeur de la campagne présidentielle de la droite. Monsieur Briquet, un descendant de français me précise-t-on. Une certaine soupe à la grimace commence donc en face de nous, à la table de Briquet. Car nous sommes trois pestiférés bien connus et reconnus : Témir Porras, ministre des affaires européennes de Chavez, Ignacio Ramonet et moi. Le diable rouge en trois personnes ! Madame Briquet nous mitraille abondamment avec son portable. Ses regards me fascinent plus que tout. On dirait qu’elle observe des martiens gluants.

Il est vrai que peut-être finissent-ils par croire à leur propre propagande. Les caricatures et insultes les plus abjectes courent sur Chavez et ses partisans avec une violence dont nous commençons seulement à connaître l’équivalent en Europe et surtout en France. J’ai mentionné et illustré ce point dans chacun de mes précédents carnets de voyage en Amérique du sud tant j’avais été frappé par le niveau de bassesse des coups portés. Je m’arrête un instant sur ce point. Car j’ai de l’inédit. Ici, au Foro de São Paulo, nous nous sommes vus, à plusieurs, venus de divers pays d’Europe et des Amériques, pour faire un état sur la façon dont la presse traite les porte-paroles de notre gauche dans nos pays respectifs. Les hommes font l'objet d'un registre d'arguments quasi identiques d'un pays à l'autre. On montre du doigt leur agressivité, leur amitié pour Cuba et ainsi de suite. Plusieurs sont comparés à des animaux. Le singe tient le haut du pavé. Un d'entre nous a eu droit à être comparé à un porc avec cette précision supposée amusante : "grouink ! grouink !". Les femmes dirigeantes souffrent d'un niveau plus élevé d'insultes personnelles incluant évidemment leur vie sexuelle supposée ou leurs liaisons supposées. Le recours au vocabulaire connoté pour introduire nos citations tel que « éructe », « vocifère », dont je croyais qu’il m’était réservé, est en réalité partout présent. Ce constat commun nous fit un bien inimaginable. En effet le harcèlement dont nous faisons l’objet dans ce registre provoque chez chacun de nous des réactions psychologiques convergentes. Par exemple ce sentiment d’encerclement que chacun a décrit avec ses mots. Ou bien le dégoût quasi physique, si difficile à surmonter, à l’égard des « journalistes » qui se spécialisent dans cette activité et qui peut conduire à des décisions contre-performantes. Mais nous étions moins préoccupés de psychologie que de sens politique. Le problème soulevé n’est pas réservé aux seules victimes de ces traitements dégradants. C’est surtout l’enjeu de l’accès à une information honnête et décente qui est posé.

L’épisode de la diffusion des délires du tueur en série Toulousain en atteste. Le croisement entre le goût morbide du voyeurisme, rebaptisé « devoir d’information », les coups de billard à dix bandes entre officines qui en jouent et les effets pervers de la reprise en boucle nous ont montré une fois de plus jusqu’où peut aller l’irresponsabilité sociale du système médiatique. S’agissant du tueur en série je ne sous-estime pas non plus le coût désastreux de l’exhibitionnisme prétendument religieux de l’assassin, complaisamment relayé par une certaine presse écrite, heureusement encore moins lue en cette période de l’année. Cet épisode répugnant de la vie médiatique ne servira naturellement pas de leçon. Au contraire. La concurrence libre et non faussée dans ce domaine justifiera de nouveaux excès. Dans le cas de l’information politique, cette situation implique gravement la vitalité démocratique de nos sociétés.

D’ailleurs le problème du niveau d'abaissement polémique des médias et de leur inclusion aux avant-postes des dispositifs du combat néo-libéral jusque dans ses formes les plus répugnantes fait l'objet d'une mention particulière de la résolution finale du Foro de São Paulo. Le point six de ce texte pose un diagnostic et ouvre le débat. « …. La droite a lancé une vaste campagne médiatique pilotée à l'échelle internationale par de puissants consortiums de communication. L'attitude de ces derniers constitue un thème récurrent de l'agenda politique régional. Les grandes corporations déploient des plans de déstabilisation et agissent comme des organes de pouvoir plus influents que les gouvernements émanant du suffrage universel. Jour après jour, les grandes entreprises médiatiques défient la démocratie et ses institutions. En conséquence, la démocratisation de la communication représentera sans doute à l'avenir l'un des principaux enjeux pour les pouvoirs de gauche. » Je précise que je ne suis pas l’auteur de ce paragraphe et que je n’ai pas participé à la décision de l’inclure.

