J’adore le train. Ses démarrages progressifs, le film au carreau de ces paysages toujours inconnus, la balade vers le wagon bar et les amis qu’on y retrouve, ses personnels populaires et simples. Et le droit de ne pas être sans cesse interrompu quand j’écris où bien quand je lis un livre ou la pile de journaux que j’embarque… J’angoisse en voyant le train devenir un avion à roulettes. Car voici l’âge des gares loin de tout, aussi inatteignables au bout du monde qu’un aéroport. Qui a vu Montchanin sait à quoi ressemble la steppe à Baïkonour ! Et Besançon TGV, au cœur de la taïga des lapins sauvages, vous gonfle de soupirs nostalgiques au souvenir des départs de Besançon Viotte. De Matabiau ou Sain-Jean, cinq minutes de marche entre le bistrot ou l’hôtel et les panneaux d’information du hall. Adieu le petit coup pour la route dans la rue passante qui menait au train ! Adieu les départs depuis le centre-ville ! Et les au revoir d’antan ? C’est fini aussi. Voilà les bornes d’accès filtrantes et la fin des adieux sur le quai.
Comme de vulgaires passagers des avions, nous voici seuls et abandonnés avant de partir au loin. Nous restons avec la consolation de ne pas être dépouillés, comme dans l’avion, de nos liquides, couteaux de poche, ciseaux à moustache, et du coupe ongle avec lequel les terroristes ont coutume d’attaquer les cabines de pilotage. Ça ne durera pas. La SNCF a déjà expérimenté une fouille des bagages Gare du Nord. J’ai vu cet exercice ridicule un jour où je devais passer par là. Reste donc le soulagement, refusé aux passagers de l’avion, de ne pas devoir déclarer nos comptes en banques et notre numéro de sécu, ni nos trois dernières opérations chirurgicales comme l’exige la CIA pour notre bien quand nous prenons l’avion.
Mais pourtant, une fois installé, tchac ! c’est comme dans l’avion. Une clim féroce vous asperge les trous de nez par en dessous d’un mistral si glacial qu’on se croirait assis dans son frigidaire devant un ventilateur. Et l’ambiance ! Fini le contrôleur à poinçon qui bavarde. Désormais, les contrôleurs cavalent entre les rangs tandis que la sono crachote des annonces surréalistes qui se multiplient pour « excuser » des retards de plus en plus colossaux. Bon, reconnaissons que souvent ça égaye ! « Nous vous informons que le conducteur de notre train XG1216738 GD en direction de Paris est descendu identifier sur la voie l’obstacle que nous venons de percuter. Nous vous donnerons de nouvelles informations dès son retour ». « Une erreur de signalisation nous retient en gare de Miramas, dans notre train qui a été détourné d’Aix en raison d’un incident de voie ».
À Naples, les passagers d’un avion traversent les magasins pour atteindre leur porte d’embarquement. Aucun trajet aller dans un sens du dédale ne correspond à un trajet retour sitôt que la signalétique atteint son objectif de vous perdre. J’avais noté ce vice à Barcelone où tout parcours vous oblige à monter et descendre entre les étages de boutiques. Là-bas c’est sans doute volontairement que la moitié des passagers est condamnée à errer pour retrouver les parcours qui les concerne.
Hélas, hélas, hélas, naturellement le train suit la même pente. Les gares se remplissent de boutiques et magasins. Et la signalétique suivra bientôt j’en suis certain. Il faut dire que nous disposons d’une formidable démonstrateur sur l’art de perdre les gens et de rendre leur parcours erratique. C’est la gare Montparnasse. Les gares Montparnasse ! Car il y en a trois en une. D’où trois numérotations et ainsi de suite. Concurrence libre et non faussée entre les panneaux naturellement. Un très haut lieu du mépris total de l’humanité qui anime certaines têtes d’œuf technocratiques. La gare Montparnasse est au voyageur ce que la ferme des mille vaches est à l’élevage des bestiaux. Une amplification jupitérienne (le dieu superlatif, pas le Président) des tendances les plus cruelles de notre temps. Au cas particulier, c’est un exploit. Car l’animal voyageur a déjà subi l’épreuve du métro et de ses interminables couloirs avec ses escaliers déments sans pente à bagage et son atterrissage absurde au sous-sol de la gare.
À cet instant où l’on suffoque sur le rivage enfin atteint à la nage, la SNCF affirme son pouvoir sur vos pauvres désirs de confort en installant encore d’autres marches. Ensuite, enfin, apparait la promesse des délices de cet escalator qu’elle se refuse à installer un étage plus bas car « c’est la responsabilité de la RATP ». Les sadiques qui ont inventé ce parcours doivent sans doute venir observer la scène de l’arrivée des survivants depuis l’étage. Ils doivent s’y régaler du spectacle poignant des personnes âgées éreintées, des porteurs de valises brisés et des familles à landaus affolées. Sans oublier les étrangers consternés et les égarés suffocant. Tous ces malheureux qui n’ont pas eu l’heureuse idée de préférer passer par la rue plutôt que de suivre les engageantes et trompeuses propositions de la RATP.
