Je me suis réveillé ce matin-là avec l’annonce du décès d’Hawking. Comme pour beaucoup de gens, c’était une émotion. Le spectacle de cet homme physiquement détruit par le maladie et brillant de tout son feu intellectuel est un de ces réconforts paradoxaux à propos de la condition humaine dont on ne ressort pas indemne. Et puis j’ai vu le film au sujet de sa vie, ce qui a contribué à me le rendre faussement familier comme aux millions de personnes qui l’ont vu. Mais le plus important n’est pas là. Du moins pour moi. J’ai mieux : la rencontre avec son livre « Une brève histoire du temps ». Je crois que nous sommes quelques millions à l’avoir lu. J’ai proposé des dizaines de fois à mes jeunes camarades de lire ce livre pour entrer dans une vision matérialiste de l’histoire de l’univers.
En premier lieu c’est un bon ouvrage de vulgarisation scientifique. C’est précieux dans la mesure où peu nombreux sont les scientifiques de haut vol qui acceptent de faire l’effort de ce type de travail. Pourtant, comment être un « esprit informé » si l’on ne peut accéder aux savoirs ultimes de son époque ? Il s’agit là d’un ensemble d’hypothèses sur la structure de l’univers, son évolution, les événements singuliers qui l’animent. De tout cela, il me resta l’enchantement et des excitations de l’esprit. Ensuite, cette « brève histoire du temps » m’ouvrit par analogie d’un de ses raisonnements une piste de réflexion incroyablement féconde. Juste une phrase qui n’est pas le cœur du sujet du livre. Mais elle a bousculé des piles de certitudes et réorganisé ma façon de voir quelques problèmes décisifs dans mon domaine de réflexion. La trace s’en trouve dans le livre « L’Ère du peuple » dans son chapitre sur le temps social.
L’une des formulations du livre d’Hawking est que le temps n’est pas un arrière-plan fixe sur lequel se déroule la série des évènements. Le temps est une propriété de l’univers matériel. Le mot désigne le processus par lequel l’univers matériel « se produit et se reproduit » au rythme d’une fréquence qui lui appartient en propre. J’ai raisonné par analogie, ce qui est souvent critiqué et critiquable en effet. Je n’utilise pas l’analogie pour procéder à un transfert d’autorité du domaine du scientifique vers un point de vue idéologique. L’analogie m’aide seulement à me donner de nouveaux points de vue sous lesquels les contradictions d’hier se dissolvent en faisant passer l’esprit sur un plan d’observation différent.
Par analogie, je postulais que le temps de l’histoire, l’histoire elle-même, le temps de la vie collective des humains était une propriété de leur univers social. Je me mis à chercher quel rythme certaines activités produisaient dans la vie sociale. Je furetais dans les catalogues de vulgarisation. La vérité aussi est qu’à l’époque je participais au débat parlementaire sur les 35 heures et que j’avais des polémiques passionnantes avec des collègues du PS. D’aucun(e)s contestaient en effet que la pause des deux jours consécutifs du samedi et dimanche soit « imposée » à tous. Quelles places ont les temps libres communs, qui les fixe, etc. ? Le thème nous mettait les doigts dans l’existence d’un temps social producteur de sens et de conséquences innombrables.
Là-dessus je tombe sur le bouquin de Roger Sue « Temps et ordre social » qui me déclenche une affreuse crise de jalousie puisqu’il décrit magnifiquement tout ce que je mettais en mots laborieusement à cette époque. L’existence de temps dominants et de temps dominés ouvre les yeux sur une vision de classe sur le temps social, celui de notre vie quotidienne en tant que résultat d’un ordre social. Une seconde perspective s’ouvre alors. Celle de la concordance des temps. Leur synchronie en quelque sorte. Une synchronie s’impose toujours au profit de l’ordre social dominant. De nos jours le cycle de la production et de la vente des marchandises domine toute la temporalité matérielle. Ils s’imposent à tous les autres. La vie suit les carnets de commandes et la production à flux tendu signifie que tous les autres rythmes de vie sont soumis à cet exigence, comme les horaires communs de la vie de famille et ainsi de suite. Mais ce temps, lui-même, est dominé par un autre qui s’impose à lui chaque fois que nécessaire : c’est celui de la circulation instantanée du capital financier.
Dans le livre « L’Ère du peuple » je donne de nombreux exemples pris dans divers domaines de l’art et du quotidien, pour montrer comment un temps dominant est celui de l’instantané comme quand la transaction financière en ligne exerce sa domination. Comment il modifie non seulement les temps dominés mais aussi l’espace. Ou plus exactement les distances. Les distances ne sont pas les mêmes, en effet, calculées en temps réels de transport et en kilomètres. Le kilomètre reste stable mais le temps de transport, seule réalité concrète vécue, varie du simple au quadruple suivant l’horaire de ce trajet selon qu’il se fait en heure de pointe ou la nuit en période de vacances. Je ne vais pas plus loin puisque j’ai déjà écrit tout cela.
Mon intention est juste de montrer comment un bon vulgarisateur d’une pensée génialement claire comme celle d’Hawking peut avoir influencé des gens qui sont tout à fait hors de son cercle. L’analogie n’a rien d’exact et ce qui est vrai dans un domaine ne l’est pas forcément dans un autre, je veux le souligner de nouveau. Mais l’excitation que l’esprit subit au contact d’un point de vue qui change ses perspectives est une émotion si rare, si délicate, si proche du meilleur de ce que l’on peut connaitre comme état de conscience qu’il s’imprime en soi une forme de gratitude, que je ne sais pas nommer, pour ceux qui nous la procurent. J’avais ressenti quelque chose de ça en découvrant Rousseau, puis Marx et quelques autres. Je dois cela à Hawking comme je crois que c’est le cas pour des millions de personnes qui l’ont lu et qui n’était plus les mêmes en fermant le livre.
Vu de ce point de vue, quoiqu’il n’ait pas été croyant, Hawking entre dans la seule éternité qui soit certaine : celle d’une œuvre transmissible par l’esprit et qui durera tant qu’il y aura de la conscience et du savoir. J’ai tellement aimé cette formule de lui : « Dieu n’a pas eu le temps de faire le big bang parce que le temps n’existait pas avant le big bang ».