Voilà qui rejoint totalement ce que j’ai pu en dire ici tant de fois, après tant d’autres. Le travail d’Acrimed, ou de « Arrêt sur Images » ont maintes fois démontré le caractère grégaire des ritournelles médiatiques. Le livre d’Ignacio Ramonet sur le passage des mass-médias à la masse des médias le décrit si bien. Rien n’est plus propice à la propagation des manipulations que ces bégaiements du mouton médiatique. Comme il est frappant alors de constater combien, trop souvent, on croit qu’il est question d’une affaire personnelle ! Combien de fois nous a-t-on susurré que tout pourrait se régler si nous mettions de l’eau dans notre vin face à tel ou tel des médiacrâtes ou de ses deuxièmes couteaux ! Quelle illusion nombriliste ! Le regard croisé à ce sujet, sur tout un continent, permet de mieux comprendre l’enjeu en prenant la mesure du caractère systématique de l’engagement partisan de l’essentiel des grands réseaux médiatiques. Nous nous souvenons tous avoir vu la sphère médiatique quasi au complet se mettre en chaîne pour matraquer le vote « Oui » à la constitution européenne. Et, depuis cette date, on ne compte plus les campagnes partisanes de cette sorte. Elles sont surtout menées pour soutenir de toutes les façons possibles, du mensonge à l’omission, les plus piteuses palinodies de la scène européenne et accabler par tous les moyens de dénigrement leurs adversaires. On vient d’en avoir une nouvelle démonstration avec le traitement du dernier sommet européen et la pitoyable affaire du pacte de croissance de François Hollande. A notre tour, nous devons prendre en main une campagne sans complexe et sans connivences pour le renouveau et l’émancipation du travail médiatique qui est une tâche de notre Révolution citoyenne. L'épisode de la disqualification professionnelle de six prétendus « journalistes » du « petit Journal » qui n'ont pas eu droit à une carte de presse montre qu'il est payant de tenir bon et de ne pas se laisser faire, contrairement aux recommandations et intimidations qui avaient été faites à l'époque.

Je reviens à mes voisins de table dans ce restaurant italien. Je m’efforçais de deviner à leur mine l’ampleur du dégât qu’a subi leur campagne du fait de notre meeting de clôture du Foro de São Paulo. Vous allez apprendre pourquoi. En effet, le candidat de la droite avait largement amorcé sa campagne sur le thème « moi je veux agir comme Lula au Brésil. Je le connais, nous sommes en contact. Je ferai le changement sans confrontation, sans le style agressif de Chavez ». C’était assez bien joué dans la mesure où ce candidat est issu de l’aile dure de la droite. La stratégie du choc frontal n’a pas donné de grands résultats pour la droite à ce jour ici, comme on le sait. Le subterfuge n’a pu être tenté qu’en raison de l’aide des socialistes locaux. En effet le candidat de droite a été désigné à l’issue d’une primaire à laquelle le parti socialiste local s’était associé. Mais oui. Vous avez bien lu. Le PS local a participé à une primaire avec la droite. Le candidat de la droite en béton, Henrique Caprilès Radonski l’a emporté. Il jouait donc le personnage du gentil centre gauche, aussi incroyable que cela puisse paraître de la part de tels gorilles. Patatras ! Vendredi a été diffusé devant tout le public du « Foro de São Paulo », et les millions de téléspectateurs qui suivaient la séance, une vidéo de Lula. Il y affiche un soutien lyrique et émouvant à Hugo Chavez. Il y rappelle sa contribution à l’histoire de l’émancipation de l’Amérique latine. Il conclut en disant : « Ta victoire sera notre victoire à tous ! » Ici au moins la campagne de confusion qui dure encore sous nos latitudes ne fonctionne plus. La thèse du gentil Lula face au méchant Chavez a vécu. Lula en personne s’est chargé de la démentir. Que cela nous serve aussi définitivement à comprendre qu’il s’agit en Amérique du sud d’un processus unique de changement dont les formes différentes, d’un pays à l’autre, loin de pousser à la divergence pousse aux efforts d’unité d’action. Cette leçon doit nous servir pour bien penser et préparer ce qui va nous arriver, le moment venu, en Europe. 

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