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Toutes les batailles politiques sont des conflits d’imaginaire

Nous publions ici un extrait de l’interview de Jean-Luc Mélenchon dans le hors-série de Socialter «Le Réveil des imaginaires». À retrouver en intégralité dans le magazine en kiosques. 

Au cours d’un entretien de deux heures, le leader de la France insoumise a partagé avec Socialter sa passion peu connue pour la littérature de science-fiction. Nous sommes revenus sur les auteurs et oeuvres de référence de sa collection constituée sur près de cinquante ans et qui compte pas moins de mille ouvrages. Mais ce sujet n’est qu’une porte ouverte sur un autre, plus vaste : la place et l’influence de l’imaginaire en politique. L’entretien complet est à retrouver dans notre hors-série « Le réveil des imaginaires », disponible dès aujourd’hui en kiosques et librairies.

Comment vous est venue cette passion pour la science-fiction?

Je pourrais presque vous en dire l’heure. J’étais professeur de lettres et surveillant d’internat au lycée professionnel du bois à Mouchard, dans le Jura. Je m’endormais littéralement sur certains livres du programme des lectures aux concours que j’envisageais. Ils me tombaient des mains. Ce jour-là, je n’arrivais plus à m’y intéresser. J’étais dans un café, je m’ennuyais mortellement en attendant le bus ou le train (je n’ai jamais conduit une voiture de ma vie). Je vois un tourniquet avec des romans de poche. Un livre au titre bizarre – Le Monde des non-A de Van Vogt – retient mon regard.

Ce fut un double choc : j’ai à la fois découvert la science-fiction et une manière nouvelle de choisir mes lectures, fondée sur des titres étranges, des couvertures attirantes et des quatrièmes de couvertures accrocheuses. Autant de critères futiles, jusque-là insupportables pour l’intellectuel raffiné que je voulais être. La science-fiction a été une brèche dans le mur de mes préjugés si typiques du petit-bourgeois qui a fait du latin à l’école et adhère aux snobismes de sa caste : la grande littérature et le reste. Depuis cette date, je suis un ami de la littérature de gare, du choix à l’emporte-pièce. J’assume de ne plus lire que par plaisir, sans me soucier des convenances.

Y a-t-il un courant dans la SF qui vous plaît davantage que les autres ?

Les classifications ne m’intéressent pas. Sont-elles pertinentes, d’ailleurs ? La question touche large. Pourquoi classer Abattoir 5 de Kurt Vonnegut dans la SF et pas Cœur de chien de Boulgakov, qui raconte l’histoire d’un chien transformé en être humain ? D’ailleurs Abattoir 5 peut-il vraiment être considéré comme un roman de SF ? Son héros principal pense être en contact avec des extraterrestres… En fait, il délire. Il est ravagé par son expérience du bombardement de Dresde. Les scènes de ce massacre l’obsèdent. C’est juste un livre anti-guerre. Quand je l’ai lu, j’ai crié à l’imposture. Puis j’ai été fasciné par Vonnegut.

Dans un autre texte, il raconte une histoire qui m’a secoué. Deux personnes conquièrent une île pour construire le socialisme, mais il n’y a malheureusement rien à partager. Il ne leur reste qu’une chose à faire : se disputer pour s’occuper. Ils se répartissent les rôles : l’un va devenir le grand prêtre d’une religion interdite et l’autre le tyran qui la persécute. Cet espace imaginaire produit une conflictualité qui ne repose sur rien.

On en perçoit la puissance allégorique : nous sommes souvent piégés (et le système y a intérêt) dans des confrontations d’imaginaires qui nous obsèdent sans motifs réels. La SF nous montre comment vivent les êtres humains dans ces imaginaires. Mais ce qu’ils croient être la « réalité » a un contenu qui reste faiblement probable. Bref, à mes yeux, les classifications de genre en littérature n’ont pas grande valeur opérationnelle pour choisir ses lectures. Le seul instrument valable, c’est le plaisir de lire.

Asimov tient une place importante dans vos lectures ?

Non, mais il m’a marqué en SF. Moins que Philip K. Dick cependant. Les récits d’Asimov n’ont pas une grande puissance littéraire, mais ils ont en revanche une vraie force narrative. Ses histoires sont toujours très bien montées. Dans le Cycle des Robots, les règles imposées aux automates sont simplissimes : tu ne laisseras pas mourir un être humain, tu ne dois pas te laisser détruire et, si jamais il y a une contradiction entre ces deux lois, tu dois te laisser détruire pour sauver l’être humain. Par ces trois lois, Asimov met en scène quelque chose de très fécond dans la pensée politique : les principes auto-organisateurs.

Il vous montre que la complexité d’une situation ne résulte pas de la complexité des causes, c’est même l’inverse : des causes auto-organisatrices extrêmement simples produisent la complexité des situations. Le marxisme, c’est-à-dire le matérialisme historique, pensait avoir trouvé dans la dialectique un principe auto-organisateur fondamental. Dans ce domaine, je crois davantage à l’intuition d’Asimov. Notre vie toute entière est régie par quatre ou cinq principes auto-organisateurs tout bêtes : nous avons besoin de boire, de manger, de dormir en sécurité, besoin d’aimer, au sens physique comme mental, et pour cela nous sommes dans une autoconstruction perpétuelle. De là jaillit la complexité de l’existence. Pensez simplement aux actes imprévus que l’amour peut suggérer ! Voilà la force d’ébranlement d’un Asimov sur ma façon d’analyser la société.

Vous citez souvent le Cycle de Fondation d’Isaac Asimov dans différents entretiens. Pourquoi cette œuvre ?

À cause de l’hologramme de ma campagne présidentielle. Et puis le Cycle de Fondation est entré dans ma vie à un moment où je ressentais une insatisfaction intellectuelle. J’étais un marxiste extrêmement ardent et pour tout dire, à certains égards, assez mécaniste. J’étais frustré par l’absence du paramètre culturel dans les motivations d’agir. J’avais mal lu Marx et en particulier lorsqu’il se défendait de ne parler que d’économie. Il répondait : « Évidemment je le fais, sinon personne n’en parlerait, mais chaque fois que j’étudie une situation, je l’aborde à travers la culture dominante d’une époque. » C’était ça qui m’intéressait : quelle était la part objective du facteur subjectif ?

Le marxisme qu’on m’enseignait à l’époque avait quelque chose de messianique : on révélait la vérité de votre condition de classe, on montrait comment les causes se trouvaient dans les mécanismes de l’accumulation capitaliste et vous, accédant à cette vérité, éclairé par elle, vous entriez dans l’action révolutionnaire. Naturellement, c’est une vision très frustre. Elle n’a aucune réalité. Même s’il est nécessaire de connaître les données objectives d’une situation cela ne peut suffire. Personne ne se fait tuer pour un différentiel d’inflation, même très coûteux. Mais d’innombrables personnes se sacrifient pour des raisons comme la liberté, la fraternité ou l’égalité, qui sont des concepts aux contours flous.

À ce moment-là intervient donc dans ma vie Asimov avec sa « psychohistoire ». Il réalisait la tentation démiurgique de tout jeune révolutionnaire en prétendant qu’il serait possible de prévoir les comportements humains, au point de pouvoir même identifier le moment où un événement va se produire. Et puis il y a l’apparition de Hari Seldon sous la forme d’un hologramme à chaque crise, tous les cents ans… J’ai adoré ça. Quand on m’a dit que l’hologramme pour la campagne présidentielle serait enregistré, je ne peux pas décrire l’impression extraordinaire que j’ai ressentie, comme si j’effleurais du bout des doigts quelque chose qui touchait à l’immortalité.

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