Je continue mes enquêtes pour savoir comment organiser la planification des moyens sanitaires pour faire face à l’épidémie s’il fallait qu’on s’en occupe demain. Ici, j’entre dans du chaud. Très chaud. La brique de base pour faire face aux détresses respiratoires. Les bouteilles d’oxygène médical. Ça faisait déjà plusieurs jours que j’avais prévu ce contact. Aujourd’hui j’ai pu joindre Axel Peronczyck au téléphone. C’est le délégué CGT de l’entreprise Luxfer. Il a 26 ans. Il est au top niveau de son métier : titulaire d’un DUT et d’une licence professionnelle de maintenance. Un bac pro plus 3, un de cette élite professionnelle qui produit les objets les plus sophistiqués du pays. Celui-là, avec ses 132 collègues, et les 27 intérimaires qui les aidaient, produisaient des bouteilles d’oxygène médical. Oui, en ce moment, ce n’est pas rien d’en avoir sous la main dans les circonstances extrêmes.
Bien sûr, je suppose que vous avez déjà tous vu des gens sous assistance respiratoire déambuler avec un petit sac dans lequel il y a une bonbonne d’oxygène médical. Vous avez vu aussi des pompiers porter sur leur dos une bouteille d’oxygène avant d’entrer dans les vapeurs, les fumées et le feu. Ou quand vous avez vu quelqu’un monter en détresse respiratoire dans une ambulance. C’est toujours la même petite bouteille. Comme beaucoup d’objets, ça n’a l’air de rien, mais c’est un concentré de techniques et de savoir-faire. Ces bouteilles là c’est la société Luxfer en Auvergne qui les produit depuis plusieurs décennies. Le gros avantage de cette production, et le savoir-faire particulier des salariés, c’est qu’ils travaillent une variété d’aluminium très difficile à maîtriser. Très léger. Ça s’appelle de l’aluminium 7060. Il permet d’obtenir les productions les plus légères dans cette catégorie, actuellement. C’était la seule usine qui savait le faire sur tout le territoire de l’union européenne. Et la légèreté d’une bouteille dans ce domaine ce n’est pas une petite chose quand vous imaginez que vous allez la retrouver sur le dos d’un pompier ou dans le sac d’une personne intubée. Non ? Le plus difficile à faire c’est la bouteille. Ensuite quand elle est vide, on la remplit de nouveau. L’oxygène liquide qui se trouve là, on sait aussi le faire en France.
En ce moment, ces bouteilles d’oxygène médical sont précieuses. Car une des conséquences du coronavirus c’est précisément la détresse respiratoire. On a donc besoin de ces bouteilles à tout bout de champ. Sur place, à l’hôpital, pendant les transports. Chaque fois qu’on fait de l’assistance respiratoire. Y a-t-il pénurie en France ou pas ? On ne le sait pas. Les salariés de l’usine ont posé la question au ministère de l’Économie et des Finances, leur interlocuteur. Les bureaux ne savent pas. Ils ne cherchent pas à savoir. Je suppose que les technocrates comptent sur la main invisible du marché. Je suis certain qu’il doit y avoir un nigaud dans un bureau qui croyait qu’on peut acheter ce que l’on veut dans le monde quand on en a besoin. Comme si les États-Unis d’Amérique ne monopoliseraient pas les achats partout dans le monde comme ils sont en train de le faire.
Le marché ? Mais le marché n’existe plus car l’entreprise a licencié tout son personnel de juin 2009 à février 2020 dernier. Oui, en février dernier il y avait encore une entreprise en vie dont les employés suppliaient qu’on les écoute et qu’on prenne en considération la nature particulière de leur production alors que se déclenchait l’épidémie. Les têtes d’œuf savaient. Le ministre en charge aussi, parce qu’il a été interrogé en question écrite. Le gouvernement savait parce que nous l’avons interpellé sur le sujet en question d’actualité et dans le débat parlementaire de la semaine passée. Ils n’ont rien fait. Ou juste des grandes phrases avec cet air condescendant qui n’appartient qu’à eux. Les salariés de Luxfer, les parlementaires à la gauche de l’hémicycle et peut-être aussi à droite ont demandé la nationalisation de cette entreprise puisque son propriétaire est défaillant.