Est-il question de remédier à tout cela ? Je veux dire est-il question de se préoccuper d’humanité dans le transport ferroviaire ? Non, bien sûr. Ceux qui ont laissé tout cela se faire et qui ont ruiné un système qui fonctionnait ont d’autres soucis. Ils doivent « moderniser » ! Bientôt, donc, tout sera « réformé ». Le personnel sera flexibilisé, rendu « agile » et tutti quanti. Cela signifie que plus rien ne marchera correctement. Nous en avons un avant-goût avec la multiplication actuelle des retards. Bientôt, le retard sera la règle, le chaos et les tarifs exorbitants la norme. Dans tous les pays où les réformes de Bruxelles ont été appliquées, c’est ce qui s’est passé. C’est aussi ce qui se passait avant la nationalisation de la SNCF.
Mais les têtes d’œufs n’ont pas fait d’Histoire dans leurs études. Ni de littérature. Ils ont fait des études d’économie sans sociologie. De finance et de commerce sans anthropologie. De mathématiques sans philosophie. Les têtes d’œufs sont des êtres humains inachevés. Pour eux, un voyageur est un consommateur de marchandises. Il doit être mis en file devant des sollicitations marchandes après que sa dignité et sa volonté aient été brisée par un parcours d’approche humiliant. De toute façon, le client ne peut se désintéresser des performances de la société qui le transporte, « à l’heure de la mondialisation et des parts de marchés à gagner pour survivre par la performance, l’innovation et l’agilité, en libérant les énergies » ! Ils doivent être empilés avec soin et gain d’espace, puisqu’il est malheureusement impossible de les suspendre comme les carcasses dans un vrai compartiment frigorifique. Mais ça viendra.
J’ai connu la période de la séparation du train national en deux entités, l’une pour le train proprement dit, l’autre pour les infrastructures. C’était un ministre communiste qui se chargeait de l’affaire et un communiste qui pris la tête de la société vouée au rail. Sénateur socialiste, je ne votai pourtant rien de tout cela. Puis j’ai voté au Parlement européen contre les « paquets ferroviaires » adoptés à l’unisson par la droite, les EELV et les PS. Cela signifie que l’opération actuelle vient de loin. La privatisation qui arrive est la phase finale d’un long cycle. Elle a été méthodiquement planifiée et conduite avec patience depuis plus de deux décennies. Personne n’est pris par surprise. La seule surprise, c’est que rien n’ait été organisé pour résister ou allumer des contre-feux. Rien de plus que les manifestations dans chaque pays à un jour différent, les délégations ou les rassemblements auxquels j’ai participé de façon solidaire et disciplinée.
Entre deux décisions bruxelloises il y avait un épisode français de répression des cheminots qui luttaient contre. Avec à chaque épisode les mêmes calomnies, les mêmes bobards sur la « prime charbon » (supprimée depuis 1970), le privilège des vacances des cheminots (un jour de repos compensateur de plus qu’un salarié du privé aux mêmes horaires). Les mêmes omissions, les mêmes mensonges sur la vie réelle des cheminots, sur leurs astreintes, sur leurs responsabilités sous payées et ainsi de suite. Tous les torchons de presse papier et audiovisuelle ont donc recommencé leur sale besogne pour exciter les uns contre les autres. Encore une fois le prétendu « service public de l’info » et ses stars gorgées d’argent et de privilèges vont plaindre les passagers « pris en otages » par les « privilégiés » du rail et ainsi de suite. La même comédie depuis plus de vingt ans. Pendant ce temps, plus les réformes s’appliquaient plus tout allait de mal en pis pour tout le monde, cheminots usagers et finances publiques. Les déficits et les dettes se sont accumulés mais les patrons n’ont jamais été punis de leur bilan, ni les ministres. Au contraire. Plus ils ont détruit, plus ils ont été côtés, plus les « journalistes » à gage ont été payés plus cher.
Dans tous les pays du monde dévastés par les trouvailles des néolibéraux, on doit recréer des voies de chemin de fer. Des régions renaissent alors grâce au désenclavement et aux emplois ainsi créés. En France, des incapables qui ont tout ruiné vont encore supprimer 9000 km de voies, augmenter le prix des billets et ainsi de suite. Revoila le vol en réunion qui se reproduit. Avec les mêmes refrains de « modernité », « courage », « réformes » et « lutte contre les privilèges ».
Jusqu’à l’absurde le plus ridicule comme lorsqu’on lit sur BFM « la SNCF coute 1000 euros à chaque Français même s’il ne prend pas le train ». Outre que c’est faux puisqu’aucun d’entre vous ne se souvient qu’on lui ait demandé 1000 euros pour la SNCF, la remarque est aussi absurde que celle qui chiffrerait le coût par Français de chaque enfant en classe primaire « même s’il n’a pas d’enfant ». Ces gens-là ont oublié jusqu’au souvenir de la définition du service public. Pourtant, certains d’entre eux, les journalistes en particulier, coutent des milliers d’euros à chaque Français. Car les Français paient à leur place, non seulement le prix de leurs mensonges, mais aussi celui des millions d’aide à la presse et les millions de leurs dégrèvements d’impôts sur le revenu ! Sans aucune justification ni utilité sociale.