L’ère des Révolutions citoyennes

Aux quatre coins du monde s’allument des incendies sociaux qui se conjuguent pour signifier quelque chose qui dépasse chaque cas vu séparément. Une nouvelle saison de l’Histoire semble être en train de se lever. L’étudier est une tâche ardente pour nombre d’entre nous qui travaillons à finir de formaliser « la théorie de l’Ère du peuple et de la Révolution citoyenne ». Jusqu’à ce jour, la valeur descriptive et prédictrice de cette théorie a semblé fonctionner sans démenti. Quelques notes ici à ce sujet.

Entre la situation de Hong Kong et celle de Santiago du Chili, il ne faut pas regarder d’abord le déclencheur mais plutôt les mots d’ordre et les formes d’action communes. Ce qui est commun, c’est le refus de décisions cruciales prises sans recours possible alors que les gens ont la conviction qu’il s’agit d’une question vitale pour eux. Autrement dit, ce qui est commun c’est la revendication de démocratie réelle. La caractéristique politique de ces révolutions, c’est qu’elles sont citoyennes, autrement dit que le moyen d’action et la finalité sont les mêmes : la souveraineté de chacun dans l’action et comme objectif.

Si l’on s’approche davantage de l’action, on découvre une seconde caractéristique de ce moment de la civilisation humaine que nous appelons « l’ère du peuple ». Dans notre définition du « peuple », il s’agit de tous ceux qui doivent accéder aux réseaux collectifs (ex : l’eau, l’électricité,) pour produire et reproduire leur existence matérielle. Il va de soi que la forme sociale de ces réseaux, privés ou publics, et les conditions d’accès à ceux-ci (par exemple leur tarif, ou l’éloignement entre eux) sont alors socialement déterminants. Évidemment, à la racine de l’accès à tous ces réseaux, il y a la capacité de se déplacer pour les atteindre. La mobilité est donc un enjeu essentiel dans une société où la spécialisation des espaces et la concentration des services est consubstantielle au modèle dominant de rentabilité et à celui de l’accumulation capitaliste. Partant de là, on vérifie que l’accès à ces réseaux aura été le déclencheur des événements en France, en Équateur et au Mexique avec le prix du carburant, au Chili avec le prix du billet de métro comme 30 ans auparavant au Venezuela avec le prix du ticket de bus, au Liban avec le prix de l’accès aux réseaux de communication.

Bien sûr, ce n’est pas le seul déclencheur des actions de souveraineté populaire. On notera cependant qu’au-delà des formes particulières, on trouvera dans chaque cas des situations très directement et parfois très étroitement urbaines. Mais une fois ce point posé, on voit mieux comment s’enclenchent ensuite d’autres phénomènes communs. Partout, les revendications connaissent un processus commun d’élargissement de leur champ. La question sociale et la question démocratique transvasent. Les revendications sociales deviennent vite des revendications de démocratie : qui décide et pourquoi ? Il s’agit de sujets décisifs pour la vie quotidienne qui est la seule réalité que les gens pensent connaître assez bien pour avoir un avis bien informé sur le sujet. Ce n’est pas un détail. Car dans des dizaines d’autres sujets, comme l’économie en général, par exemple, les gens se disent qu’ils n’y comprennent rien et/ou que le thème est réservé aux spécialistes.

De même, quand la revendication de démocratie s’est installée, elle devient bien vite une revendication sociale : décider tous oui, mais pour donner les mêmes garanties à chacun d’accès aux services essentiels. Ainsi, les luttes contre les systèmes politiques tyranniques ne le sont que rarement en raison de leur être mais plutôt en raison de leur fonctionnement : la corruption, le népotisme et ainsi de suite qui sont la négation de ce droit égal pour tous. Dans les moments de rupture comme ceux qui se vivent en ce moment dans ces pays, la société semblent mise en cause dans ses fondements mêmes alors que l’action peut être ponctuelle ou limitée dans le temps de ses séquences. On voit alors se dessiner des limites et des contre points qui restent masqués le reste du temps.

Le libéralisme propose un projet de société abstrait fait de promesse de réussite individuelle dont le moment concret est pourtant une compétition sans fin et sans garantie entre chacun et tous. La révolution citoyenne repose sur un moment concret lié aux besoins communs et à l’accès à un bien commun. Le libéralisme est incapable de réaliser une projection des individus vers un horizon commun. La révolution citoyenne dans ses modes d’action semble le mettre en main de chacun. Le libéralisme ne produit pas de perception d’une vie en commun. Le déroulement de la révolution citoyenne donne le sentiment qu’elle est en cours de réalisation.

C’est pourquoi les process de révolution citoyenne sont lourdement basé sur le fonctionnement des réseaux sociaux qui rendent perceptible une interaction de large ampleur. Elle sert d’ailleurs aussi de motivation à ceux qui s’y impliquent. J’en ai eu confirmation par la conférence sur l’étude « Jaunes vifs » des chercheurs sociologues Magali Della Sudda, Loïc Bonin et Yann Le Lan. Elle avait été organisée jeudi dernier par Loïc Prudhomme, député de Gironde, à l’Assemblée nationale. Ces chercheurs se sont intéressés au fonctionnement en réseau des ronds-points occupés par les gilets jaunes. Ils ont constaté un fonctionnement par « grappes » de plusieurs ronds-points d’un même secteur qui se coordonnaient pour mener les mêmes actions à partir d’une communication horizontale en réseau. Elle était méthodiquement organisée. C’est au point que parmi les occupants des ronds-points, certains ont spécifiquement pris en charge la fonction de lien des lieux entre eux. Et ceci tout simplement parce que leur métier les conduisait à circuler entre eux.

C’est notamment le rôle déterminant joué par les chauffeurs routiers extrêmement présents. D’habitude isolés dans leur cabine de conduite, ils ont eu là un rôle hyper collectif. Ce sont eux qui connectaient les différents nœuds du réseau entre eux en début de mouvement. Pendant toute la période où la vie était organisée pour permettre une occupation continue des ronds-points (le temps des cabanes), les « grappes » étaient caractérisées avant tout par une circulation très rapide de l’information en recourant à l’usage des réseaux sociaux.

Ces fonctionnements sont caractéristiques des moments de révolutions citoyennes. Ils ont été observés en Egypte, en Tunisie et cette fois-ci encore au Liban et au Chili. Le réseau tient lieu souvent d’Agora citoyenne ou s’échangent et se décident les actions avec ou sans débat d’ailleurs. Parfois, des assemblées citoyennes prennent le relai et deviennent alors l’organe de base du processus. Mais la phase des réseaux sociaux est celle qui réussit le plus haut niveau d’intégration des participants. En effet, le plus grand nombre en a déjà une expérience personnelle et sait comment s’y exprimer, ce qui est rarement le cas d’une prise de parole réelle devant un public. Et puis le quasi-anonymat de l’échange rassure.

Une dernière caractéristique commune dans cette liste résumée : la violence des pouvoirs. Ainsi, dorénavant, les libéraux ont une réaction extrêmement violente contre les manifestants. Toute les formes de l’abus de pouvoir et de déchaînement de forces qui étaient hier l’apanage de la droite musclée et de l’extrême-droite ont cours sous toutes les latitudes.

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