Le prix de cette entreprise est voisin de zéro. En effet l’usine tourne sur 4 ha depuis 1939 avec une longue période de production polluante. À la revente, n’importe quel acquéreur devra dépolluer ou bien ce sera le fonds de pension américain qui possède Luxfer qui devra le faire. Il y en a pour 10 ou 20 millions. Vendue à la découpe, l’usine ne vaut que pour son terrain, soit quatre pauvres millions. Le propriétaire était un fonds de pension américain disais-je. En coulant l’usine française, il a volontairement créé des pénuries, augmenté de 12 % le prix de vente des bouteilles en se rabattant sur des productions de moindre qualité, plus lourdes, produites ailleurs, c’est-à-dire aux USA ou en Grande-Bretagne. Les employés de l’usine ont occupé le site jusqu’à la date du confinement à domicile de tout le personnel. Ils ont crié, hurlé, manifesté, signé des pétitions, alerté tout le monde. Leur propriétaire a plutôt envisagé d’entrer dans les murs pour détruire les machines comme d’habitude en pareil cas.
Les salariés ont donc occupé l’usine pendant 53 jours et nuits et construit un rempart de plusieurs mètres de haut. Peine perdue ! Le gouvernement ne s’y est pas intéressé. Et pourtant le risque de pénurie de ces bouteilles vitales est évident compte tenu de l’augmentation de la demande. Et surtout en prévision de celle à venir d’Espagne et du Maghreb. Comme on est là, personne ne pourra répondre. La planification de la mobilisation sanitaire reste le dernier souci de l’équipe macroniste. Sa spécialité c’est la communication de crise, style « tape à l’œil ». Pourtant, Macron devant une boite renationalisée, ça aurait de la gueule, hein les communicants ! Ça devrait donc vous intéresser. Mais vous n’écoutez personne à part votre miroir.
Axel Peronczyck de la CGT appartient pourtant à l’aristocratie. Mais pas celle qui compte à Bercy et dans les beaux palais. C’est l’aristocratie du monde du travail. Celle de la très haute qualification professionnelle. Celle d’une famille engagée dans la métallurgie depuis quatre générations. L’arrière-grand-père et le grand-père sont venus de Cracovie travailler dans les mines auvergnates. Puis ils sont passés dans la métallurgie. Et ensuite le père, le fils et sa sœur y ont fait carrière à leur tour. Luxfer produisait 80 000 bouteilles d’oxygène médical pour le marché européen, et 120 000 pour le reste du monde et les stocks. On voyait leurs bouteilles en Europe, en Russie, au Maghreb, en Asie du Sud-Est et en Australie. Ici c’était une usine en pointe dans le monde. Le mieux du meilleur.
Licenciés ou pas, les salariés ont tout de suite compris que l’épidémie rendait leur production irremplaçable. Pour la France l’Europe, le Maghreb et combien d’autres encore, qui seront atteints par le virus et les détresses respiratoire qui concernent les cas les plus graves. Ils sont prêts à reprendre le travail demain matin. Ils ont tout prévu. Ils ont même mis au point un plan de redémarrage. Ils ont alerté le ministère, le préfet. Il suffit d’une décision à prendre au sommet et aussitôt cet élément essentiel de la chaîne de la mobilisation sanitaire sera remis en production.
Il y a une pétition que mes lecteurs peuvent signer. Et il y a des noms de ces responsables dans les bureaux, que les avocats feraient bien de noter. Les noms des personnes qui savent ce qu’il faut faire et qui ne font rien. Ceux qui seront responsables des morts quand une détresse respiratoire ne pourra pas être assistée par l’usage d’une bouteille qu’il est pourtant si facile de produire. Que ceux-là ne fassent rien par désinvolture, par bêtise, ou par ignorance, ne change rien à leur responsabilité. Nous saurons demander leur convocation devant la commission d’enquête parlementaire qui se constitue et qui se réunira pour la première fois début avril. Ils seront convoqués. Nous leur demanderons : « pourquoi ne faites-vous rien à ce sujet depuis deux mois alors que vous êtes alertés » ? Pourquoi ne nationalisez-vous pas Luxfer ? Et s’ils ne savent pas quoi répondre, je suis certain que leur non-assistance aux personnes qu’ils auront mises en danger ne restera pas impunie. N’est-ce pas ?
On pourrait s’éviter tout cela. On pourrait juste décider de faire tout de suite quelque chose d’utile et d’urgent : nationaliser Luxfer, sans attendre un jour de plus. Et produire, produire beaucoup, embaucher pour produire davantage encore. Pour nous-mêmes et pour tout ceux que nous devons aider à disposer de ces précieuses bouteilles et ne pas mourir.